1.

Maddie Vasquez se terrait telle une fugitive dans l’ombre, à quelques mètres à peine de l’hôtel le plus prestigieux de Mendoza. Les yeux rivés sur l’entrée, elle observait l’incessant ballet des longues limousines qui déposaient leurs occupants devant l’entrée. Tout le gotha de Mendoza était présent.

Les dernières lueurs du crépuscule se fondaient dans la nuit, et les lumières scintillantes de la ville donnaient à la scène un charme suranné digne d’un conte de fées. Maddie s’efforça tant bien que mal de calmer les battements erratiques de son cœur. Il y avait longtemps qu’elle ne croyait plus aux contes de fées, songea-t-elle, la bouche marquée d’un pli amer. Avec une mère qui la considérait comme un faire-valoir et un père qui lui en voulait de ne pas être le fils qu’il avait perdu, elle ne se faisait plus beaucoup d’illusions sur l’existence.

Elle secouait la tête, comme si ce simple geste pouvait l’affranchir de la soudaine nostalgie qui venait de l’envahir, quand son regard fut attiré par l’arrivée d’une longue limousine argentée. D’instinct, elle recula dans la pénombre, tandis qu’un frisson courait dans sa nuque. Se pouvait-il que ce soit…  ?

Un portier s’empressa d’ouvrir la porte de la voiture, et la silhouette d’un homme de grande taille apparut.

C’était lui.

Nicolás Cristóbal de Rojas, le viticulteur le plus puissant et le plus réputé de Mendoza — et sans doute d’Argentine. Dans un monde viticole pourtant si changeant, les bénéfices du domaine de Rojas avaient triplé, voire quadruplé ces dernières années, et Nicolás était devenu un homme extrêmement riche, exsudant la virilité et le pouvoir.

Il portait un costume sombre et élégant qui mettait en valeur son physique d’athlète et ses traits ciselés. Maddie le vit jeter un regard blasé autour de lui, et son cœur faillit cesser de battre quand il tourna la tête dans sa direction. Comment avait-elle pu oublier l’intensité de ses yeux bleus ? De loin, elle distinguait son port altier, ses hautes pommettes saillantes et ses cheveux châtains qui l’avaient toujours démarqué des autres. Il était encore plus beau que dans ses souvenirs, plus viril, et infiniment plus… dangereux !

Percevant un mouvement rapide, elle reporta son attention sur le portier qui aidait une jeune femme blonde à descendre de voiture. Vêtue d’une somptueuse robe en lamé argent qui épousait avec volupté ses formes et ses longs cheveux blonds cascadant sur ses épaules, elle était époustouflante. La jeune femme glissa son bras sous celui de Nicolás et leva vers lui un visage radieux.

A la vue des regards enamourés qu’ils s’échangeaient, Maddie sentit une douleur indescriptible l’envahir. Oh ! non ! gémit-elle en son for intérieur. Comment ce diable d’homme pouvait-il encore l’affecter ainsi ? C’était impensable.

Elle avait passé son adolescence à rêver de lui, à idéaliser le jeune homme au physique d’Apollon. Hélas, cette passade d’adolescente s’était muée en cauchemar, ravivant la haine ancestrale entre les deux familles et signant l’arrêt de mort du mariage de ses parents. Elle avait certes réalisé ses fantasmes, mais à quel prix ?

La dernière fois qu’elle avait vu Nicolás remontait à quelques années. Ils s’étaient rencontrés par hasard dans un night-club londonien, et elle n’avait jamais pu oublier le regard haineux qu’il lui avait adressé avant de lui tourner ostensiblement le dos.

Prenant une profonde inspiration, Maddie redressa les épaules. Elle ne pouvait pas se permettre de se tapir dans l’ombre toute la soirée. Elle était venue annoncer à Nicolás qu’elle était enfin de retour en Argentine et qu’elle n’avait aucune intention de lui vendre la propriété familiale dont elle venait d’hériter. Ni maintenant, ni jamais. Elle devait le lui dire pour qu’il n’exerce pas de pression sur elle — comme il l’avait fait sur son père, profitant de la maladie et de la faiblesse du vieil homme pour le harceler. Elle aurait bien sûr préféré se cacher derrière la lettre anonyme d’un avocat, mais n’en avait hélas pas les moyens. De plus, elle ne voulait pas que de Rojas croie qu’elle avait peur de se confronter à lui.

