CHAPITRE 6

«Il est trop petit… Il ne réussira jamais…»

Les plus importantes décisions que l’on prend dans la vie sont souvent le résultat des valeurs transmises par nos parents.

Durant l’été 2007, j’ai amplement eu le temps de réfléchir au long parcours séparant notre petite maison familiale de la rue Clermont, à Gatineau, et la célèbre Broad Street de Philadelphie. Même si mon choix de passer dans le camp des Flyers suscitait la controverse à Montréal, j’avais l’esprit en paix. Je savais que je l’avais fait pour les bonnes raisons.

Ma petite sœur Guylaine et moi avons grandi au sein d’une famille de la classe moyenne tissée extrêmement serrée, dont le modèle était tout ce qu’il y avait de plus traditionnel. Notre père, Robert, travaillait dans le milieu de l’assurance. Notre mère, Constance, restait à la maison, où elle prenait soin de nous.

Quand nos parents se sont rencontrés au début des années 1970, notre mère travaillait elle aussi dans le domaine de l’assurance. Elle était adjointe administrative dans un cabinet d’Ottawa. C’est un ami commun qui leur a permis de se rencontrer.

«Lorsqu’ils se sont mariés, rappelle Guylaine Brière, notre mère a clairement fait savoir à notre père quelles étaient ses aspirations. Elle lui a dit : “Je travaille en ce moment mais, quand nous aurons des enfants, je souhaite rester à la maison pour m’occuper d’eux. Je ne veux pas les envoyer dans une garderie.”»

La planification familiale des nouveaux mariés ne s’est toutefois pas déroulée comme prévu. Il a fallu plusieurs années avant que notre mère finisse par tomber enceinte. À un certain moment, alors qu’ils arrivaient au début de la trentaine, nos parents ont même cru qu’ils n’allaient pas être en mesure d’avoir des enfants. Ils ont alors sérieusement étudié la possibilité d’avoir recours à l’adoption pour fonder leur famille.

Mais peu après le début de cette réflexion, notre mère est devenue enceinte une première fois. Et c’est ainsi que j’ai vu le jour à Gatineau, le 6 octobre 1977. Guylaine est née exactement à la même date, mais trois ans plus tard.

Dès la naissance de ma sœur, notre mère a quitté son emploi et elle n’est jamais retournée sur le marché du travail. Sa présence à la maison et son incroyable dévouement nous ont permis de vivre une enfance dorée.

«Daniel et moi avons tellement été dorlotés que nous avons tous les deux ressenti une sorte de choc quand, à l’âge adulte, est venu le temps de quitter la maison de nos parents, confie Guylaine Brière. Nous nous sommes alors rendu compte de l’ampleur des tâches que notre mère accomplissait. Par exemple, les soirs de semaine, bien des familles mangent des repas préparés rapidement et pas nécessairement complets. Chez nous, la plupart du temps, nous avions droit à des soupers qu’on pourrait presque qualifier de gastronomiques, nécessitant une longue préparation.

«Tout était toujours à portée de la main. Notre linge était toujours repassé, soigneusement plié et parfaitement rangé dans un tiroir. Daniel a quitté la maison familiale assez jeune et, pour ma part, je suis partie à 23 ans. Je n’avais jamais touché à une guenille ou nettoyé une salle de bain quand j’ai véritablement entrepris ma vie d’adulte.»

Disons les choses comme elles sont: Guylaine et moi avons été gâtés pourris par notre mère! Elle n’arrêtait jamais deux secondes. Enfant, je n’ai jamais eu à faire mon lit. Notre mère allait jusqu’à pelleter la neige et tondre la pelouse quand notre père était absent. Nos deux parents travaillaient extrêmement fort.

«Maman était une personne très appréciée, travaillante et allumée, d’ajouter Guylaine. Même si elle n’avait pas fait d’études supérieures, elle avait une vaste culture générale et une belle curiosité intellectuelle. On pouvait parler de tout avec elle.»

Papa travaillait pour une petite compagnie d’assurance commerciale basée au centre-ville de Hull. Au fil des ans, le domaine des assurances a subi une importante phase de consolidation et la compagnie a fini par être revendue à quelques reprises à des plus gros joueurs. Mais on peut dire que notre père a travaillé pour le même employeur et servi la même clientèle durant toute sa carrière.

Encore aujourd’hui, Guylaine et moi rencontrons à l’occasion des anciens clients de notre père qui ont fait affaire avec lui pendant trois ou quatre décennies. On voit qu’ils l’adoraient et qu’il avait réussi à tisser des liens très forts dans son milieu de travail.

