Je n’étais pas venu à Paris depuis le décès de ma femme, il y a bientôt vingt ans. Par souci d’élégance, je n’avais encore jamais évoqué ma femme en ta présence, mais les derniers événements ont fait basculer notre relation dans une nouvelle ère, une ère de maturité où ces courtoisies ne sont plus de mise, aussi permets-moi de te parler un peu d’elle. Ma dernière visite à Paris date de 1908, alors que Martha n’était pas encore malade. Ou plutôt, elle l’était, mais nous ne l’apprendrions qu’à notre retour.
Après la mort de Martha, j’ai associé Paris à un âge d’or mythique, à des images de bonheur qui cachaient, je le savais désormais, une vérité aussi brutale que macabre. Dans les yeux émerveillés de Martha, j’avais vu se refléter les bords de la Seine, les jardins et les bateaux miniatures glissant sur les bassins, leurs voiles blanches enflées de lumière, les dorures des théâtres, le clair-obscur des caboulots, et parfois la boue du ciel que perçait un soleil paresseux ; à tout cela, et à tout le reste, les yeux de Martha avaient dardé leur gratitude. Elle avait le don de la vie, elle avait promené doucement ce don dans les rues de Paris ; et tous ceux qui l’avaient croisée s’étaient ouverts à sa tendresse et avaient contemplé avec elle le foisonnement du monde, l’agencement des innombrables détails qui font sa beauté. Aucun de ces inconnus n’aurait alors pu croire, pas plus que nous, qu’un mois plus tard Martha ne participerait plus à la magie de ce tout, n’en serait plus la pétillante orchestratrice.
Après sa mort, j’ai adoré Paris en même temps que je l’ai, tout autant, haï. Me rappeler Martha dans la lumière humide du printemps, la revoir tourner vers moi son visage de porcelaine sous sa capeline champagne aux torsades de velours bois de rose, revoir le sourire de ses lèvres assorties, un sourire si pur que rien ne semblait pouvoir altérer jamais sa plénitude, revoir sa délicate silhouette dans le dessin des feuillages que le soleil projetait autour de nous, sa peau tendre et pâle, gorgée de rosée comme un pétale de rose à peine éclose, je n’aspirais qu’à cela, mais chaque battement de cils me rappelait que je ne le pourrais jamais plus. Pourtant ces images continuaient de me hanter, visions d’une beauté plus douloureuse que mes nerfs ne pouvaient le supporter.
Au fil des années, j’en suis venu à me demander si je fuyais Paris pour m’épargner des réminiscences qui n’auraient fait qu’aviver ma souffrance, ou par peur d’être déçu, de ne pas y trouver le paradis dépeuplé que j’imaginais, mais une ville banale, ne méritant pas que le spectre de Martha soit condamné à y errer toute ma vie. Près de vingt ans sont maintenant passés, et je m’aperçois que Paris est seulement devenu un mirage à mes yeux. Il y a tant de villes sur terre et, parmi ces villes, il en est une que j’ai effacée de mes planisphères, renvoyée à la dimension des légendes. Paris. Où je viens de poser mes malles pour me mettre en quête de ton cadavre, ou du nouveau refuge de tes infidélités.
Ta disparition et les zones d’ombre de ta vie qu’elle a ironiquement éclairées me plongent dans la nostalgie d’une autre femme, ce qui ne me paraît ni triste ni déplacé ; de même, il n’est pas absurde que je m’en ouvre à toi plutôt qu’à quiconque dans cette lettre que je ne te donnerai sans doute jamais. Mais si je le fais un jour, ne crois pas que je sois indifférent à ton sort ou que ton absence ne m’inquiète pas ; n’en tire pas les conclusions les plus faciles, car elles seraient aussi les plus fallacieuses.
Je suis un homme que l’illusion n’effraie plus depuis bien longtemps, qui a vécu auprès d’un fantôme pendant dix ans dans un Paris mental guère plus crédible qu’un décor d’opéra, et que ta rencontre a ramené sur terre. La découverte de ta nature profonde m’a une fois encore détaché des rives du réel pour me laisser lentement dériver dans de nouvelles brumes, non plus celles qui enveloppent la mort et nimbent les traits de ceux qui ne sont plus, mais celles qui permettent d’endurer une vie où tout n’est que corruption. Tes mensonges, ton regard absent : corruptions. Notre morale finit par s’accommoder de la corruption et par accepter la brume, l’à-peu-près, l’imperfection, l’effritement de la conscience et l’érosion même des plus sublimes douleurs, elle finit par les accepter comme de simples signes de l’âge, au même titre que la calvitie, le déchaussement des dents et la perte progressive de la vue.
