CHAPITRE 4

Une journée au bureau

L’entraîneur John Stevens, qui m’a dirigé durant quelques saisons au cours de ma carrière, est un véritable intellectuel du hockey. Quand je l’ai connu, pour approfondir sa compréhension de notre sport, il passait son temps à compiler des statistiques et à rédiger des études sur toutes sortes de facettes du jeu.

Il s’intéressait par exemple aux endroits où les joueurs offensifs et défensifs se postaient le plus souvent, aux endroits où les joueurs étaient le plus souvent en contrôle de la rondelle, au temps de possession des porteurs du disque et aux endroits les plus prisés des défenseurs et attaquants pour tirer au filet.

En compilant toutes ces données, Stevens s’était rendu compte que les meilleurs marqueurs de la LNH inscrivaient de 70 % à 80 % de leurs buts à partir d’une zone qu’ils semblaient affectionner particulièrement. Fait intéressant: parmi tous les prolifiques marqueurs étudiés par John Stevens, un seul était vraiment imprévisible, en ce sens qu’il n’affectionnait aucun endroit particulier sur la patinoire pour déjouer les gardiens. Ce joueur était Teemu Selanne, qui a inscrit 1 457 points en 1 451 matchs au cours de ses 22 saisons passées dans la LNH.

Dans le jargon du hockey, on dit des joueurs qui marquent souvent du même endroit qu’ils ont un «bureau». Et quand Stevens a partagé les résultats de son étude avec moi, je me suis rendu compte que j’avais moi aussi un bureau dans lequel je me sentais tout à fait à l’aise et en plein contrôle des opérations.

Dans les années 1980, Wayne Gretzky a révolutionné le hockey parce que son bureau était situé derrière le filet des gardiens adverses. Il s’agissait jusque-là d’une partie de la zone offensive qui était sous-exploitée par les attaquants et mal défendue, autant par les défenseurs que les gardiens. Gretzky a eu le génie d’y créer sa zone de confort et de se servir de la confusion qu’il créait chez l’adversaire pour contrôler l’attaque de son équipe.

Les amateurs de hockey qui sont attentifs finissent par connaître le bureau d’un très grand nombre de joueurs. Par exemple, ils savent qu’Alex Ovechkin aime se poster juste en haut du cercle des mises au jeu, sur le flanc gauche, pour y décocher un tir sur réception. La très grande majorité de ses buts sont marqués de cette façon. Chez le Canadien de Montréal, Max Pacioretty (qui est gaucher) aime plutôt exploiter son tir en se postant quelque part à l’intérieur du cercle, sur le flanc droit.

Mon propre bureau était un rectangle imaginaire qui débutait au poteau gauche du filet et qui s’étendait à 45 degrés vers la zone de mises au jeu, jusqu’à la limite du cercle. Quand je me retrouvais en possession de la rondelle dans ce secteur, j’étais particulièrement confiant de pouvoir marquer ou de pouvoir créer une chance de marquer.

Comment en vient-on à se créer un bureau sur la patinoire? Probablement à force de l’habiter.

Mon bureau n’existait pas encore quand j’évoluais dans les rangs midget AAA ou junior majeur. À ces étapes de ma carrière, je réagissais simplement au jeu qui se déroulait devant moi et j’improvisais en me faufilant dans les ouvertures. Je pouvais battre les défenseurs à un contre un et, même si mon tir n’était pas particulièrement puissant, il était suffisamment précis pour me permettre de tromper les gardiens même lorsque j’étais posté à l’extérieur de la zone privilégiée. Une fois chez les professionnels, j’ai toutefois vite constaté que si je voulais gagner ma vie en marquant des buts, j’allais devoir payer le prix en allant constamment me positionner dans l’enclave, et même dans le demi-cercle du gardien.

Mon bureau a commencé à prendre forme quand je faisais mes premiers pas dans l’organisation des Coyotes de Phoenix et que je participais aux entraînements des gardiens qui se déroulaient avant les séances d’entraînement du reste de l’équipe. Benoît Allaire, qui était alors l’entraîneur des hommes masqués des Coyotes, était particulièrement créatif. Et il avait toujours besoin de tireurs pour faire travailler ses gardiens.

