Présentation

Il y a parfois, trop rarement, un livre qui surgit comme un éclair dans le ciel par ailleurs serein de la science-fiction, ou plutôt comme une nova pour rester dans le vocabulaire de cette espèce littéraire. Il connaît un succès soudain et rapide et modifie profondément l’image du genre au point qu’il n’est plus possible, ensuite, d’en écrire comme avant. Les Chroniques martiennes de Ray Bradbury furent certainement un tel livre, ainsi que, dans un style tout différent, Le Monde du NON À de A.E. van Vogt.

Hypérion1 de Dan Simmons fut une telle nova, voir une super nova. Contrairement à Dune, dont j’ai relaté ailleurs les progrès assez lents mais qui le conduisirent à des sommets olympiens, le succès d’Hypérion fut immédiat, à la fois du point de vue du jugement critique et de l’accueil du public. Et une fois encore cette éclatante réussite fut paradoxale. En France du moins, l’auteur était peu connu2 et il ne l’était guère plus aux États-Unis. Hypérion, le premier volume publié de ce qui s’annonçait un roman au moins double, était un livre complexe, voire difficile, qui s’arrêtait abruptement sur l’annonce d’une suite dont personne, pas même l’auteur, ne savait quand elle viendrait. Sur un mode tout à fait inhabituel, inspiré de Chaucer, un auteur que ne connaissent guère que les érudits en vieille littérature anglaise, il était composé des récits disjoints des aventures de sept pèlerins et truffé de développements religieux. Bref, il pouvait sembler complètement décousu. De surcroît, il était énorme, ce qui impliquait un investissement risqué dans la traduction. Certes, il était splendide, flamboyant, original, mais quand je le publiais, fin 1991, ce fut avec l’espoir dans le cœur et la peur au ventre. En toute honnêteté, je dois reconnaître que j’avais un peu menti : j’avais entrepris de minimiser la taille de l’objet et j’avais omis de souligner qu’il était incomplet. Quand il s’en aperçut, Robert Laffont me fit les gros yeux. Pas longtemps. La collection « Ailleurs et Demain » connaissait quelques difficultés et cet objet littéraire non identifié pouvait signifier sa perte. Je jouais là un gambit. Mais quand je l’avais lu, j’avais ressenti cette petite vibration dans l’épine dorsale que connaissent bien les éditeurs : chef-d’œuvre, disparaître plutôt que laisser passer.

Sans que j’aie jamais compris comment, le succès fut quasiment immédiat. Apparemment, avant même qu’il soit publié en français, tout un bouche-à-oreille avait fonctionné si bien que le livre était attendu. Il avait obtenu les prix Hugo et Locus mais ceux-ci n’avaient pas à l’époque, en France, l’importance qu’on leur accorde désormais. Les représentants, qui en avaient eu la primeur et dont on ne soulignera jamais assez l’importance de l’opinion, se montraient enthousiastes. Bref, ce que j’avais pris pour un acte de foi un peu insensé de ma part se révélait être un joker gagnant. Aucun des plus grands succès de la collection n’avait atteint aussi vite un tirage aussi élevé. Le seul problème fut celui de nombreuses ruptures de stock duses ruptures de stock dues à une attitude un peu timorée de la direction de l’époque. Mon autre problème devint bientôt le harcèlement de lecteurs exaspérés qui réclamaient la suite à cor et à cri. Je songeais un moment à disparaître de la circulation. Heureusement, l’auteur ne faillit pas, le traducteur non plus, et La Chute d’Hypérion parut exactement un an après le premier volume. Le succès devint un triomphe. Il fut évidemment conforté par la suite logique que lui donna Dan Simmons avec Endymion et L’Éveil d’Endymion.

À mes yeux, l’ensemble ne constitue pas une série, ni même tout à fait un cycle, mais un immense roman cohérent comme il est peu d’exemples dans la littérature, toutes catégories confondues. Je n’entreprendrai pas ici de l’introduire et encore moins de le décrire, la tâche me semblant au-dessus de mes forces, et, pire encore, de nature à priver le lecteur d’une découverte délectable. Je voudrais seulement attirer son attention sur un aspect de l’œuvre, qui pourrait lui demeurer inaperçu tant il sera happé par les rebondissements de l’action.

 

C’est que ce roman, en même temps qu’un excellent roman, est aussi une entreprise, parfois ironique, de critique littéraire, et donc une réflexion subtile sur les tropes (autrement dit les figures de style et tours de main) de la science-fiction et de quelques autres genres dit abusivement populaires. Partant de Chaucer et de récits parallèles qui s’emboîtent dans un récit plus vaste, puis mettant à contribution et en scène Keats, image même du poète génial, malheureux et maudit3, Simmons aboutit sans effort et sans apparente solution de continuité aux trucs qui permettent aux feuilletons de rebondir avec allégresse. Il démontre avec quelle facilité notre attention peut être retenue au prix parfois de la plus élémentaire vraisemblance, mais en parvenant toujours, en grand artiste, à nous surprendre là où le feuilletoniste se contente d’habitude d’une pirouette. Au fond, il éclaire, pour notre plus grande jouissance, la continuité de cette tapisserie infinie, la littérature. Pour lui, nul besoin de césure entre les mauvais genres et le reste.

