Billy Joe avait été surpris de l’accueil placide de Moriarty à l’annonce du télégramme maudit de Grimthorpe. Aucun accès de rage, pas de grosse colère, et pourtant Buck les avait tous laissés tomber. Billy Joe savait que la cause ne pouvait être qu’une femme : rien d’autre n’aurait jamais pu distraire son ami. Il espérait au moins qu’elle en valait le coup, que la dame avait gâté Buck comme il se devait – il le méritait, après tous les conseils donnés sur Mandy. Quoi qu’il en soit, Moriarty avait tout accepté sans sourciller. Pourtant, il faudrait désormais bien plus que les rigueurs de la méthode anglaise pour permettre à Buck de sprinter décemment avant avril… Surtout s’il y avait une femme là-dessous : dans ce cas, il ne s’agissait pas seulement d’un problème de forme, mais de motivation.
Moriarty, bien que très peu inquiet de la mauvaise condition physique de Buck, attachait énormément d’importance à une réunion, dès leur arrivée en Angleterre, avec les représentants du Club d’athlétisme amateur au cours de laquelle il devait présenter à ces messieurs les certificats d’amateurisme de Buck. Billy Joe jugeait cela inutile. Ils allaient en Angleterre pour ramasser un paquet de fric grâce à Buck, qui était censé ridiculiser tous ces lords et ces marquis. Or, si Buck n’était pas en forme, il valait mieux oublier complètement les championnats et profiter de quelques vacances. Billy Joe ne comprenait pas Moriarty – et il n’était pas seul dans ce cas.
À quelques semaines de leur départ pour l’Angleterre, le Texan, dont le tendon était toujours douloureux, paraissait déprimé. Moriarty était absorbé par les répétitions. Buck était en piteux état dans le fin fond de l’Angleterre, et sa relation avec Mandy était au plus bas.
Le dernier revers avait eu lieu juste après la performance de la jeune actrice dans le rôle de Cordélia, en compagnie de Booth en roi Lear, au Niblo’s Garden. Mandy avait remplacé au dernier moment la célèbre actrice Charlotte Hall, tombée malade. Elle livra une performance courageuse, mais ne possédait pas encore toute la technique nécessaire pour dominer l’espace du Niblo’s ou se mesurer au charisme d’Edwin Booth. Sa voix avait bien été « douce, pure et calme1 », mais ce caractère, qu’adorait le roi Lear, avait fait faible impression sur le public.
La pièce elle-même avait été un succès, la troupe revenant saluer à cinq reprises, et Booth, bien que conscient des limites de Mandy, l’avait généreusement félicitée. Une fête avait ensuite été organisée dans le petit appartement de Booth sur Park Avenue. Toute la troupe avait investi le logement, éclairé par des lampes à pétrole, et admiré les murs décorés d’images évoquant les succès d’Edwin et de son père, Junius.
Mandy, toujours enivrée par la magie de la scène, s’était montrée, comme tant d’actrices, avide du plus petit compliment. Radieuse dans une robe en soie jaune, elle se tenait debout, sirotant du champagne et entourée par le bourdonnement des conversations excitées des autres acteurs.
Moriarty et Eleanor ne tarissaient pas d’éloges. Booth, observant Billy Joe qui venait de s’asseoir pour reposer sa jambe, demanda au fast man son avis sur la performance de Mandy.
– C’était bien, enfin… jusqu’à un certain point, répondit Billy Joe sans réfléchir.
Il se releva avec raideur de sa chaise pour se diriger vers un serveur qui proposait du champagne, apparemment inconscient du fait que Mandy l’avait entendu.
– Bon Dieu, dit-il en boitant maladroitement pour revenir à sa chaise. Ce tendon, toujours pas guéri, Moriarty. Docteur ou pas docteur.
Moriarty ne répondit rien, glissant son regard de biais, vers Mandy. Il savait qu’elle luttait pour contrôler ses nerfs.
Billy Joe s’assit avec précaution. Toujours oublieux de la froideur de l’atmosphère, il but un peu dans son verre.
– Tu as un autre conseil ? finit par lui demander Mandy.
– C’est juste que c’était pas grandiose, rétorqua-t-il avec concision.
Cette fois, Mandy ne répondit rien, mais les larmes s’accumulèrent dans ses yeux. Billy Joe continua gaiement :
– Tu dois remplir la scène, Mandy, comme le fait Edwin. Saisir l’instant… C’est ce que tu dis toujours, n’est-ce pas, Moriarty ?
Moriarty garda le silence. Billy Joe avait mis le doigt dessus. Mais pourquoi choisir un tel moment pour être si brutalement franc ?
Eleanor tenta de sauver la soirée.
– Quand pourrons-nous lire les critiques, Edwin ? demanda-t-elle.
Mais rien ne pouvait faire dévier Mandy à présent.
– Je sais très bien que je n’étais pas Charlotte Hall, dit-elle, d’une voix délibérément égale. Mais j’ai fait du mieux que je pouvais. Je ne suis pas comme toi, Billy Joe. Je suis plutôt comme Buck… Je dois travailler. Et c’est quelque chose que quelqu’un comme toi n’essaie même pas une seconde de comprendre, et c’est pourquoi tu ne comprendras jamais. Jamais !
