2.

Nic demeura immobile, comme hypnotisé par la vue du dos dénudé de Maddie et l’avalanche de mèches noires qui cascadaient sur ses épaules tandis qu’elle s’éloignait. Il la vit trébucher, ce qui la fit paraître vulnérable l’espace d’un instant, puis elle retrouva son équilibre et sortit de la salle de bal avec toute la dignité d’une reine. Pourquoi avait-elle pris cet air outré quand il l’avait traitée de princesse ? N’était-ce pas ce qu’elle avait toujours été ?

A l’époque où elle n’était encore qu’une toute jeune fille, elle lui avait fait penser à une fragile poupée de porcelaine et bien qu’il détestât aujourd’hui l’admettre, son teint diaphane et ses yeux vert émeraude l’avaient toujours fasciné. Il y eut même des moments où il avait cru que sous des dehors sophistiqués se cachait un être beaucoup plus sensible et profond qu’il n’y paraissait. Comme il avait été naïf !

Nic serra les mâchoires. Mieux valait ne pas s’attarder sur ces souvenirs. Il avait beau savoir que son air d’innocence n’était qu’un simulacre, elle le troublait toujours.

Comme sa mère avant elle, Maddie était la tentation faite femme. Son père avait été pris au piège de sa beauté ingénue et, seulement une génération plus tard, lui-même avait commis la même erreur — avec sa fille. Dire qu’elle n’avait que dix-sept ans, à l’époque…

*  *  *

Un soir d’été, il était venu inspecter les vignes qui jouxtaient la propriété des Vasquez ; ils étaient toujours très vigilants car ils craignaient des actes de sabotage. Excédé par le mélodrame constant dans lequel vivait sa mère et par la violence gratuite de son père, Nic était d’humeur sombre. Au cours du dîner familial, son père — ivre comme à son habitude — s’était lancé dans une longue diatribe contre l’appellation Vasquez dont la soudaine popularité menaçait selon lui leurs propres ventes. Nic avait toujours été fermement convaincu que chacun était responsable de ses propres succès ou insuccès mais, sous le joug d’un père autoritaire, n’avait jamais pu mettre en place les réformes qu’il souhaitait.

Un brusque mouvement ayant soudain attiré son attention, il avait levé les yeux vers la petite colline qui servait de frontière naturelle entre les deux propriétés et avait aperçu une silhouette féminine avec de longs cheveux noirs chevauchant un immense étalon : Madalena Vasquez — qui le regardait droit dans les yeux. A sa vue, une soudaine bouffée de rage l’avait envahi. Comment osait-elle occuper ses pensées, alors qu’elle lui était interdite ? Cette femme était l’incarnation de la sombre querelle qui divisait leurs deux familles et qu’il n’avait jamais vraiment comprise. L’image hautaine qu’elle présentait n’avait fait qu’accroître sa fureur et, mû par une impulsion, il avait lancé son cheval au galop, droit sur elle. Mais, déjà, elle avait tourné bride…

Huit ans après, il ressentait encore l’excitation qui s’était emparé de lui à l’idée de la rattraper et de voir enfin à quoi elle ressemblait de près. Il n’avait jamais eu le droit de lui parler — même s’il avait été conscient des regards en coin qu’elle lui lançait avant de se détourner d’un air timide.

Il avait fini par l’apercevoir, couchée sur l’encolure de son cheval et les cheveux au vent, galopant à bride abattue. Avec une urgence qu’il ne s’expliquait pas, il s’était lancé à sa poursuite, mais ce n’est qu’arrivé à la lisière de leurs deux propriétés qu’il avait enfin aperçu son cheval, attaché seul à un arbre. L’endroit était isolé et regorgeait d’arbres fruitiers aux senteurs enivrantes. Elle l’attendait, adossée à un arbre, comme si elle avait toujours su qu’il la suivrait.

Plus subjugué par ses joues rosies par le vent et par sa magnifique chevelure noire de jais qu’il ne voulait l’admettre, Nic avait sauté à bas de son cheval et s’était approché d’elle, toute trace de sa récente colère disparue. L’atmosphère s’était aussitôt chargée d’électricité.

— Pourquoi m’as-tu suivie ? avait-elle demandé d’une voix rauque.

— Sans doute que j’avais envie de voir de plus près à quoi ressemblait la fameuse princesse Vasquez.

Le visage soudain blême, elle avait écarquillé les yeux et fait un pas en arrière.