Elle frissonna dans l’air vespéral. Elle savait mieux que quiconque à quel point la famille de Rojas pouvait se montrer impitoyable, mais n’en avait pas moins été surprise de la pression que Nicolás avait exercée sur un vieillard impotent. C’était le genre de choses dont elle se serait attendue de la part de son père, mais pas de Nicolás. Comme quoi, elle le connaissait bien mal…

D’une main tremblante, elle lissa les plis de sa scintillante robe noire et se prépara mentalement à assister au prestigieux gala annuel des viticulteurs de Mendoza. Son budget ne lui permettant pas de s’acheter de somptueuses robes de soirées, elle n’aurait jamais pu assister à l’illustre réception si elle n’avait trouvé dans les affaires de sa mère une tenue adéquate. Celle-ci était certes un peu trop osée à son goût — les fines bretelles lui dénudaient le dos jusqu’à la taille — mais elle n’en avait pas d’autre. Il était simplement regrettable que sa mère ait eu des goûts vestimentaires si différents des siens et qu’elle ait été beaucoup plus petite que sa fille. Maddie avait en effet hérité de son arrière-grand-mère irlandaise sa grande taille, mais aussi sa chevelure d’un noir de jais, ses yeux verts et sa peau diaphane.

Rassemblant son courage, Maddie sortit enfin de l’ombre et se dirigea vers l’hôtel. La tête haute, elle ignora les regards appuyés que lui lançaient les gens sur son passage et pénétra d’un pas vif dans l’élégant hall d’entrée.

*  *  *

Nicolás Cristóbal de Rojas étouffa un bâillement. Il travaillait sans relâche depuis des semaines en vue des vendanges, et l’effet s’en faisait ressentir. Il fit la grimace, conscient que l’approche des vendanges n’était pas la seule raison qui l’avait poussé à travailler comme un forcené. La discipline qu’il s’efforçait de respecter lui avait été inculquée très jeune et de façon brutale.

— Allons, mon chéri, résonna une voix teintée d’irritation. Suis-je vraiment aussi ennuyeuse que cela ?

Rappelé à l’ordre par la jeune femme qui l’accompagnait, Nic lui adressa un sourire amusé.

— Pas du tout !

La jeune beauté lui serra le bras d’un geste affectueux.

— L’ennui te guette, Nic. Tu devrais te rendre à Buenos Aires et t’amuser un peu. Je ne sais pas comment tu supportes de vivre dans ce trou perdu, ajouta-t-elle avec un frisson étudié, avant de s’éloigner d’une démarche chaloupée.

Soulagé d’être immunisé contre ce genre d’artifices très féminin, Nic remarqua bon nombre d’hommes qui se retournaient sur son passage et la déshabillait du regard. Il secoua la tête d’un air consterné tout en remerciant sa bonne étoile. La présence d’Estella avec lui ce soir lui permettrait d’échapper aux nombreuses croqueuses de diamants qui fréquentaient ce genre de réception. Ce soir, il n’était pas d’humeur à supporter les avances de ces femmes assoiffées d’argent et de pouvoir qu’il ne manquait jamais d’attirer. La dernière en date s’était déchaînée contre lui pendant plus d’une heure, l’accusant de n’avoir pas de cœur, et il n’était pas prêt à renouveler l’expérience de sitôt.

En vérité, ses dernières conquêtes lui avaient laissé un curieux sentiment de vide. Il avait certes assouvi sa passion sur le moment mais ensuite, il était resté sur sa faim. Quant à s’engager dans une relation stable, il n’en était pas question — l’exemple désastreux du mariage de ses parents l’avait mis en garde contre cette institution dès son plus jeune âge. Il savait qu’il serait bien obligé de se marier un jour, ne serait-ce que pour transmettre l’héritage familial à ses enfants, mais il choisirait sa future épouse avec le plus grand soin.

Une silhouette apparut soudain sur le seuil de la salle de bal. Inexplicablement, Nic sentit un picotement sur sa nuque — le même qu’il avait ressenti quelques instants auparavant devant l’hôtel, quand il avait eu la sensation d’être observé. La jeune femme était trop loin pour qu’il puisse distinguer ses traits, mais il apercevait ses longues jambes galbées, mises en valeur par une scintillante robe de cocktail, et sa longue chevelure noire qui retombait sur ses épaules de façon harmonieuse. Quelque chose en elle lui était familier, mais il n’arrivait pas à savoir quoi. L’instant d’après, elle regarda dans sa direction et se raidit imperceptiblement, avant de marcher vers lui d’un pas résolu. Il eut un hoquet de surprise en la reconnaissant enfin. Ce n’était pas possible ! songea-t-il, stupéfait. Il devait être victime d’une hallucination. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle se trouvait à Londres…

Soudain, Maddie fut devant lui.