Ainsi ai-je toléré ton insatisfaction comme on tolère un rhumatisme. Je n’ai jamais abordé son sujet avec toi, car j’ai compris que tu en souffrais plus vivement que moi, toi qui jamais ne pourras te retrancher dans le souvenir d’une Martha pour oublier les vicissitudes des brumes terrestres si denses et protéiformes, toi qui n’as nulle part où rentrer, pas même mentalement.
Tu t’absentais souvent dans tes rêveries, mais je devinais quel visage emplissait tes pensées et te laissait alanguie pendant des heures, des jours, des semaines, je pense l’avoir su chaque fois. Tu devenais distraite, tu cassais des tasses qui avaient appartenu à mes grands-parents, tu oubliais des rendez-vous, tu chantais un mot pour l’autre, ton regard s’égarait dans les nuages et dans le damas des tentures. Je continuais de vivre comme si je ne remarquais rien, j’embrassais le cou que tu me présentais mécaniquement quand je contournais ton fauteuil, je te rappelais qu’il fallait te changer pour aller dîner, je prenais ta main dans la mienne quand la neige tombait autour de notre voiture, je savais quel visage flottait dans ton esprit, je n’étais pas jaloux, juste triste, et je pense que je l’étais pour toi plus encore que pour moi-même. Comment aurais-je pu être jaloux d’une image, d’une chimère, d’un homme de plus que ton absolu ne tarderait pas à humilier ?
La seule chose qui m’étonne, c’est que tu aies succombé à Marcat. Certes, j’ignore le détail de tes précédents emportements, leur nature exacte et surtout leurs limites, mais j’ai toujours eu l’intuition qu’ils s’estompaient vite quand tu côtoyais de trop près leur objet, et que, par ailleurs, le passage à l’acte t’effrayait à deux titres : d’abord, j’imagine que dans l’acte seul réside à tes yeux le péché d’adultère, mais surtout je pense que cet acte t’apparaît comme une mise à mort. Il précipite le terme où, la passion consommée, essoufflée, le vide t’envahira, qui appellera une nouvelle proie. Reconnais-tu dans ce succinct exposé l’éternel retour de tes errements ?
Maintenant que cette lettre pose une question, je vais être obligé de te la donner si un jour tu reparais, si l’insatisfaction n’a pas fini par te tuer d’une manière ou d’une autre dans cette ville maudite que tant s’accordent à qualifier de plus belle ville du monde. Elle pourrait l’être, oui, elle l’a été.
Je me réjouis de ne jamais avoir fait bénir notre union, de ne jamais t’avoir fait entrer dans la maison de Martha. Si tu reviens, je romprai d’ailleurs nos liens sans attendre. Bien que je n’éprouve aucune jalousie, je ne souhaite m’exposer à d’autres scandales tels que celui-ci. Songe que j’ai dû laisser mes clients, traverser l’Atlantique, affronter les regards apitoyés ou narquois de tous ceux qui se sont adressés à moi, depuis le steward à bord du S. S. America jusqu’au réceptionniste du Ritz, tout cela pour une créature inapte au réel. Et tout cela, je n’en veux pas dans ma vie. Je n’ai pas peur de vieillir seul, tu sais, je ne serai jamais vraiment seul.
Avec une affection intacte,
Gabriel
L’homme qui surprendrait un oiseau dans son sommeil ne serait pas aussi bienheureux que je le suis, moi qui ai le privilège de te regarder dormir dans la lumière dorée du matin versée par la mansarde. Autrement dit, je n’ai pas eu le cœur de te réveiller. Je ne pars pas très longtemps, Amedeo m’a demandé de venir poser un peu chez lui mais il doit partir avant deux heures. Je t’ai laissé du café, que tu peux réchauffer, et j’ai acheté pour toi des œufs, du pain et du lait, ainsi que Le Petit Journal. Les nouvelles du jour sont explosives, ton amant va finir par te maudire. Mais tu préféreras sans doute y découper les articles relatifs aux événements dramatiques survenus chez toi. Quant à moi, je ne peux m’empêcher de craindre, comme chaque fois que je sors, que tu ne sois pas ici à mon retour, et je continue de souhaiter que tu mettes un terme à ce silence. Plus tu reporteras ce terme inéluctable, et plus tu t’attireras de colère de ton entourage, des directeurs artistiques et de ton public. Je ne t’en parlerai pas à mon retour pour éviter que nous ne nous disputions encore à ce sujet, mais sache que cette situation me préoccupe beaucoup.