Nic s’était aussitôt excusé.

— Attends… Ecoute, je ne sais pourquoi j’ai dit ça… je suis désolé. Je t’ai suivie parce que j’en avais envie et parce que je crois que tu en avais envie, toi aussi.

Sans même être conscient de son geste, Nic avait levé une main et effleuré du bout des doigts la joue satinée de Maddie, tout en l’observant avec une fascination grandissante. A la vue de son visage si expressif, une brusque bouffée de désir l’avait terrassé.

— Nous ne devrions pas être ici, dit-elle, une lueur de panique traversant son regard. Si quelqu’un nous voyait…

Ensorcelé, Nic l’avait dévorée des yeux. Sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration haletante, et ses seins pointaient avec arrogance à travers son chemisier.

Il luttait pour recouvrer la maîtrise de lui-même quand elle lui avait lancé un regard de pur défi, confirmant ainsi les soupçons qu’il avait toujours eus à son égard : elle n’était peut-être pas aussi fragile qu’elle le paraissait — comme leur folle chevauchée le lui avait déjà laissé entrevoir.

— Je ne me considère pas comme une princesse. Ce n’est pas du tout mon genre. Je déteste quand ma mère me force à parader ainsi en public… elle aimerait que je lui ressemble plus. Et ils ne me laissent même pas monter à cheval sans surveillance. Je dois sortir en cachette…

— Je passe presque toutes mes journées à cheval, à travailler dans les vignes.

— Cela a toujours été mon rêve, avait-elle confié d’une voix timide. Mais quelque temps après la mort de mon frère, mon père m’a surprise en train de faire les vendanges et il m’a renvoyée à la maison en me disant qu’il me fouetterait s’il me surprenait encore une fois dans les vignes.

Nic avait senti son sang se glacer. Il savait mieux que quiconque ce que c’était que de subir le courroux d’un père irascible.

— Ton frère est mort il y a quelques années, n’est-ce pas ?

Maddie avait détourné le regard et dégluti avec peine.

— Il est mort accidentellement alors qu’il écrasait le raisin, avait-elle confirmé. Il n’avait que treize ans.

— Je suis désolé. Vous étiez proches ?

— Je l’adorais. Notre père était… est très colérique. Un jour je l’ai énervé, et il m’aurait frappée si mon frère ne s’était pas interposé. Du coup, c’est lui qui a encouru ses foudres. Il n’avait que huit ans, à l’époque…

En voyant les larmes couler sur les joues de Maddie, une nausée lui avait soulevé le cœur. Mû par une impulsion, il l’avait enveloppée dans ses bras et serrée contre lui. A bien des égards, elle n’était qu’une parfaite étrangère pour lui et pourtant en cet instant, il se sentait très proche d’elle. Trop vite, elle s’était dégagée de son étreinte, et Nic ne l’avait lâchée qu’à contrecœur.

— Je dois partir… Ils vont venir me chercher…

Elle s’apprêtait à partir quand Nic l’avait saisie par le bras.

— Attends… Rejoins-moi ici demain.

Nic s’était raidi dans l’attente d’un éclat de rire moqueur, signe qu’il aurait mal interprété les délicieux instants qu’ils venaient de partager, mais elle avait éclaté d’un rire joyeux.

— Oh oui ! Cela me ferait plaisir.

Ils avaient continué à se voir toute la semaine — moments volés dans un lieu magique où le temps semblait suspendu. Nic s’était peu à peu confié à elle, annihilant ainsi ses nombreuses années d’isolement. Et, chaque jour, il était tombé un peu plus amoureux de Madalena Vasquez. Elle dégageait une sensualité à fleur de peau qui le rendait fou de désir. Pourtant, depuis la nuit où il l’avait attiré dans ses bras pour la consoler, il ne l’avait plus jamais touchée.

La passion brûlante qu’il éprouvait pour elle le terrifiait et l’excitait à la fois, et quand il l’avait retrouvé ce soir-là, il avait su d’emblée que les choses allaient être différentes. Maddie l’attendait, et ils s’étaient longuement dévisagés sans parler. L’atmosphère semblait vibrer entre eux. Soudain, elle avait été dans ses bras, avant même qu’il ait eu le temps de l’attirer contre lui.