Notre père avait d’ailleurs une vie sociale extrêmement riche. Il jouait au hockey et à la balle molle. Il m’est arrivé plusieurs fois de croiser des gens qui avaient eu la chance de voir mon père jouer au hockey dans sa jeunesse. Ils avaient tous le même discours:

— Daniel, tu es un excellent joueur de hockey. Mais tu aurais dû voir jouer ton père dans ses belles années! Il était vraiment un joueur incroyable.

Papa s’impliquait aussi au sein du hockey mineur, parfois comme gérant de mon équipe ou comme organisateur du party de fin de saison. Il avait un vaste cercle d’amis. Il était toujours actif, sans toutefois être un workaholic. La famille était sa priorité. Quand sa journée de travail prenait fin, il n’emportait pas de travail à la maison. Quand il rentrait du boulot à la fin de l’après-midi, il sortait aussitôt pour jouer dehors avec nous, pour s’occuper de la patinoire, de la piscine ou pour couper du bois. Il n’arrêtait jamais.

À travers mes yeux d’enfant, mon père était comme une idole. C’était aussi un homme intègre et vif d’esprit. Personne ne pouvait lui en passer une «p’tite vite»! Il était hyper organisé et vérifiait tout. Je crois d’ailleurs avoir hérité de ce trait de caractère. Financièrement, il nous a aussi enseigné à toujours agir de manière responsable avec l’argent. J’admirais cette grande droiture qui le caractérisait.

Peut-être était-ce parce que nos parents nous avaient eu sur le tard et qu’ils avaient amplement eu le temps de vivre leur jeunesse et leur vie à deux, mais il est clair que toute leur attention était concentrée sur Guylaine et moi.

«Nos parents étaient constamment avec nous, témoigne Guylaine. Ils jouaient avec nous et ne partaient jamais en vacances à deux en nous laissant derrière. Daniel et moi nous sommes très rarement faits garder durant notre enfance. Nous avons vraiment été choyés.»

Pour arrondir les fins de mois, papa agissait aussi comme arbitre de hockey dans des ligues de garage de l’Outaouais. Il arbitrait une bonne dizaine de parties par semaine. Il passait ses soirées en famille puis, après nous avoir bordés, Guylaine et moi, il partait arbitrer ses matchs et rentrait après minuit. Il ne dépensait jamais un sou de ses revenus d’arbitrage. Il demandait à son superviseur de le payer une seule fois à la fin de la saison, et il utilisait cet argent pour payer les vacances familiales durant l’été. Peut-être aussi pour assumer une partie des dépenses reliées à ma pratique du hockey.

Ainsi, grâce à ses nombreuses heures passées à arbitrer des matchs, nous allions chaque année deux ou trois semaines à Wildwood ou en Floride. Nous avons vraiment vécu une belle enfance. Guylaine et moi n’avons jamais manqué de quoi que ce soit. Même au hockey, j’avais toujours le meilleur équipement disponible. J’ai été très privilégié.

Nous avons grandi dans un quartier paisible où à peu près tout le monde se connaissait. Notre vie était une sorte de long fleuve tranquille. En fait, les seuls conflits qui survenaient chez nous étaient ceux qui m’opposaient à ma petite sœur!

Guylaine et moi avons trois ans de différence, ce qui est tout de même un écart important chez de jeunes enfants. Elle aimait évidemment passer le plus de temps possible avec moi et mes amis, et nous tentions souvent de nous débarrasser d’elle parce que nous la considérions trop petite et trop jeune pour participer à nos activités.

Durant notre enfance, je n’ai donc pas toujours été le grand frère idéal pour Guylaine. Au point où j’ai même essayé de la vendre! À un certain moment, alors que des amis de nos parents racontaient qu’ils tentaient d’avoir un autre enfant, j’avais interrompu la discussion en leur offrant d’acheter ma petite sœur! Mon idée avait toutefois été rapidement écartée par le conseil de famille…

«Premièrement, je suis une fille, raconte Guylaine. Et deuxièmement, je suis plus jeune que Daniel. Lorsque nous étions enfants, il a exploité cette situation au maximum pour satisfaire son ego. J’ai perdu en masse dans ma vie! Je ne me souviens pas d’une seule fois où j’aurais pu réussir à le battre à quelque jeu ou sport que ce soit. Nous avions une table d’air hockey au sous-sol. On y jouait souvent et il gagnait tout le temps. Pour mon frère, perdre n’a jamais été envisageable. Ça n’a jamais fait partie des options qui s’offraient à lui.