Fernand
Comment, moi qui ne sais pas dessiner, pourrai-je garder longtemps l’image nette de ta soupente ? Je m’amuse ce matin à y réfléchir. Je me la représenterai plus petite ou plus grande qu’elle ne l’est, j’en suis certaine, bien que j’en aie mesuré la longueur et la largeur avec les pieds. Il me sera difficile de me remémorer son organisation serrée, monstrueux trésor d’ingéniosité, la pente du toit, l’unique fenêtre et la vision si particulière qu’elle offre – à condition de monter sur une chaise à moitié dépaillée : la mosaïque des toits sous le ciel changeant.
Peu à peu je vais oublier la cafetière en fer-blanc cabossée, posée sur une caisse renversée, les visages familiers que j’ai décelés dans les nœuds et les nervures des murs lambrissés, le papier journal qui tapisse le mur autour du lavabo, la bande dessinée de Zig et Puce à droite du petit miroir, et à gauche la publicité pour les vêtements Henri Esders. Je vais oublier les tasses ébréchées dans le lavabo, les taches de peinture sur la faïence et le marc de café qui colle aux doigts. Je vais oublier l’agaçante asymétrie des portraits accrochés ou appuyés aux murs, œuvres de tes amis bossus dans leurs vestes de velours maculées de couleurs, aux coudes déformés, mous et boursouflés. Je vais oublier les poches d’humidité qui enflent sous la fenêtre les matins de pluie, et le rideau crasseux qui cache le cabinet de toilette, et les débris granuleux, d’origine indéterminée, qui roulent dans la trame élimée du tapis et blessent la plante des pieds. Je vais oublier les livres empilés de telle sorte que l’on ne peut en prendre un sans en faire tomber une vingtaine, les annotations illisibles dans les marges et les points d’exclamation furieux, les pages arrachées à leurs ouvrages et tes contributions aux revues découpées avec les ongles, clouées dans le bois du secrétaire ou sur la porte du garde-manger.
Ou bien je me rappellerai tout cela comme un rêve. J’accueillerai en clignant des yeux ces images insolites et furtives, si mal fondues dans mes paysages mentaux habituels que je me demanderai si elles font écho à de lointaines lectures ou sont des réminiscences d’une vie antérieure. Que je me souvienne clairement ou vaguement de cette soupente ne devrait pas m’inquiéter aujourd’hui, et pourtant c’est à cela que je pense, comme si j’avais la certitude de la quitter bientôt, comme si je m’étais déjà formulé cette éventualité. Je n’ai pas à prendre de décision, seulement à regarder autour de moi et à me rendre compte que mes yeux commencent à dire au revoir. Leur nostalgie même a la douleur éphémère d’un sanglot.
Qui sait si je ne préférerai pas oublier la vie dans la soupente dès que j’aurai recouvré une certaine paix de l’esprit ? Si la perspective d’une mémoire amputée me paraît aujourd’hui bien triste et presque tragique, si je ne peux imaginer pour l’instant de sacrifier au néant la chair de jours étranges et intenses, je ne jurerais pas que plus tard, s’il m’est permis de retrouver le confort et la plénitude de ma vie d’autrefois, je ne souhaiterai pas effacer ce souvenir embarrassant de la mémoire collective, comme je souhaiterais déjà brûler tous les journaux entassés sur ton plancher qui se fondent dans l’air humide, mêlant leurs encres en une cacophonie agressive, semblable aux huées chaque jour plus proches des Érinyes dont je peux déjà sentir le souffle dans mes cheveux, dans ce qu’il reste de mes cheveux.
Je ne te reproche rien. Je ne sais pas si je regrette ce que nous avons vécu ou si j’ai seulement honte de moi-même, de ce démon qui me pousse à détruire les belles choses pour la simple et si brève excitation de contempler les ruines en feu de mon univers, le dramatique flamboiement que j’ai le pouvoir d’initier. Je ne me sens pas assez forte pour en assumer la responsabilité, je voudrais que les cendres s’agrègent et que la vie de nouveau les irrigue. Je voudrais annuler cet élan en apparence anodin mais qui fut pourtant le plus foncièrement inopportun de ma vie, empêcher ma main de pousser la porte de l’escalier, mes pieds nus de courir silencieux jusqu’au bas des marches, de se faufiler dans les dessous du Ritz, mes jambes de se dérober dans ce couloir, mon dos de glisser contre le mur, mes fesses de se poser sur le sol, ma tête de se renverser sur mon épaule. Je voudrais empêcher que tu puisses me voir par terre avec toute l’apparence d’une poupée désarticulée, je voudrais éviter ton chemin. Qu’y avait-il de plus simple ? Quelle probabilité existait-il pour qu’une cantatrice américaine laisse un garçon d’ascenseur la soulever dans ses bras, la faire sortir du Ritz par la petite porte et l’emmener dans sa soupente ?