Sa bouche collée à la sienne, elle s’était agrippée à lui de toutes ses forces. Il avait glissé une main dans la soie odorante de ses cheveux et lentement, l’avait allongée sur l’herbe. Enflammé par le contact de son corps pressé contre le sien, Nic avait défait avec des gestes malhabiles les boutons de son chemisier. Puis il en avait écarté les pans, avant de dégrafer son soutien-gorge et d’exposer ses seins à son regard. Il avait beau ne pas être un jeune homme naïf et sans expérience, quand il avait contemplé ses deux globes parfaits, il avait failli perdre tout contrôle. S’inclinant vers elle, il avait refermé sa bouche sur la pointe d’un sein, la goûtant jusqu’à satiété, tandis qu’elle poussait des petits gémissements et ondulait sous lui. Il était dans un tel état d’excitation qu’il avait perdu toute notion de la réalité, et ce fut seulement quand Maddie s’était raidie dans ses bras qu’il avait distingué le bruit des sabots.

Levant les yeux, ils avaient découvert des cavaliers qui les dévisageaient, la mine sombre. Nic s’était levé et placé devant Maddie dans l’espoir de la protéger. En vain. Tous deux avaient été traînés hors de la clairière par leurs employés respectifs, puis hissés sans cérémonie sur des chevaux et ramenés de force chez eux…

*  *  *

— Houhou ! Il y a quelqu’un ?

La voix joyeuse d’Estella le ramena brutalement à la réalité. Désorienté, il baissa les yeux sur la jeune femme qui le dévisageait, une expression inquiète sur le visage.

— Tiens, dit-elle en lui tendant une flûte de champagne. Tu as l’air d’en avoir bien besoin.

L’esprit en déroute, il saisit la flûte et but une gorgée, s’interdisant d’avaler le fin breuvage d’un trait.

— Alors, s’enquit Estella d’une voix curieuse, cette femme est-elle vraiment la dernière descendante de la famille Vasquez ? J’ai cru un instant que vous alliez vous écharper.

— Oui, confirma Nic d’un ton sec. Elle est revenue pour reprendre l’exploitation familiale.

— Comme c’est intéressant… Toi aussi, tu es le dernier descendant de ta lignée…

Nic la fusilla du regard.

— La seule chose intéressante dans ce retour intempestif est qu’elle sera bientôt obligée de me vendre sa propriété et que nous serons enfin débarrassés de la famille Vasquez.

Là-dessus, il lui tourna le dos et s’éloigna avec raideur. Ecouter les élucubrations d’Estella était bien la dernière chose dont il avait besoin —  comme avoir son nom traîné dans la boue avec un scandale mettant de nouveau en lumière la haine ancestrale de leurs deux familles. Plus vite Madalena Vasquez comprendrait la futilité de son projet, mieux ce serait.

*  *  *

— Qu’est ce qu’il manigance encore ? se répétait Maddie en retournant dans tous les sens la carte d’invitation en papier gaufré. Le message était bref et concis.

« Vous êtes cordialement invité

à une dégustation privée

des meilleurs crus du domaine de Rojas,

Samedi à 19 heures,

Casa de Rojas, Villarosa, Mendoza

L’invitation était arrivée avec le courrier du jour, alors que Maddie faisait le tri dans les papiers de son père.

Un bruit lui fit lever la tête : Hernan venait d’entrer dans le bureau. Il était le plus ancien et le plus dévoué de leurs employés. Viticulteur, tout comme son père avant lui, il avait depuis toujours travaillé pour la famille de Maddie. Eu égard aux déboires financiers de celle-ci, sa femme, Maria, et lui ne travaillaient désormais plus que pour le gîte et le couvert.

Le vigneron en chef de son père était parti depuis longtemps, et Maddie était consciente qu’elle allait devoir assumer ce rôle en attendant des jours meilleurs. Elle venait tout juste de terminer une maîtrise en œnologie et viticulture et manquait cruellement d’expérience, mais elle adorait son métier et était ravie de saisir cette occasion inespérée — même s’il s’agissait d’un cadeau empoisonné.

Sans un mot, elle lui tendit la carte. Il la lut en silence, avant de la lui rendre, une expression indéchiffrable sur le visage. Devant son mutisme, Maddie se contenta de lever un sourcil interrogateur.

— Si vous acceptez cette invitation, vous seriez la première personne de cette famille à vous rendre sur les terres de Rojas depuis une éternité.