«C’est vrai que notre relation frère-sœur était animée, surtout sur la banquette arrière de la voiture quand nous partions en vacances durant l’été! On était un petit peu à couteaux tirés mais, dans l’ensemble, même si je n’étais pas admise dans son cercle d’amis, Daniel et moi nous entendions bien. Il y avait quand même une belle complicité entre nous.»

Au fil des ans, notre différence d’âge a fini par s’atténuer. Maturité aidant, j’ai pleinement réalisé à quel point la petite sœur que je me plaisais à taquiner était devenue une femme solide et une bonne personne, et combien j’étais privilégié de l’avoir dans ma vie. Après l’adolescence, nous nous sommes énormément rapprochés l’un de l’autre. Aujourd’hui, nos deux familles sont très unies et attachées l’une à l’autre.

À l’extérieur de la cellule familiale, mon enfance se résumait à fréquenter l’école durant la journée et à me précipiter pour aller jouer au hockey en rentrant à la maison. C’est la première image qui surgit dans mon esprit quand je repense à ces années-là.

Quand je revenais à la maison après l’école, je tentais de me débarrasser le plus rapidement possible de mes devoirs afin d’aller rejoindre mes amis. Nos parties étaient interrompues quand nos mères nous appelaient pour souper. J’avalais mon repas à toute vitesse afin de pouvoir retourner jouer le plus longtemps possible. Je mangeais littéralement du hockey! C’était tout ce qui m’intéressait dans la vie.

L’école, c’était facile pour moi. Je n’avais pas besoin d’étudier outre mesure pour obtenir de bons résultats. Mais cela ne changeait rien au fait que je détestais royalement les devoirs. Je les faisais parce qu’ils étaient obligatoires, sans plus.

«Lors des premières années de nos études secondaires, se souvient Guylaine, Daniel et moi avons fréquenté le collège Saint-Alexandre, une école privée renommée dont l’histoire remonte à 1905. Même si le programme d’enseignement y était enrichi, mon frère y obtenait des notes qui tournaient autour de 95 % ou 98 %. En plus, ce collège était très axé sur les sports. Daniel y était donc dans son élément. Qu’il s’agisse de volleyball, de basketball ou de soccer, il se situait toujours parmi les meilleurs, sinon le meilleur.»

Il y avait cependant une faille dans mon armure d’élève studieux: j’étais extrêmement timide. Le seul cours que j’ai coulé dans ma vie était un cours de… danse. L’examen final était pourtant assez simple. Il suffisait de faire devant toute la classe une démonstration des mouvements que nous avions appris durant le semestre. Gêné au possible, j’avais alors tout simplement décidé qu’il n’était pas question que je me soumette à cet exercice…

Mon problème de timidité était tel que, lorsque nous devions faire des présentations orales en classe, je pouvais faire de l’insomnie durant les trois ou quatre nuits précédentes. C’était vraiment un problème majeur pour moi. Je détestais les oraux plus que tout!

À ma première année de secondaire au collège Saint-Alexandre, j’ai fait une rencontre assez extraordinaire. Lors du tout premier cours d’écologie, je me suis retrouvé assis à la même table qu’un garçon qui s’appelait Patrice Bélanger (visiblement, le professeur nous avait assigné nos places par ordre alphabétique) et qui rêvait, contrairement à moi, de briller devant des foules.

Patrice et moi avons fait connaissance lorsqu’il s’est tourné vers moi pour me demander, avec sa petite voix:

— C’est quoi ton nom?

— Moi c’est Daniel. Et toi?

— Je m’appelle Patrice. Et qu’est-ce que tu veux faire dans la vie, Daniel?

— Je veux jouer dans la Ligue nationale de hockey. Pis toi?

— Je veux devenir acteur.

— Ah, c’est cool, lui ai-je répondu, juste avant que le professeur prenne la parole.

Toutes ces années plus tard, je suis encore abasourdi que Patrice et moi soyons tous deux parvenus à réaliser nos rêves, qui semblaient alors complètement fous et inaccessibles! Quelles étaient les probabilités que ça se produise?

Depuis cette drôle de rentrée scolaire en secondaire 1, Patrice et moi avons développé une solide amitié qui a traversé le temps. En plus de sa passion pour les arts de la scène, Patrice Bélanger a toujours été un véritable maniaque de hockey. Il a donc toujours suivi ma carrière de très près (j’ai fait de même avec la sienne) et il est venu assister à mes matchs aux quatre coins du continent, du hockey mineur jusqu’à la LNH.

Lorsque je portais les couleurs des Sabres de Buffalo, Patrice était d’ailleurs reconnu comme le plus grand partisan québécois de notre équipe. Qu’ils aient été canadiens, américains ou russes, tous les joueurs de l’organisation le connaissaient.