Comme les Coyotes formaient une équipe assez âgée, la plupart des joueurs n’étaient pas intéressés à sauter sur la patinoire 45 minutes avant le début des séances d’entraînement pour échauffer et préparer les gardiens. Je suis donc devenu un participant régulier aux entraînements des gardiens, ce qui m’a permis de considérablement rehausser la qualité de mes tirs.

«C’est une habitude que Daniel n’a jamais perdue, précise Martin Biron. Plus tard, alors qu’il était un leader et un joueur établi chez les Sabres de Buffalo et les Flyers de Philadelphie, il voulait constamment participer aux entraînements des gardiens pour continuer à parfaire ses tirs. En même temps, il écoutait attentivement tous les enseignements techniques et tactiques que nous recevions. Il apprenait à penser comme nous, ce qui lui donnait un avantage supplémentaire quand venait le temps de déjouer les gardiens adverses durant les matchs. Dès qu’il posait un patin sur la patinoire, Daniel Brière cherchait toujours à apprendre quelque chose et à en tirer profit.»

À force de m’entraîner avec les gardiens, j’ai découvert que je me sentais particulièrement à l’aise sur le flanc gauche de la patinoire. J’en suis venu à identifier des points de repère très précis quand je me retrouvais à cet endroit. Et lorsque je décidais de tirer, j’étais en mesure d’atteindre à volonté n’importe quelle partie du filet.

J’ai déjà expliqué que les circonstances ont fait en sorte qu’à mes premières saisons, les Coyotes m’ont surtout utilisé comme spécialiste des avantages numériques. Dans ces situations, heureuse coïncidence, j’étais constamment appelé à travailler dans ce même espace qui m’apparaissait si confortable. En plus des habiletés développées lors des entraînements des gardiens, j’en suis donc venu à pouvoir facilement détecter tous les joueurs qui se trouvaient sur la patinoire. Graduellement, et tout naturellement, ce rectangle imaginaire est ainsi devenu mon bureau.

Au fil du temps, le processus n’a jamais cessé de se raffiner. Anticiper le déroulement et le dénouement de l’action est ainsi devenu de plus en plus naturel, au point où j’avais toujours l’impression que la rondelle allait finir par aboutir dans mon bureau. Il suffisait de m’y présenter au bon moment pour la cueillir.

Enfin, sans trop savoir comment, j’ai fini par atteindre un autre niveau en développant l’art de disparaître et de me soustraire à la surveillance de la défense quand nous étions postés en zone offensive. Immanquablement, les défenseurs devaient me tourner le dos à un certain moment pour suivre le déroulement du jeu si la rondelle se déplaçait sur le côté droit. C’était généralement le moment que je choisissais pour aller faire un tour au bureau et inscrire des points au tableau.

Durant mes quatre saisons à Buffalo, j’ai eu la chance de profiter d’une incroyable stabilité au sein de mon trio. Le flanc gauche a été constamment patrouillé par Jochen Hecht, alors que le flanc droit a été occupé pendant trois ans par Jean-Pierre Dumont, puis par Jason Pominville durant la quatrième année. Chez les Flyers, j’ai aussi eu la chance d’être dirigé par des entraîneurs qui ne modifiaient pas leurs trios sans raison, ce qui me donnait la chance de développer des affinités avec mes partenaires.

Cette stabilité était importante pour moi parce qu’elle me permettait d’exploiter totalement les habiletés et les instincts peaufinés au fil des ans en aménageant mon bureau. Ainsi, sans le savoir, les amateurs qui assistaient à nos matchs étaient témoins de chorégraphies parfaitement synchronisées qui me permettaient de travailler le plus souvent possible dans mon rectangle imaginaire.

«Daniel était toujours posté sur le côté gauche du filet, explique Jean-Pierre Dumont. À force de jouer avec lui, parce que je savais constamment où il se trouvait et comment il se déplaçait, lui et moi en sommes venus à développer une foule de petites stratégies pour créer de l’espace, gagner du temps et créer des chances de marquer. C’était la même chose pour lui. Dès que j’avais la rondelle, Daniel savait quelles options s’offraient à moi et il pouvait anticiper le prochain jeu en conséquence.»