L’incrédulité le disputant à la fascination, Nic garda le silence, incapable d’articuler un seul mot. Elle était encore plus belle que dans son souvenir. Elle n’était plus la jeune fille aux joues rondes qu’il avait connue. Son visage s’était affiné, son corps élancé avait pris des formes sculpturales et voluptueuses à la fois. Un mélange saisissant.

Il ne s’était même pas rendu compte qu’il la dévisageait sans vergogne avant qu’il ne croise son regard et ne voie le rouge lui monter aux joues. Aussitôt, un frisson de désir naquit au creux de ses reins, chassant l’ennui qui l’avait habité jusqu’à présent. Submergé par des émotions violentes, il frémit d’indignation au souvenir de la trahison de la jeune femme et de l’humiliation qu’il avait alors éprouvée. Les années avaient passé, mais il n’avait pas oublié.

— Madalena Vasquez, dit-il d’une voix traînante qui ne reflétait en rien son tumulte intérieur. Que diable fais-tu ici ?

*  *  *

Maddie grimaça intérieurement, mais n’en laissa rien paraître. Dire qu’à une époque pas si lointaine il l’appelait Maddie ! Les quelques secondes qu’il lui avait fallu pour traverser la salle et rejoindre Nic lui avaient semblé interminables, et les chaussures de sa mère — d’une pointure trop grande — n’avaient pas arrangé les choses. Consciente des murmures de la foule sur son passage, elle se doutait bien que ceux-ci n’avaient rien de flatteur. En effet, il était de notoriété publique que son père les avait jetées à la rue, sa mère et elle, huit ans auparavant.

Nicolás de Rojas lui adressa un sourire glacial.

— Toutes mes condoléances pour le décès de ton père.

Les joues de Maddie s’enflammèrent, tandis que des étincelles s’allumaient dans ses prunelles.

— Ne fais pas semblant d’être affecté par la mort de mon père, siffla-t-elle, attentive aux oreilles indiscrètes.

Nic croisa les bras sur son torse puissant et la fixa d’un œil torve. Seigneur, il était encore plus intimidant ainsi ! songea-t-elle en réprimant un frisson.

— Il est vrai que sa mort m’a laissé plutôt indifférent, admit Nic en haussant les épaules. Mais je peux tout de même me montrer poli.

Maddie rougit. Elle avait lu dans les journaux que le père de Nic était décédé quelques années auparavant et, même si elle n’avait jamais aimé le vieillard, elle n’était pas du genre à se réjouir de la mort d’autrui.

— Je suis moi aussi sincèrement désolée pour ton père, murmura-t-elle avec maladresse.

Nic serra les mâchoires et leva un sourcil interrogateur.

— Pour ma mère aussi ? Elle s’est suicidée quand ton père lui a appris que mon père entretenait une liaison avec ta mère depuis des années.

A ces mots, Maddie blêmit. Elle ne savait pas que Nic était au courant de cette histoire sordide ni des conséquences tragiques que la révélation de son père avait causées, mais à en juger par la lueur meurtrière qui venait de traverser son regard, il était fou de rage.

Effondrée, elle secoua la tête.

— Je ne savais pas…

Il balaya sa réponse d’un geste de la main.

— Pas étonnant. Tu étais bien trop occupée à parcourir l’Europe avec ta mère et à dépenser la fortune familiale !

Maddie fut prise d’une brusque nausée. Cette conversation était pire que tout ce qu’elle avait pu imaginer. Dans sa naïveté, elle avait cru pouvoir lui expliquer en quelques mots sa position et obtenir une réponse, fût-elle brève. Hélas, la haine ancestrale entre les deux familles avait été ravivée par ces événements tragiques et brûlait maintenant d’une flamme inextinguible. L’atmosphère entre eux était chargée d’électricité — et aussi d’autre chose que Maddie se refusait à reconnaître.

Nic balaya la salle du regard et étouffa un juron. Avant même qu’elle n’ait le temps de comprendre ce qui lui arrivait, il lui saisit le bras et l’entraîna sans ménagement à l’autre bout de la vaste pièce, avant de la faire pivoter vers lui. Cette fois, toute trace d’amabilité avait disparu de son visage, tandis qu’il la dévisageait, les yeux flamboyant de colère.

D’un geste du poignet, Maddie se libéra et le foudroya du regard.