Maddie acquiesça. Elle ne savait pas à quel jeu jouait Nic, mais force lui était de reconnaître qu’elle était intriguée de voir de près la célèbre propriété.

— Vous devriez peut-être accepter l’invitation, dit Hernan, la prenant par surprise. Après tout, les temps ont changé, et les choses ne peuvent pas continuer ainsi. Il mijote quelque chose, c’est sûr. Nic de Rojas est infiniment plus intelligent que son père, et il est donc dangereux de l’avoir comme ennemi. Mais, si vous appreniez à le connaître…

Pensive, Maddie regardait la carte qu’elle tenait à la main. Cela faisait deux semaines qu’elle n’avait pas revu Nic, mais elle se sentait toujours aussi troublée en pensant à lui. Le fait d’avoir fait le tri dans les papiers de son père lui avait permis de voir jusqu’où Nicolas de Rojas était prêt à aller pour s’approprier son domaine. Son père avait reçu un nombre incalculable de lettres lui conseillant de vendre. Certaines étaient amicales et d’autres franchement menaçantes. Elles avaient certes été écrites par le notaire de Nic, mais c’est lui qui les avait signées.

Maddie soupira. Quand bien même elle aurait voulu déchirer l’invitation en mille morceaux et la renvoyer à son expéditeur, elle savait qu’elle ne pouvait pas se permettre de s’isoler. Glissant l’invitation dans un tiroir, elle se leva et ajusta d’un geste déterminé son chapeau sur la tête.

— Je vais y réfléchir. Mais dans l’immédiat, nous devons vérifier l’état des vignes, côté est. Je crois qu’elles offrent nos meilleures perspectives de récolte pour cette année.

— Notre seule perspective, vous voulez dire, marmonna Hernan, tandis qu’ils se dirigeaient vers la vieille Jeep toute cabossée.

Maddie lutta pour ne pas céder à la panique. Celle-ci était bien trop fréquente à son goût, et le fait de savoir que la tâche écrasante des vendanges leur incomberait à elle et à Hernan — et à toute autre personne de bonne volonté — n’arrangeait pas les choses. Son père avait été un viticulteur de la vieille école qui avait toujours refusé d’employer des méthodes modernes. C’eût été une très bonne approche s’il avait produit des vins haut de gamme parallèlement à des vins plus abordables, mais dans les dernières années de sa vie il avait cessé de produire des vins de qualité.

Leur seul espoir résidait dans ce cépage. Il s’était épanoui malgré la négligence de son père et atteignait aujourd’hui un excellent niveau de maturité. Il s’agissait des raisins de sauvignon qui produisait un célèbre vin blanc de renommée internationale. S’ils pouvaient les ramasser, puis convaincre les investisseurs de la qualité et de la quantité de la récolte, peut-être pourraient-ils contracter un prêt qui leur permettrait de remettre le domaine sur les rails — ou du moins leur permettre de payer les factures courantes.

*  *  *

Les nerfs à vifs, Nic se tenait immobile dans la cour carrée de son hacienda, le regard tourné vers l’imposante porte à double battant qui laissait filtrer la longue file d’invités triés sur le volet, venus pour la plupart des quatre coins du monde assister à cette dégustation. Une multitude de petits lampions éclairaient la cour et des domestiques, habillés de blanc et noir, évoluaient au milieu des invités en proposant coupes de champagne et canapés. Mais, l’esprit ailleurs, Nic ne voyait rien de tout cela. Allait-elle venir ? se demandait-il, l’estomac noué. Et pour quelle raison l’avait-il invitée, au fond ?

Sans doute parce qu’il voulait qu’elle disparaisse enfin de sa vie. Mais l’émotion qu’il ressentait était plus profonde qu’il n’y paraissait, il en était tout à fait conscient. De fait, ce qu’il voulait depuis qu’il l’avait rencontrée par hasard dans un night-club, à Londres, quelques années auparavant, c’était la voir brisée et contrite. Il voulait qu’elle se sente aussi humiliée qu’il l’avait été. Elle avait usé de son charme pour lui tendre un piège et lui, dans sa naïveté, était tombé dans le panneau. Les mots qu’elle avait prononcés ce jour-là résonnaient encore à ses oreilles.

« Je m’ennuyais et j’ai voulu te séduire simplement parce que tu représentais le fruit défendu. C’était excitant… »

Soudain, une voix au ton suffisant le ramena au présent.

— Ce n’est plus qu’une question de temps, maintenant, avant que le domaine Vasquez ne tombe dans vos mains.