Durant la saison 2005-2006, Patrice nous a d’ailleurs fait vivre un épisode totalement hilarant. Nous disputions deux matchs en 24 heures: le premier avait lieu un vendredi à Buffalo et le second était disputé le samedi soir au Centre Bell.

Après le match du vendredi, nous prenons rapidement le chemin de l’aéroport et notre avion se pose à Montréal un peu après minuit. Patrice vient de donner un spectacle et il monte à bord de sa voiture à peu près au même moment où nous atterrissons. Dès que notre appareil touche le sol, je lui envoie un texto.

— Où êtes-vous? Je vais traverser la ville en même temps que vous, alors il se pourrait que nos routes se croisent, me répond-il.

Je lui téléphone un peu plus tard alors que le bus des Sabres se rapproche de l’hôtel, et Patrice me raconte qu’il roule justement devant un autobus et qu’il croit qu’il s’agit du nôtre!

— Ah oui? Pèse donc sur les freins pour voir…

Même si je suis assis à l’arrière du bus, je vois tout de suite les feux arrière de sa voiture s’illuminer.

— Ben oui, c’est toi! T’es juste devant nous autres!

Je suis entouré de Jean-Pierre Dumont, de Martin Biron et de Jason Pominville. Et c’est alors que, totalement machiavéliques, nous commençons à lui passer des commandes farfelues pour compliquer la vie de notre chauffeur.

À un certain moment, Patrice immobilise complètement sa voiture devant l’autobus! Nous sommes complètement arrêtés au beau milieu de l’autoroute! Il est 1 heure du matin et il n’y a pas un chat sur la route. Le chauffeur et les entraîneurs n’ont aucune idée de ce qui se passe et ils ne la trouvent pas drôle.

À l’arrière, nous sommes pliés en deux! Nous demandons ensuite à Patrice de redémarrer. Quand nous reprenons notre vitesse de croisière, il s’amuse à accélérer et à décélérer de manière à faire un tour complet du bus, pour ensuite retourner à l’avant et s’immobiliser de nouveau. C’est incroyablement drôle! Notre chauffeur est visiblement déstabilisé.

Au moment où les entraîneurs commençaient à craindre pour notre sécurité, nous avons calmé le jeu en demandant à Patrice d’abaisser sa fenêtre et de brandir son fanion des Sabres. Les entraîneurs ont alors constaté que ses manœuvres n’étaient pas hostiles et ils se sont aussi mis à rire. Patrice nous a finalement suivis jusqu’à l’hôtel. Bon sang que nous avons rigolé ce soir-là!

Patrice était presque considéré comme un membre des Sabres. Il était tellement apprécié que, un peu plus tôt durant cette même saison, sept ou huit joueurs avaient acheté des billets pour assister au spectacle Revu et corrigé dont il tenait la vedette en compagnie de Véronic DiCaire. Certains de nos coéquipiers ne parlaient pas un mot de français, mais ils tenaient absolument à le voir sur scène.

Ouf! Quel personnage!

J’ai vraiment eu un destin extraordinaire. J’étais un enfant totalement passionné par le hockey et j’ai eu la chance de naître de parents qui se faisaient une joie de cultiver cette passion.

Mon père était un véritable maniaque de sport en général et de hockey en particulier; même chose pour ma mère. Mon père lui a transmis cette passion lorsqu’ils se sont rencontrés.

À compter du moment où j’ai été capable de tenir debout sur des patins, alors que je n’étais âgé que de 25 ou 26 mois, mon père a commencé à me faire patiner sur la surface glacée qui s’était formée dans notre piscine. Au cours des années suivantes, il a aménagé dans notre cour arrière la plus belle patinoire de toute la région. Il était à ce point minutieux qu’il avait fait couler une dalle de béton afin de pouvoir produire la glace la plus parfaite possible.

Dès que nous revenions de l’école, les garçons du quartier se rassemblaient chez nous pour jouer au hockey. Au sein du groupe, on retrouvait toujours mes deux plus grands amis d’enfance, Patrick Tellier et Jean-Guy Gouin. L’installation était tellement bien faite qu’elle nous permettait d’y pratiquer le hockey-balle trois saisons par année. Et dès que l’hiver se pointait le nez, mon père arrosait la patinoire tous les matins avant d’aller travailler, puis ma mère procédait systématiquement à un deuxième arrosage vers midi.