— Comment oses-tu me traiter ainsi ? s’exclama-t-elle en massant son bras meurtri.

— Je réitère ma question. Que fais-tu ici ? Sache que tu n’es pas la bienvenue.

Au prix d’un violent effort, Maddie s’efforça de contenir sa fureur : les enjeux étaient trop importants. Elle fit un pas vers lui et arrima son regard au sien.

— Pour ta gouverne, je suis autant la bienvenue ici que toi et je suis venue te dire que, tout comme mon père avant moi, je refuse de vendre et je ne céderai pas sous la pression.

Nic ricana.

— Tu es désormais l’heureuse propriétaire de plusieurs hectares de terre en friche et de quelques vignes à l’abandon. Le domaine Vasquez n’a pas produit de vin de qualité depuis plusieurs années maintenant.

S’efforçant de masquer la souffrance que ses paroles lui causaient, Maddie riposta :

— Ton père et toi avez fait tout votre possible pour évincer le mien du marché jusqu’à ce qu’il soit acculé et ne puisse plus rivaliser avec vous.

La colère embrasa le regard de Nic.

— J’aurais bien aimé te dire que nous passons notre temps à concocter des plans machiavéliques dans l’espoir de ruiner ta famille, mais la vérité est hélas tout autre. Les vignobles Vasquez ont perdu des parts de marché simplement parce que la qualité de leurs vins est inférieure à celle des nôtres. Ni plus ni moins. Vous êtes les seuls responsables de cet état de fait.

Ces mots avaient été prononcés d’une voix tellement cassante, et son expression était si sombre que Maddie fit un pas en arrière. Sa proximité la rendait nerveuse et lui rappelait des souvenirs qu’elle aurait préféré oublier. Déjà, elle sentait renaître en elle le désir mêlé de nostalgie de son corps pressé contre le sien et de leurs caresses langoureuses. Cela avait été une expérience enivrante. Elle le désirait si fort, alors, qu’elle l’avait supplié de…

— Ah, te voilà !

Nic poussa un soupir exaspéré.

— Pas maintenant, Estella…

Ravie de cette diversion, Maddie jeta un regard oblique à la jolie blonde qu’elle avait déjà aperçue en compagnie de Nic devant l’hôtel.

— Va m’attendre à notre table, Estella, enchaîna-t-il d’une voix cassante. Je te rejoins dans quelques minutes.

La jeune femme coula un regard étonné à Nic avant de s’éloigner en secouant la tête. Maddie songeait qu’elle était une maîtresse plutôt tolérante quand Nicolás lui saisit de nouveau le bras, l’arrachant à ses pensées. Furieuse, elle se dégagea d’un geste vif, vaguement consciente qu’une des bretelles de sa robe avait glissé sur son épaule. Quand elle sentit le regard de Nic sur sa poitrine, une onde de chaleur se mit aussitôt à courir dans ses veines. Elle avait sans doute imaginé la lueur de désir qui venait de traverser son regard. Après tout, cet homme n’éprouvait rien pour elle — hormis une haine farouche.

— Je te répète que je suis venue ici à la seule fin de te dire que je suis désormais de retour et que je n’ai aucune intention de vendre le domaine Vasquez. Et encore moins à un membre de la famille de Rojas. Au contraire ! J’ai l’intention de restaurer la propriété pour qu’elle retrouve sa gloire d’antan.

Nic la dévisagea d’un air incrédule, puis rejeta la tête en arrière et éclata d’un rire tonitruant.

— Quand le scandale a éclaté après votre départ, personne n’aurait imaginé un seul instant que toi ou ta mère oseriez revenir ici un jour pour prendre possession du domaine, dit-il après avoir repris son sérieux.

Maddie serra les poings. La simple évocation de cette période terrible raviva toute sa souffrance.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles !

Sans écouter sa réponse, il poursuivit implacablement.

— Il est de notoriété publique que ton père était ruiné au moment de sa mort. Est-ce le richissime mari suisse de ta mère qui finance ce caprice ? A moins que tu ne te sois toi aussi trouvé un mari fortuné ? La dernière fois que je t’ai vue, tu semblais fréquenter assidûment les night-clubs prisés par le gotha londonien.

Piquée au vif, Maddie se redressa.

— Non, ma mère ne finance rien du tout et je n’ai ni mari fortuné, ni fiancé, ni amant. Mais je ne vois pas en quoi cela te concerne.

L’expression du visage de Nic se modifia. Il la dévisageait maintenant d’un air à la fois incrédule et choqué.