Nic détourna à regret son regard de la porte et dévisagea l’homme de petite taille aux yeux méchants et calculateurs qui venait de l’aborder. Il n’avait jamais apprécié le notaire de sa famille, quand bien même il avait été un vieil ami de ses parents, et plus particulièrement de sa mère. Après la mort de son père, il n’avait pas eu le courage d’en changer mais il se promit de réparer cette bévue.

Comme un mouvement attirait son attention, il leva les yeux et aperçut Maddie Vasquez sur le seuil de la porte. Il se raidit imperceptiblement, tout à sa hâte de la voir de près.

De loin, elle semblait encore plus belle que la dernière fois qu’il l’avait vue. Ses cheveux étaient noués en chignon, et elle portait un long fourreau bleu nuit qui laissait entrevoir la courbe délicate de ses épaules. Pourtant, sa robe avait quelque chose d’étrange, tout comme celle qu’elle portait l’autre soir à Mendoza.

— Qui est-ce ? Elle me semble familière.

— Madalena Vasquez, rétorqua Nic d’un ton sec, agacé de voir le notaire la déshabiller du regard. Elle est de retour et compte reprendre les rênes du domaine Vasquez.

Le notaire ricana.

— Cette ruine ? Sous peu, elle va vous supplier de racheter sa propriété.

Se retenant pour ne pas mettre son poing dans la figure du vieil homme, Nic s’éloigna sans mot dire et se dirigea vers Maddie. Il tremblait encore de rage contenue comme il s’approchait de la jeune femme. Le rouge aux joues, elle le dévisageait. Des cernes mauves soulignaient ses yeux — signe indéniable de fatigue.

Il refusa de s’interroger sur ce qu’il ressentait en la voyant ainsi. Jadis, il aurait pu croire à ce genre d’artifice, mais il savait maintenant qu’il s’agissait seulement d’une comédie pour s’attirer sa compassion et lui faire croire qu’elle était aussi innocente qu’elle en avait l’air. Hélas, son traître de corps n’avait cure de ces considérations, et il ne put réprimer la vague de volupté qui le submergea.

— Bienvenue chez moi, dit-il avec un large sourire, s’efforçant d’ignorer le feu qui grandissait au creux de ses reins.

*  *  *

Maddie fit de son mieux pour paraître indifférente à l’approche de Nicolás de Rojas, mais elle ne put retenir un frisson d’angoisse. Il avait beau se montrer charmant à son égard, elle ne lui faisait pas confiance.

— Pourquoi m’as-tu invitée ? s’enquit-elle, oubliant sa résolution de se montrer détachée.

Sa réponse fusa.

— Pourquoi es-tu venue ?

Maddie rougit, consciente que les raisons qui l’avaient poussée à venir semblaient maintenant totalement absurdes. Elle aurait dû renvoyer l’invitation découpée en petits morceaux comme elle en avait eu l’intention. Mais elle ne l’avait pas fait. Redressant les épaules, elle lui fit face.

— Je suis venue pour te faire savoir encore une fois que je n’ai nulle intention de m’en aller d’ici.

Nic fit un geste imperceptible de la main, et un homme apparut près de lui.

— Monsieur ?

— Madalena Vasquez, j’aimerais te présenter Geraldo, mon majordome. Il va te faire visiter la propriété et s’assurer que tu ne manques de rien. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, je dois m’occuper des nouveaux arrivants.

Là-dessus, il tourna les talons, et elle demeura figée, tremblante — ce qu’il avait, sans nul doute, visé dès le départ. Se maudissant d’avoir ainsi laissé transparaître ses sentiments, Maddie lutta pour reprendre le contrôle d’elle-même. Elle tourna la tête vers l’homme qui se tenait à son côté et plaqua un sourire sur ses lèvres.

— Merci…

Lorsque Geraldo, qui se révéla un hôte charmant, la ramena enfin dans la vaste cour carrée dans laquelle se pressait une foule d’invités sophistiqués, Maddie avait la tête qui tournait. Voir l’opulence dans laquelle vivait Nic était un peu dur à accepter. La maison proprement dite — tout du moins, les quelques pièces qu’elle avait eu le loisir d’admirer — étaient certes meublées avec un goût exquis, mais n’en étaient pas moins confortables et douillettes. Contrairement à sa propre maison qui lui avait toujours semblé froide et austère avec ses longs corridors sombres et ses antiquités poussiéreuses.