Descendre un escalier. Il n’a fallu que cette légère anomalie, cette imperceptible altération de mes habitudes pour que tout autour de moi bascule. Oh je sais ce que tu vas me répondre : que j’avais commis cette nuit-là une infraction bien plus grave et spectaculaire à ma vie d’autrefois. Mais à celle-là, on pouvait aisément trouver une raison, et je ne suis pas la première femme sur terre qui ait cédé à un homme ; c’était d’autant plus excusable que je ne suis pas mariée, bien que tout le monde semble omettre ce détail. En revanche, il est assez extraordinaire qu’une femme disparaisse de son plein gré. Je ne suis même pas sûre de ne pas devoir répondre de mon comportement devant la justice.
Depuis plusieurs jours déjà, la presse se désintéresse de mon cas. La crue du Mississippi, la plus grande catastrophe naturelle qui ait jamais frappé mon pays, a pris ma place dans les préoccupations des lecteurs. Je suis moi-même assez ébranlée par cette nouvelle, et les images d’apocalypse que nous montrent les journaux ont provoqué chez moi une forme de sursaut. Un appel du réel très brutal, et très culpabilisant : que valent mes états d’âme auprès d’une telle calamité ?
J’ignore pourquoi je t’écris ainsi. Je te connais désormais assez pour savoir que ces considérations n’ont pas leur place dans ton monde ivre de liberté, ignorant des regrets. Peut-être n’est-ce pas à toi que j’écris, peut-être ai-je besoin de mettre de l’ordre dans mes idées. On voit plus clair dans les lignes que l’on trace sur le papier, or il n’y a que toi dans ce deuxième acte de ma vie à qui je puisse m’adresser. De toute façon, il faudra bien que je te laisse une lettre, à moins que je ne griffonne un message lapidaire sur une page arrachée à ton carnet, car je ne t’annoncerai pas mon départ de vive voix. Je suis trop lasse pour supporter la discussion de plusieurs heures qui en découlerait et à laquelle je me sentirais tenue, alors que toi, tu ne ferais que t’écouter parler, jouissant d’énoncer une fois de plus les grands principes de ta philosophie, d’affirmer tes choix et tes dégoûts.
Ne pense pas en lisant ces dernières lignes que je te méprise ou que je t’ai menti. En vérité, tu n’es la cause ni de ma disparition ni de l’impulsion qui aujourd’hui conduit à ma réapparition. Il me faudra du temps pour expliquer quels ressorts se sont mis en branle dans mon cerveau malade, qui ont rendu cette aventure inévitable. Quel mécanisme complexe a tenu les fils de mes bras et de mes jambes au quatrième étage du Ritz ce matin-là et m’a menée jusqu’à toi, pour me reprendre aujourd’hui à ta soupente.
Hier, j’étais une garçonne épanouie au Bal Nègre, je buvais de l’alcool et j’acceptais même parfois une cigarette qui risquait d’abîmer ma voix, cette richesse impalpable à laquelle j’ai consacré toutes mes forces depuis le plus jeune âge. Je dansais avec tes amis à la veste de velours sentant le tabac froid et la térébenthine, je riais et chacun goûtait mes traits d’esprit à l’accent américain. Je faisais pleinement partie de ton monde et personne n’aurait pu supposer une seconde que j’étais cette diva disparue qu’évoquaient tous les journaux. Hier, je m’y sentais vivante, vibrante. Pourtant, aujourd’hui est le jour que tu me dis craindre, où tu ne me trouveras pas à ton retour. N’en cherche pas la raison. Ne me maudis pas, mais blâme seulement l’esprit fragile et confus qui m’est échu. Pardonne-moi.
Je vais maintenant revêtir ma robe de Carlotta Delmont, sortir de chez toi sans rien emporter, et quand je poserai le pied sur les pavés de Montparnasse, le deuxième acte sera terminé. Il ne me restera plus qu’à convaincre quelqu’un de qui je suis. N’essaie pas de me revoir, tu sais que ce serait vain puisque je cesserai dans un instant d’être celle que tu aimais appeler
Ta Mimi.