Imaginons une partie de tic-tac-toe durant laquelle un des joueurs parvient à placer son X sur trois des quatre coins du jeu. Il devient alors impossible pour son adversaire de contrer l’attaque. C’est un peu le genre de situation que nous tentions constamment de reproduire contre les défenses adverses.

Par exemple, si la rondelle se trouvait derrière la ligne des buts sur le côté droit de la patinoire, je me positionnais derrière le poteau du côté opposé. Pour plusieurs raisons, ce positionnement créait alors une situation difficile pour le défenseur. D’abord parce qu’il ne pouvait pas quitter son poste et venir me surveiller sans laisser l’embouchure du filet toute grande ouverte. Ensuite, si mes coéquipiers me refilaient le disque à cet endroit, le défenseur chargé de me contrer avait une décision à prendre. Il pouvait a) se précipiter directement sur moi en passant devant son gardien, ou b) me pourchasser en passant par l’arrière du filet.

L’une ou l’autre des options plaçait toute la défense dans l’embarras. Si le défenseur choisissait l’arrière du filet, il me donnait un accès direct au gardien. Et s’il m’attaquait en passant devant son gardien, je me réfugiais derrière le filet, ce qui le forçait à s’arrêter, et je disposais d’encore plus de temps pour repérer un coéquipier et créer un jeu. Jochen, Jean-Pierre et Jason (à Buffalo) et Ville Leino (à Philadelphie) étaient excellents pour réagir à ces petits moments de confusion que nous parvenions à créer en zone ennemie.

Par ailleurs, si je tentais un wrap-around (tenter de revenir devant le filet pour battre le gardien de vitesse) quand j’étais posté derrière le but, le gardien se précipitait automatiquement sur son poteau pour fermer l’ouverture, et un défenseur fonçait inévitablement dans ma direction pour me bloquer le passage. Mes compagnons de trio savaient qu’à ce moment précis, ils devaient foncer sur le poteau opposé. Pendant que le gardien et le défenseur tentaient de m’empêcher de marquer, je tentais plutôt de trouver l’ouverture qui allait me permettre de faufiler le disque sur le côté laissé sans surveillance. Nous avons marqué énormément de buts en créant de telles situations perdantes-perdantes pour nos adversaires.

De fil en aiguille, les stratégies visant à utiliser mon bureau pour générer de l’attaque sont devenues plus complexes et se sont mises à impliquer les cinq joueurs sur la patinoire.

Le fait de constamment me positionner près du poteau gauche quand l’action se déroulait à droite faisait en sorte que si la rondelle aboutissait subitement dans le coin gauche, j’étais automatiquement le mieux placé pour la récupérer et permettre à mon équipe d’en conserver le contrôle. Alors, dans certaines situations, particulièrement en avantage numérique, nous demandions à nos défenseurs de placer la rondelle dans le coin gauche si l’équipe adverse ne leur concédait pas de corridor de tir.

Nos mises en scène étaient rendues à ce point synchronisées et parfaitement assimilées que lorsqu’ils avaient l’occasion de tirer au filet, nos défenseurs faisaient en sorte de placer la rondelle afin que Jean-Pierre puisse la faire dévier de mon côté. Jean-Pierre parvenait toujours à rediriger la rondelle à l’endroit où la circulation était la moins dense et où le filet était le moins bien protégé. Plus tard à Philadelphie, Scott Hartnell et Mike Knubble ont aussi excellé dans cette facette du jeu.

Il est donc facile de comprendre pourquoi j’adorais jouer constamment en compagnie des mêmes joueurs. Développer un synchronisme et une qualité d’exécution suffisants pour battre de vitesse une défense de la LNH nécessite du temps, une bonne complicité et énormément de communication. Quand je tombais sur des entraîneurs qui modifiaient leurs trios à toutes les périodes, ça rendait donc les choses beaucoup plus difficiles…

On ne peut pas créer une chimie en deux minutes dans le vestiaire et dire à deux nouveaux compagnons de trio: «Heille, on va jouer la prochaine période ensemble! Voici la stratégie qu’on va employer…» Il faut du temps et de la stabilité pour créer des automatismes. Et une fois qu’ils sont en place, ils deviennent un avantage déterminant.

Dans le monde du sport, la stabilité est un important facteur de succès.