Après l’école, les conditions de jeu étaient parfaites. Les gars passaient rapidement chez eux pour récupérer leurs patins et leur bâton et (outre le souper et les devoirs) nous jouions jusqu’à 21, 22 heures, et parfois même 23 heures. Dès que la glace se libérait, mon père sortait une pelle pour en retirer la moindre parcelle de neige, puis il fabriquait une nouvelle couche de glace avant d’aller au lit. Cette routine quotidienne se répétait jusqu’à ce que le printemps nous force à recommencer à jouer en espadrilles.

Dire que j’ai grandi dans une atmosphère de hockey serait donc un énorme euphémisme.

À 17 heures, quand mes parents, ma sœur et moi nous rassemblions à table pour souper, nous ne discutions pas de politique, d’actualité ou des derniers potins du quartier. Mon père allumait la radio posée sur le buffet, juste à côté de la table, et nous écoutions religieusement Les Amateurs de sport, une émission où l’on passait systématiquement en revue tout ce qui concernait le Canadien de Montréal et la LNH. En famille, nous commentions et analysions tout ce qui se disait à propos de la Sainte-Flanelle.

«Je vois déjà des gens écarquiller les yeux en lisant cela, souligne Guylaine Brière. Je n’ai jamais senti que Daniel était soumis à quelque forme de pression que ce soit pour exceller au hockey. En fait, nos parents ne nous ont jamais fixé d’exigences en termes de performance quand nous faisions du sport ou quand nous leur présentions nos bulletins scolaires. Ils nous supportaient et nous encourageaient à donner notre pleine mesure dans tout ce que nous entreprenions. Pour eux, c’était une question de valeurs et non de résultats.»

Chaque année, lorsque venait le moment de s’inscrire pour la prochaine saison de hockey, mon père me demandait si j’avais envie de continuer à jouer. Juste pour que je sache que l’option de faire autre chose existait, si jamais l’idée me traversait l’esprit. Le hockey était simplement un jeu aux yeux de mes parents. Personne n’imaginait que j’allais un jour en faire une carrière.

Durant toutes mes années passées au sein du hockey mineur, mon père m’a réprimandé une seule fois.

J’avais 12 ans. Nous venions de disputer un match au cours duquel je n’avais fourni aucun effort. Aucun comme dans zéro. J’avais fait acte de présence, mais je m’étais comporté comme un enfant qui n’avait pas envie d’être là. Je ne me donnais même pas la peine de revenir dans notre zone défensive quand l’équipe adverse attaquait. En rentrant à la maison, mon père m’a calmement demandé de m’asseoir en ajoutant: «Il faut qu’on parle.»

— Fiston, ce qui vient de se produire dans ce match-là, c’est la dernière fois que je te vois faire ça. T’es pas obligé de jouer au hockey, on te l’a toujours dit. Par contre, si tu joues, tu dois le faire de la bonne façon. On dépensera pas des milliers de dollars pour te supporter et on ne passera pas tous nos temps libres à te transporter à travers le Québec si t’es pour agir de cette manière.

Cette première – et dernière – remontrance m’a fait réfléchir. Le message de mon père était on ne peut plus clair: dans la vie, lorsqu’on choisit de faire quelque chose, on ne peut se contenter de le faire à moitié.

Ces anecdotes illustrent à quel point le hockey était valorisé dans la famille Brière, mais qu’en même temps, nos parents gardaient une juste perspective.

Lorsqu’est venu le temps pour moi de passer dans les rangs bantam, à l’âge de 13 ans, j’ai toutefois commencé à ressentir des vibrations différentes au sein de notre famille. Et je ne comprenais pas pourquoi.

Par exemple, mon père, qui ne m’avait jamais imposé la moindre forme de pression, insistait désormais pour que je me soumette à un rigoureux programme d’entraînement hors glace au cours de l’été. Il tenait absolument à ce que je devienne plus fort. Et son insistance produisait exactement le contraire de l’effet recherché. Elle me refroidissait au point de me faire détester l’entraînement. J’avais envie de jouer au hockey, pas de m’entraîner!

Cette situation a culminé au mois d’août 1991. Les images de ce qui s’est produit sont encore très nettes dans ma tête.

Je suis bien installé dans le siège du passager de la voiture de mon père, une Buick LeSabre rouge vin, et je suis particulièrement fébrile. Nous nous engageons sur le boulevard Greber, à Gatineau. Nous sommes en route vers l’aréna où, dans une heure et demie, débutera le camp d’entraînement de l’équipe bantam AA des Ambassadeurs de Gatineau.

Au hockey mineur québécois, les mises en échec sont permises à compter de la catégorie bantam. Pour la première fois depuis mes débuts au hockey, je devrai donc composer avec l’aspect physique du hockey. Et il y a énormément de sceptiques dans la salle, comme dirait l’autre.