— Je vous laisse, maintenant. Ça ira ?

Tirée de sa rêverie, Maddie reporta son attention sur le sympathique majordome. Il attendait sa réponse.

— Bien sûr. Et merci encore de votre gentillesse.

Il sourit d’un air affable.

— Ce fut un plaisir, señorita Vasquez. Voici Eduardo, notre maître de chai. Il veillera à ce que ce soir vous goûtiez à nos meilleurs crus.

L’homme fort sympathique que Geraldo venait de lui présenter l’escorta vers les tables de dégustation. Ce ne fut que quand Maddie leva par hasard les yeux et aperçut Nic qui l’observait de loin, un sourire ironique au coin des lèvres, qu’elle comprit qu’il avait planifié toute cette mise en scène.

Furieuse contre elle-même pour s’être laissée emporter par la magnificence des lieux au point de perdre de vue la réalité de sa situation, elle fit mine de l’ignorer et reporta toute son attention sur le maître de chai.

Quelques minutes plus tard, profitant du fait qu’un invité s’approchait pour poser une question technique à Eduardo, elle s’éclipsa en tournant le dos à Nic et à sa foule d’admiratrices. Comme elle détestait la persistance de son pouvoir sur elle, quand bien même cette attirance ne datait pas d’hier !

Elle traversa une pièce dont l’éclairage tamisé baignait d’une lumière douce les canapés moelleux et les meubles de bois de rose, puis sortit sur la terrasse de bois exotique, illuminée par une multitude de petits lampions qui lui conféraient un charme féerique. Elle sourit intérieurement en percevant les échos étouffés d’un orchestre de jazz. Nicolás de Rojas n’avait eu nul besoin de faire étalage de son éclatante réussite. En effet, l’imposante allée de graviers qui serpentait au milieu de rangées de vignes parfaitement entretenues et de dépendances rutilantes aurait suffi à la convaincre.

Elle poussa un soupir, envahie soudain d’une pointe de jalousie. Comme elle aurait aimé voir sa propriété retrouver sa splendeur d’antan, voir des rangées entières de vignes regorgeant de raisins mûris par le soleil !

Soudain, un bruit l’alerta, et elle fit volte-face. Elle n’aurait pas dû s’étonner de découvrir Nicolás de Rojas, appuyé au chambranle de la porte, les mains dans les poches. Pourtant, son cœur battit la chamade. Il était si beau que l’espace d’un instant elle se contenta de le dévisager, oubliant tout le reste.

Puis elle se ressaisit et lui adressa un bref sourire. Voir ainsi de près la maison de Nicolas l’avait beaucoup plus affectée qu’elle ne s’y serait attendue.

— Croyais-tu réellement que faire étalage de ton éclatante réussite me pousserait à fuir ?

Le visage sombre, il s’approcha d’elle. Il était si proche qu’elle sentait les effluves épicés de son after-shave. Prisonnière entre la balustrade et lui, elle ne pouvait pas reculer. Déjà elle sentait les piquets de bois sur sa peau.

— La vie doit te sembler lassante ici après l’existence trépidante que tu menais à Londres… pour ne pas parler des pistes de ski de Gstaad. Cela ne te manque pas ?

Maddie s’empourpra.

— Je n’aurais jamais imaginé que tu étais un adepte des magazines people, lança-t-elle avec un sourire suave pour masquer la souffrance que ravivaient ses paroles.

Cela faisait pourtant bien longtemps qu’elle avait cessé de se fustiger pour la naïveté qu’elle avait toujours témoignée envers sa mère. Cette mère qui avait refusé d’aider sa fille financièrement sous prétexte qu’elle s’était déjà assez sacrifiée pour elle.

Quand celle-ci l’avait invitée — tous frais payés — à venir la rejoindre dans la prestigieuse station de ski, elle aurait dû se méfier.

Elle avait vite compris la raison de cette invitation. Sa mère voulait donner l’image d’une mère aimante et dévouée pour s’attirer les bonnes grâces de son énième mari — un homme divorcé, mais aussi un père dévoué qui adorait ses enfants. Maddie avait été si déçue et peinée de l’attitude de sa mère qu’elle avait renoncé à se battre et avait accepté de se faire photographier avec elle pour le compte d’un magazine people, dans lequel toutes deux paraissaient les meilleures amies du monde.