On connaît l’exemple de la tragique situation du héros à la fin d’un épisode sans doute inventé pour les besoins de la démonstration : attaché à un pieu au fond d’une fosse, il aperçoit un fauve qui s’apprête à bondir sur lui du bord de l’excavation. (À suivre). Et au début de l’épisode suivant, cela donne : « Dans un effort surhumain il déchira ses liens, arracha le poteau auquel il était lié un instant auparavant et s’en servit comme d’un épieu pour empaler le lion. » Ou encore, au choix : « De sa puissante mâchoire, il ouvrit la gorge du tigre qui retomba mort, et se servit du poteau pour regagner la surface. »

Inutile de dire que Simmons ne nous déçoit jamais de la sorte. Mais il nous donne en revanche souvent à réfléchir sur le fonctionnement des œuvres littéraires que nous aimons. Sans avoir l’air d’y toucher et surtout sans déflorer la magie, il nous en dévoile les tours. Lisez-le dans cette perspective et vous découvrirez bien des subtilités derrière d’apparentes ficelles grosses comme des cordages de navire. On en trouvera de multiples exemples dans le long voyage qui conduit en kayak Endymion sur la rivière entre les mondes et qui n’est pas sans évoquer, peut-être, le Fleuve de l’éternité de Philip José Farmer.

Ainsi Simmons n’est pas seulement un conteur hors pair, mais un théoricien et un pédagogue, ce qui rejoint son métier d’enseignant. Et l’on comprend mieux, dès lors, sa versatilité puisqu’il a touché à tous les genres en sus de la science-fiction, le fantastique avec Le Chant de Kali déjà cité, l’épouvante à travers plusieurs romans dont Nuit d’été et ses suites, qui ne sont pas mes préférés, le roman policier, contemporain et d’espionnage avec en prime un héros de la littérature contemporaine dans Les Forbans de Cuba, et enfin un étrange mélange de science-fiction, de fantastique et d’épouvante dans ce qui est probablement son deuxième chef-d’œuvre, L’Échiquier du mal. On me permettra ici une brève annotation personnelle : si je n’ai pas retenu Carrion Comfort, excellemment traduit par Jean-Daniel Brèque et publié par le regretté Jacques Chambon, c’est que je n’ai jamais pu sans un grand malaise voir l’holocauste juif devenir le sujet d’une fiction. Peut-être mon sentiment aurait-il été différent si j’avais su alors que Dan Simmons lui-même était juif, ce que j’ignorais ; mais je n’en suis pas certain.

Bref Simmons a consacré son talent, qui est considérable, et sa connaissance de la littérature, qui n’est pas moindre, à démonter les rouages de ces étranges machines pour notre plaisir et pour notre instruction. Et dans l’œuvre présentement en cours, Ilium, dont le premier volume devrait paraître en 2004 dans « Ailleurs et Demain », il remonte carrément aux sources : c’est à l’Iliade d’Homère qu’il fait rendre son jus, fortement teinté de sang. Il n’est pas interdit de penser qu’il s’attaque un jour au Don Quichotte de Cervantès.

 

La question que pose Dan Simmons est de savoir s’il est le seul auteur de science-fiction à avoir ainsi entremêlé le travail de la création et celui de la critique. À la réflexion, et bien que personne ne semble l’avoir entrepris de façon aussi systématique que lui, il me semble que non. On en trouverait des rudiments chez James Blish, à considérer la façon dont il introduit le Finnegans Wake de Joyce comme un modèle du monde, incompréhensible sauf pour son créateur et donc susceptible d’interprétations infinies, dans Un Cas de conscience. Chez Philip K. Dick aussi, la glose sur l’acte d’écrire lui-même est souvent à peine sous-jacente. Et plus anciennement, la réflexion de van Vogt dans Le Monde du Non À sur l’immortalité nécessaire du héros, du moins jusqu’à l’épilogue, dans le roman aristotélicien, donne à penser. Enfin, postérieurement à Simmons, le roman démesuré de Peter F. Hamilton, L’Aube de la Nuit4, contient bien des démonstrations ironiques sur le fonctionnement du space opera et du roman populaire. Décidément, l’innocence n’est plus de mise, et c’est bien là que la littérature commence, s’il est vrai que l’écrivain véritable est celui qui s’interroge sur son art.

 

Ces quatre volumes réunissent ce que Dan Simmons lui-même a baptisé Les Cantos d’Hypérion, à savoir Hypérion, La Chute d’Hypérion, Endymion et L’Éveil d’Endymion. Mais aussi deux nouvelles, rattachées au Cycle et déjà publiées en français, ainsi que dans un dossier un court essai de Dan Simmons lui-même sur ses Cantos et une bibliographie complète à ce jour de cet auteur, établie par Alain Sprauel et Quarante-Deux.

 

Gérard KLEIN

1- On trouvera dans le dossier à la fin de cette édition une bibliographie indiquant les titres anglais et les sources de toutes les œuvres de Dan Simmons citées dans cette présentation.

2- À travers notamment un étrange et fort bon roman, Le Chant de Kali, publié par J’ai lu dans sa série Épouvante, 1989.

3- L’un des mérites de ce cycle de Dan Simmons aura été d’amener des lecteurs français à réexaminer l’œuvre immense et minuscule de John Keats. (Voir John Keats, Hypérion )

4- Rupture dans le réel 1 et 2, L’Alchimiste du Neutronium 1 et 2, Le Dieu Nu 1 et 2, Ailleurs demain, Laffont.