Jusqu’à présent, des rangs novice à la catégorie pee-wee, j’ai toujours été un joueur dominant et j’ai toujours terminé au premier rang des marqueurs de mon équipe… et de la ligue. Mais au cours des dernières saisons, une sorte de prédiction s’est mise à circuler dans les arénas de la région. Et ceux qui l’ont faite se comptent par centaines: «Y est bon, le p’tit Brière, mais y est bien trop p’tit. Ce sera plus pantoute la même affaire quand y vont se mettre à le frapper.»

Chemin faisant, mon père et moi parlons de tout et de rien. Puis à un certain moment, il quitte brièvement la route des yeux et se tourne vers moi. Il prend un ton plus sérieux.

— Écoute, Daniel, tu vas commencer à jouer contact. Es-tu prêt à ça? T’es pas obligé de le faire. T’es pas obligé de jouer bantam AA. Tu sais, à ta grosseur, si t’as peur, il n’y a pas de problème. C’est important que tu saches que ce n’est pas nécessaire d’aller jouer avec des gars qui sont plus vieux et plus gros que toi.

J’écoute mon père, qui est un véritable connaisseur en matière de hockey, et je suis à moitié estomaqué, à moitié insulté. Je ne sais pas quoi lui répondre. Pour seule réaction, je lui renvoie un regard d’adolescent exaspéré, l’air de dire: «Hein? Peur de quoi? Mais de quoi tu parles?»

Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai fini par saisir ce qui s’était produit au sein de notre famille durant la période précédant ce premier camp d’entraînement bantam.

Je faisais littéralement la moitié de la taille des autres joueurs et mes parents craignaient que je me fasse blesser. Au cours des saisons précédentes, ils avaient entendu à maintes reprises ce que les «sceptiques» racontaient à mon sujet. Et mes parents n’étaient pas du tout à l’aise à l’idée de me voir me faire écraser contre la bande match après match.

«Notre mère, particulièrement, appréhendait beaucoup ce saut dans la catégorie bantam, raconte en riant Guylaine Brière. Elle ne voulait pas que son petit Daniel reçoive des mises en échec!»

Bien des années plus tard, c’est en allant voir jouer mes propres fils que j’ai vraiment compris ce que mes parents avaient ressenti en me voyant franchir cette étape cruciale dans le cheminement d’un hockeyeur. Lorsqu’on regarde les matchs de l’extérieur, on se sent impuissant et on craint parfois le pire pour nos enfants. Mais quand j’avais 13 ans, je ne ressentais aucune peur et je ne percevais pas ma différence de taille comme un obstacle. Je me trouvais des espaces libres pour esquiver les coups et je me disais qu’il n’y avait pas de danger… tant que je ne me faisais pas frapper.

Lorsqu’on est sur la patinoire, on finit par trouver une façon de survivre. J’ai appris très tôt à éviter les situations de vulnérabilité. Il est certain que tous les joueurs finissent par se faire frapper solidement de temps en temps. J’estime cependant que c’est une sorte de talent, ou de sixième sens, de percevoir tout ce qui se passe sur la surface de jeu et d’être capable de différencier l’adversaire qui s’apprête simplement à vous servir une mise en échec de celui qui se présente avec l’intention de vous blesser. J’avais développé ce sixième sens sur la patinoire et, pour cette raison, je m’y suis toujours senti en sécurité.

«Daniel avait en lui une incroyable force intérieure, estime Guylaine. Prédire qu’il allait échouer au prochain niveau était l’équivalent de le mettre au défi et de le forcer à se défoncer pour gagner. L’échec n’était pas envisageable à ses yeux, alors il redoublait d’effort pour faire mentir ceux qui doutaient de lui. Les gens n’ont pas idée à quel point il était concentré et motivé. Il était comme une sorte de machine. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais c’était en lui. Il est né avec cette détermination.»

Le camp d’entraînement de l’équipe bantam AA s’est finalement très bien déroulé. Les Ambassadeurs étaient alors dirigés par Mario Carrière, qui était un entraîneur reconnu dans la région. Même si beaucoup de gens me croyaient incapable de jouer à ce niveau, Carrière a eu le mérite de me faire confiance et de me sélectionner. Pendant la majeure partie de la saison, il a même eu l’audace de me faire pivoter un trio au sein duquel j’étais flanqué de Mario Dumais et Charles Dubois. Nous étions les trois seuls attaquants de l’équipe qui en étaient à leur première année chez les bantam.

Fort bien encadré, je suis parvenu à terminer troisième au classement des meilleurs marqueurs de la ligue, tout juste derrière mon coéquipier Martin Ménard.