— Tu veux me faire croire que la princesse gâtée que tu es se croit capable de transformer un grand domaine viticole moribond en entreprise florissante sans l’aide d’un expert ? Est-ce ton nouveau passe-temps ? Te serais-tu lassée des fêtes organisées sur les luxueux yachts en baie de Cannes ?

La colère embrasa Maddie. Il n’avait aucune idée du mal qu’elle s’était donné pour prouver à son père qu’elle était aussi capable que n’importe quel homme d’accomplir ce genre de travail. Hélas, elle n’aurait plus jamais cette chance, maintenant qu’il était mort. Pour autant, elle se refusait de laisser aller à l’abandon le domaine familial dont elle avait hérité ; il en allait de sa réputation.

— Exactement, confirma-t-elle d’une voix furieuse. Et ne t’attends pas à voir ma propriété mise en vente de sitôt car ce ne sera jamais le cas.

Elle s’apprêtait à s’éloigner quand une voix glaciale l’arrêta net.

— Je ne te donne pas plus de deux semaines pour changer d’avis et partir en courant. Tu n’as pas la moindre idée de la façon dont on dirige un domaine viticole. Et pour cause… Tu n’as jamais travaillé dans les vignes durant ton enfance — pas même une journée. Tu n’as pas l’envergure, Vasquez, et quand tu t’en rendras compte par toi-même tu seras heureuse de vendre. Et sache que je m’alignerai sur ton prix, pour la seule et bonne raison que je me réjouis d’avance de voir la famille Vasquez partie d’ici pour de bon !

Maddie accusa le coup. Nic savait qu’elle n’avait jamais travaillé dans les vignes parce qu’elle le lui avait avoué dans un de leurs rares moments d’intimité. Mais jamais elle n’aurait imaginé qu’il se servirait de cette information contre elle.

Nic fit un pas vers elle et riva ses yeux aux siens.

— Tu sais que ta propriété fera un jour partie du domaine de Rojas et en refusant ma proposition, tu ne fais que repousser l’inéluctable. Songe que d’ici à une semaine tu pourrais être à Londres en train d’assister à un défilé de mode et assez riche pour combler tes besoins pour longtemps. Je m’arrangerai pour que tu n’aies plus aucune raison de revenir ici.

Maddie secoua la tête en signe de dénégation. L’hostilité de cet homme lui causait une souffrance indescriptible qu’elle n’arrivait pas à comprendre et qui la pétrifiait.

— Je suis autant chez moi ici que toi, dit-elle d’une voix nouée par l’émotion. Et je n’en partirai plus jamais.

En dépit de son air bravache, Maddie était consciente que tout ce qu’avait dit Nic était vrai, hormis l’idée qu’il se faisait de sa vie personnelle. Et elle n’était pas prête à le détromper sur ce point.

— Ne t’avise pas de t’approcher de ma propriété, dit-elle en reculant d’un pas. Tu n’y es pas le bienvenu.

Il lui adressa un sourire moqueur.

— J’ai bien apprécié ton petit numéro, et il me tarde de voir combien de temps tu pourras assumer ce rôle.

Enfin, Maddie détacha son regard de Nic et s’éloigna avec raideur. Mais elle n’avait pas fait trois pas qu’elle trébucha et manqua de tomber. Maudissant ses chaussures trop grandes, elle redressa la tête et traversa la salle la tête haute, priant le ciel pour ne pas perdre une chaussure sous les yeux de cet homme d’une arrogance incommensurable et de la foule ébahie. Ce ne fut que lorsqu’elle atteignit sa vieille Jeep cabossée et qu’elle s’engouffra dans l’habitacle que ses nerfs lâchèrent et qu’elle se mit à trembler sans pouvoir s’arrêter pendant de longues minutes.

Les paroles de Nic résonnaient encore à ses oreilles. Le pire était qu’il avait sans doute raison. Son projet semblait voué à l’échec. Mais elle se devait d’essayer, ne serait-ce que pour son père. Celui-ci avait fait amende honorable et, même si ses excuses étaient arrivées tardivement, Maddie avait toujours gardé espoir qu’il lui pardonne. Elle serait revenue bien plus tôt s’il le lui avait permis car d’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle avait toujours rêvé de travailler sur la propriété. Aussi, quand elle avait reçu la lettre poignante de son père moribond qui regrettait ses actions passées, elle n’avait pu s’empêcher de répondre à son appel et était revenue aussi vite que possible.