— J’étais dans un avion qui me ramenait d’Europe quand l’hôtesse m’a tendu le magazine, répondit-il d’un ton neutre. Mais quand j’ai vu qui était en couverture, je n’ai pas résisté à l’envie de lire l’article. J’admets avoir été subjugué d’apprendre à quel point ta mère et toi vous vous entendiez bien et la façon dont vous aviez tous les deux refait votre vie après la terrible épreuve que vous aviez subie.

Maddie se sentit nauséeuse. Elle aussi avait lu l’article et n’arrivait toujours pas à croire qu’elle ait été en tel manque d’affection qu’elle avait accepté de se faire manipuler ainsi par sa mère.

— Ton petit numéro de ce soir n’a servi strictement à rien. Je suis au contraire plus déterminée que jamais.

Comment osait-il la juger alors qu’il ne la connaissait même pas ? se dit-elle avec un regain de fureur.

— Je viens de passer deux semaines dans une maison sans électricité et, comme tu peux le voir, je ne suis pas partie en courant. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, il est tard, et demain je me lève tôt.

Maddie tournait les talons quand elle perdit une de ses chaussures à hauts talons et manqua de tomber. En un instant, une poigne d’acier se referma sur son bras et l’aida à recouvrer son équilibre. Ce fut comme si une traînée de feu encerclait son poignet.

Ignorant sa gêne, Nicolas la fit pivoter vers lui et la dévisagea, les sourcils froncés.

— Qu’entends-tu par là ?

Maddie était habituée à être considérée comme grande ; pourtant, en cet instant précis, elle se sentait particulièrement petite et vulnérable face à cet homme qui la dominait de toute sa hauteur.

— Nous utilisons un vieux générateur depuis que l’électricité a été coupée il y a quelque mois, quand mon père a cessé de payer les factures.

Sous le choc, Nic secoua la tête d’un air incrédule.

— Je ne savais pas que la situation était aussi grave que cela.

Maddie eut un mouvement brusque pour essayer de se libérer. En vain : Nic ne relâcha pas son étreinte. Paniquée de se sentir ainsi à sa merci, elle riposta d’un ton amer :

— Comme si cela t’intéressait ! Tu étais bien trop occupé à signer les lettres de ton notaire pour pousser un vieil homme malade à vendre sa propriété. Sais-tu qu’il a reçu la dernière le jour même de sa mort ?

Perplexe, Nicolás resserra son emprise sur son bras.

— Qu’est ce que tu racontes ? Je n’ai jamais écrit de lettre ! Toute correspondance entre ta famille et la mienne a pris fin à la mort de mon père. J’étais bien trop occupé à relancer nos ventes et à rénover la propriété pour perdre mon temps à écrire des lettres.

— Tu peux débiter tous les mensonges que tu veux, cela ne changera rien. Je n’aurais pas dû venir. Cela a été une monumentale erreur que je ne suis pas près de reproduire.

Comme Nic desserrait son emprise, Maddie se sentit légèrement ridicule, et sa colère s’évanouit peu à peu. Il promenait sur elle son regard étincelant, chargé d’une telle intensité que l’atmosphère vibrait entre eux.

— Mais tu es venue, dit-il d’une voix caressante. Il y a ce… truc entre nous… comme avant.

L’esprit en tumulte, Maddie se dégagea d’un geste vif. Ces simples mots la ramenaient dans le passé, faisant renaître en elle des souvenirs douloureux.

« Tu n’es qu’une allumeuse. Un poison de la pire espèce ! », lui avait-il lancé d’une voix haineuse.

L’amertume et la colère de cet échange étaient encore bien trop présentes dans son esprit pour qu’elle les oublient. Après cet épisode douloureux, elle s’était refermée sur elle, même et s’était concentrée sur ses études, n’ayant plus assez confiance en son propre jugement pour oser sortir avec des hommes. Elle devait coûte que coûte tenir Nic à distance avant qu’il ne devine à quel point elle était vulnérable. Il en allait de sa survie. Redressant les épaules, elle arrima son regard au sien.

— Je t’ai séduite une fois, de Rojas. Crois-tu franchement que j’aie l’intention de m’abaisser à renouveler cet exploit ? Cela fait huit ans déjà : n’est-ce pas suffisant pour permettre à ton ego malmené de s’en remettre ?

Elle vit Nicolás blêmir sous l’insulte.

— Espèce de garce !