La saison s’est avérée tellement fructueuse que, l’été suivant, j’ai été invité à participer au camp d’entraînement des Forestiers d’Abitibi-Témiscamingue, de la Ligue de hockey midget AAA. Depuis quelques années, nous n’avions plus d’équipe midget AAA dans l’Outaouais. Je ne connaissais à peu près rien de cette ligue et les Forestiers étaient basés à Amos, où je n’avais jamais mis les pieds.

— As-tu envie d’y aller? m’a demandé mon père.

— Ouais!

— OK.

Dans mon esprit, il n’y avait aucune chance qu’on me fasse une place au sein de cette formation. J’y allais pour vivre une expérience. La Ligue midget AAA était une ligue composée majoritairement de joueurs de 16 ans et de quelques joueurs exceptionnels de 15 ans. J’allais me présenter au camp du haut de mes 14 ans (je n’allais avoir 15 ans que le 6 octobre 1992) et de mes 128 livres, alors que des joueurs de l’équipe faisaient osciller l’aiguille du pèse-personne à 210 ou 215 livres.

Quand est venu le temps de partir pour le camp au début du mois d’août, ma mère m’a serré contre elle. Clairement, elle ne voulait pas que je parte. La douceur de son visage s’effaçait lorsqu’elle était contrariée. Elle se raidissait et affichait un air plus sévère.

— Qu’est-ce qu’il y a, Mom?

Elle ne répondait pas.

— T’es comme ça parce que je m’en vais au camp?

— Non, non, c’est correct!

— Voyons, Mom! Je m’en vais juste au camp d’entraînement. C’est juste pour l’expérience! Je ne vais pas faire l’équipe, j’ai 14 ans…

Mon père est alors intervenu.

— Voyons donc, Constance! Il fera pas l’équipe. Regarde-lui la grosseur…

Mon père et moi partons donc pour l’Abitibi. La phase préliminaire du camp se met en branle et, après trois jours, les entraîneurs procèdent à une grosse vague de coupures afin de réduire le groupe à 27 ou 28 joueurs.

À la grande surprise de mon père – et à la mienne –, je survis à ces premiers retranchements. Je me dis que je vais passer quelques jours de plus en Abitibi et que j’aurai peut-être la chance de disputer un ou deux matchs préparatoires.

Les entraîneurs m’ont effectivement permis de participer à quelques matchs. Après la première rencontre, j’ai quitté l’aréna plié en deux. Je souffrais d’un énorme mal de ventre. La douleur était tellement aiguë que mon père s’est dirigé tout droit vers l’hôpital.

Arrivés sur place, un jeune médecin m’examine. En quelques minutes, le verdict tombe:

– C’est une appendicite. Il faut l’opérer sur-le-champ.

Mon père affiche un air sceptique.

— C’est pas un peu rapide comme décision? Vous n’avez pas fait de tests…

— Non, non. On peut le déterminer clairement au toucher. Je suis certain que c’est une appendicite.

— Je veux une deuxième opinion, a répondu mon père.

Un changement de quart est survenu peu après, et un médecin plus âgé est venu m’examiner à son tour. Il semblait perplexe.

— Je ne crois pas que ce soit une appendicite. Qu’est-ce que tu as mangé avant ton match? m’a-t-il demandé.

— Un Big Mac…

— Voilà le problème!

Grâce à l’intervention de mon père, mon camp d’entraînement s’est poursuivi. Puis, à un certain moment, il a fallu que papa rentre à Gatineau. Il était attendu au travail et je n’avais toujours pas été retranché. Les dirigeants de l’organisation lui ont alors demandé si je pouvais rester une semaine de plus. Avant de statuer sur mon cas, ils souhaitaient me faire disputer d’autres matchs le week-end suivant.

Mon père est donc rentré à la maison et on m’a installé en pension chez une famille d’Amos en compagnie de Mario Dumais et de Daniel Payette, deux bons amis aussi originaires de Gatineau.

Au bout du compte, les Forestiers nous ont gardés tous les trois au sein de leur équipe. J’étais vraiment fier et heureux de la tournure des événements! Je me suis alors précipité au téléphone pour annoncer la grande nouvelle à ma mère.

— Mom! J’ai fait l’équipe! Est-ce que je peux rester? J’aimerais vraiment ça jouer ici!

«Quand notre mère a raccroché, elle s’est mise à pleurer à chaudes larmes, se rappelle Guylaine. Elle répétait sans cesse “Voyons donc!”. Elle s’était mise dans la tête que Daniel était trop jeune, trop petit, et qu’il n’avait aucune chance de jouer à Amos. Ce n’était vraiment pas drôle. Elle a trouvé cette annonce difficile.