Mais, malgré sa hâte, son père était mort alors qu’elle survolait l’Atlantique. Le notaire de la famille l’avait accueillie à l’aéroport pour lui annoncer la nouvelle, et elle s’était rendue directement à la propriété familiale pour assister aux funérailles. Après une cérémonie d’une tristesse inouïe, son père avait été enterré dans le petit cimetière familial. Maddie n’avait même pas pu entrer en contact avec sa mère, partie en croisière avec son quatrième mari — un homme de dix ans son cadet.

Maddie poussa un profond soupir. Elle se sentait très seule face à la vive animosité de Nic et face au défi apparemment insurmontable qu’elle avait décidé de relever.

Selon la légende, les ancêtres de Maddie et de Nic avaient été bons amis. Ils avaient quitté l’Espagne dans l’espoir de se construire une vie nouvelle en Argentine. Ils s’étaient juré de créer ensemble un vignoble, mais une sombre histoire de trahison impliquant une femme avait brisé leur amitié pour toujours. En représailles, l’aïeul de Maddie avait créé l’appellation Vasquez et implanté son vignoble juste à côté de la propriété de son ennemi juré. Les vins Vasquez avaient rencontré un succès si phénoménal qu’ils avaient pratiquement anéanti l’appellation de Rojas. Les années passant, la haine entre les deux familles n’avait fait qu’empirer, chaque génération se battant pour assouvir sa soif de domination et de vengeance. La violence entre eux était devenue telle qu’un jour un membre de la famille de Rojas avait été assassiné. Cependant, la culpabilité de la famille adverse n’avait jamais pu être prouvée.

Au fil des années, des revers de fortune avaient touché les deux familles, mais à l’époque où Maddie était née les deux domaines viticoles connaissaient un succès comparable, et la haine ancestrale s’était peu à peu muée en une trêve précaire. En dépit de cette paix toute relative, Maddie avait grandi en sachant qu’elle serait sévèrement punie si elle était surprise ne serait-ce qu’à regarder en direction du domaine voisin.

Songeant soudain au surnom condescendant dont Nic l’avait affublée, princesse, elle s’empourpra. Il ne l’avait réellement vue qu’en de rares occasions, lors de réceptions mondaines où les deux familles avaient été conviées. Sa mère avait longtemps profité de ces occasions pour exhiber Maddie dans les dernières tenues à la mode dans l’espoir de transformer le garçon manqué qu’elle était en la jeune fille glamour et séduisante qu’elle aurait aimé avoir. Mortifiée et mal à l’aise, Maddie faisait son possible pour se fondre dans le décor, tout en étant douloureusement consciente de sa fascination pour le trop séduisant Nicolás Cristóbal de Rojas. De six ans son ainé, le jeune homme dégageait une arrogance et un magnétisme qui ne la laissait pas indifférente. La tension et la froideur entre les deux familles ne faisaient qu’exacerber l’attirance qu’elle éprouvait pour lui.

Puis, alors qu’elle venait d’avoir douze ans, on l’avait envoyée en pension en Angleterre d’où elle ne revenait que pour les vacances. Elle ne vivait que pour ces longs mois d’été durant lesquels elle entrevoyait Nic lors de réceptions ou de matchs de polo auxquels leurs familles étaient conviées. Elle l’apercevait de temps en temps par la fenêtre de sa chambre — silhouette lointaine inspectant à cheval le vignoble voisin. Avec sa chevelure de feu, il ressemblait à un dieu grec. Puissant et orgueilleux.

Chaque fois qu’elle l’avait rencontré à l’occasion de soirées mondaines, il était toujours entouré de jolies filles. Elle frémit en songeant à la superbe blonde qu’il venait de congédier de façon désinvolte. Apparemment, rien n’avait changé de ce côté-là…

Huit ans auparavant, un drame était survenu, ravivant la haine ancestrale entre les deux familles, réduisant à néant, et en l’espace d’un instant, tout le travail accompli…

Maddie secoua la tête et démarra la voiture d’une main tremblante. Elle avait tout juste assez d’essence pour retourner à la petite ville de Villarosa, à environ une demi-heure de route de Mendoza. Un homme comme Nic devait à n’en pas douter partager ce soir une suite luxueuse avec la blonde aux jambes interminables. Mais Maddie n’avait nulle part où se rendre, excepté une propriété délabrée où l’électricité avait été coupée depuis des mois et où elle et un personnel dévoué et réduit à son strict minimum dépendaient d’un vieux générateur.

Comme les ancêtres de la famille de Rojas devaient se moquer d’elle ! songea amèrement Maddie en s’insérant dans le flot de la circulation.