«Notre vie familiale a dès lors considérablement changé. Nous nous rendions à Amos presque toutes les semaines. Et quand l’équipe ne jouait pas en Abitibi, nous allions la voir jouer dans la région de Montréal. Il n’y a qu’aux matchs disputés dans les régions les plus éloignées de l’Outaouais que nous n’assistions pas. J’avais 11-12 ans, j’aimais voyager et ça me permettait de voir mon frère toutes les semaines. Ce n’était pas désagréable.»

Dans la Ligue midget AAA, les équipes des régions éloignées étaient souvent désavantagées par le fait que leur bassin de joueurs était nettement inférieur à celui des organisations implantées dans les régions les plus populeuses de la province.

La saison 1992-1993 des Forestiers d’Abitibi-Témiscamingue s’est donc avérée assez difficile d’un point de vue collectif. Nous avons terminé au dernier rang de la ligue, ne remportant que 6 de nos 42 matchs du calendrier régulier (6-33-3) et bouclant la saison avec un différentiel de buts de moins 127.

D’un point de vue personnel, à titre de joueur de 15 ans, j’estimais toutefois que ma première saison au sein de ce circuit d’excellence ne s’était pas trop mal déroulée. Ainsi, j’avais marqué 24 buts et récolté 30 mentions d’aide, ce qui signifiait que j’avais directement participé à environ 39 % des buts inscrits par mon équipe.

Une fois la saison complétée, les recruteurs de quelques équipes de la Ligue de hockey junior majeur du Québec m’ont rencontré alors qu’ils finalisaient leurs listes en vue du repêchage. La séance de sélection de la LHJMQ avait lieu à l’aréna Maurice-Richard, à Montréal. Lorsque le grand jour est arrivé, je m’y suis présenté en compagnie de mes parents. J’étais confiant d’être sélectionné, même si les joueurs de 15 ans ne pouvaient être choisis que lors des cinq premières rondes.

Les Olympiques de Hull, qui étaient l’équipe de mon patelin, disposaient de deux sélections consécutives au troisième tour, d’une sélection au quatrième tour ainsi que du tout dernier choix de la cinquième ronde.

Quand le recruteur en chef des Olympiques s’est emparé du micro au milieu de la troisième ronde, j’ai bien cru que ça y était. Il a débuté son intervention en disant: «De Gatineau, nous sélectionnons…» Mais le joueur choisi était plutôt le gardien Éric Patry, l’un de mes bons amis. Sincèrement, j’étais extrêmement heureux pour lui. Et puis, les Olympiques possédaient aussi le choix suivant. Tout n’était donc pas perdu.

Après avoir accueilli Éric Patry sur le parterre de l’aréna, le recruteur en chef des Olympiques s’est à nouveau emparé du micro:

— De Gatineau, nous sélectionnons…

J’étais tellement certain qu’il allait prononcer mon nom que j’ai commencé à me lever de mon siège. Alors que je m’apprêtais à faire un premier pas pour me diriger vers la table des Olympiques, j’ai cependant entendu le nom de Carl Prud’homme retentir dans l’amphithéâtre. Mine de rien, je me suis rassis. J’étais vraiment très déçu. Carl Prud’homme était un joueur de l’équipe bantam AA de Gatineau que je connaissais plus ou moins.

J’ai ensuite été ignoré par toutes les formations de la LHJMQ jusqu’à la fin de la cinquième ronde. Les Olympiques, qui disposaient du tout dernier choix permettant de sélectionner un joueur de 15 ans, s’en sont servis pour miser sur François Cloutier, un attaquant de Sherbrooke qui faisait 6 pieds 2 pouces.

Cette journée passée à attendre un appel qui n’est jamais venu m’a profondément blessé. Peu importe le sport, il est normal que les athlètes évoluant dans un milieu compétitif se comparent les uns aux autres. Or en me livrant à cet inévitable jeu des comparaisons, le coup était encore plus difficile à encaisser. Je ne comprenais pas ce qui venait de se produire.

Les deux heures du trajet de retour vers Gatineau m’ont paru durer deux jours. Une fois revenu à la maison, une conclusion s’imposait: je n’étais pas fait pour la LHJMQ et mon rêve de faire un jour carrière au hockey était irréaliste. Les équipes du junior majeur ne croyaient pas en moi à cause de mon petit gabarit. Pour continuer à pratiquer mon sport dans un environnement compétitif, il ne me restait qu’à franchir la frontière et à aller étudier aux États-Unis.