Elle répéta ce dernier mot avec amertume.
Le visage de Billy Joe rougit violemment. Il leva les yeux vers Eleanor et Moriarty pour obtenir leur soutien – en vain. Marmonnant des excuses, il se leva et marcha en boitant à travers la pièce. Il ouvrit la porte et descendit l’escalier, puis atteignit la rue.
Alors qu’il errait sans but dans les rues noires, il songea qu’il devait désormais être à mille lieues de l’homme que Mandy désirait. Si même il avait jamais eu la moindre chance de se rapprocher d’elle, son inconscience de ce soir l’avait définitivement ruinée. Il se surprit à penser qu’il aimerait se trouver en ce moment même avec Buck en Angleterre, dans le Norfolk, à profiter des plaisirs simples de la campagne.
Buck chuta la tête la première au sommet de l’arête sableuse. Il essaya de vomir, mais il n’en avait pas la force. Au lieu de cela, il se retourna sur le dos, offrant son corps trempé de sueur au vent frais du levant, et il s’essuya les lèvres de la terre qui s’y était collée.
Il avait à peine conscience de la présence de Grimthorpe au-dessus de lui, en costume noir à fines rayures, gilet et chapeau melon assorti, tenant dans sa main un énorme chronomètre en forme d’œuf précis au centième de seconde.
– Cinquante et une trois dixièmes, à un centième près, prononça l’entraîneur. Encore trois secondes.
Ils étaient venus aux dunes deux fois par semaine depuis début mars, Buck bravant le vent cisaillant pour courir inlassablement sur les raides pentes de sable. Mais c’est le parcours du moulin qui, dès le début, avait forcé Buck à aller chercher très loin dans ses réserves. Le parcours, essentiellement de sable mou, mesurait trois cent trente yards, d’abord autour d’un vieux moulin à vent délabré qui pourrissait sur le rivage, ensuite en revenant sur le sable durci le long de la mer avant de finir par cinquante yards d’une colline de sable sec et mou, presque verticale, jusqu’à l’arrivée. La première fois que Buck s’y essaya, il fut obligé de ramper sur les cinquante derniers yards et avait vomi, une fois au sommet, sur les chaussures vernies de Grimthorpe. Cela lui avait pris soixante secondes et quatre dixièmes, et ses poumons avaient été sur le point d’éclater.
Dès le début, pour une raison inconnue de Buck, Grimthorpe avait insisté : pour parcourir ces trois cent trente yards, le temps à atteindre était de quarante-huit secondes. Buck, adoptant un rythme de progression raisonnable, avait terminé en cinquante-six secondes la deuxième fois, et aujourd’hui, pour son sixième essai, il était presque descendu à cinquante et une secondes.
Il se releva pour s’asseoir tandis que Grimthorpe lui posait un peignoir sur les épaules pour le protéger de la fraîche brise de mars.
– Peux pas faire mieux, monsieur Grimthorpe, dit-il. J’ai plus un mètre dans les jambes. Plus un foutu mètre.
Grimthorpe s’agenouilla, puis s’assit sur le sable à côté de Buck.
– Nous autres, on a un proverbe dans le Lancashire, dit-il : « Celui qui abandonne jamais, c’est celui qui est jamais vaincu. »
Buck s’essuya le visage de sa sueur.
– On a aussi un proverbe dans le Connecticut, répondit-il : « On ne peut pas tirer du sang d’une pierre. »
À chaque fois qu’ils revenaient de Cromer, une question irrésolue tournait dans la tête de Buck. Qu’est-ce que toutes ces ascensions et descentes de dunes de sable avaient à voir avec la vitesse, avec le sprint ? D’accord, il avait perdu du poids et n’avait plus que deux kilos à perdre avant d’atteindre son poids de forme. D’accord aussi, ses muscles étaient devenus durs et puissants. Mais Buck connaissait assez son corps pour comprendre qu’il n’y avait plus d’étincelle dans ses jambes, plus de punch, plus rien de ce qui était nécessaire pour utiliser à pleine puissance le départ du kangourou, qu’il avait enfin fini par maîtriser. Alors il avait peut-être un cœur aussi gros que l’univers, mais ça n’allait pas lui servir à grand-chose en avril sur un sprint court.
Il avait résisté au désir de poser la question, en partie par respect pour Grimthorpe et en partie à cause de la culpabilité qu’il ressentait toujours à cause du piètre état de forme dans lequel il était arrivé en Angleterre. Peut-être que c’était, après tout, simplement la méthode de Grimthorpe pour entamer grossièrement le travail de remise en forme, et peut-être que les ajustements et les réglages précis auraient lieu plus tard, au cours des trois prochaines semaines qui restaient avant la course de Stamford Bridge. Si c’était cela, Grimthorpe la jouait très fine.
Mais Buck était de bonne humeur. Les lettres de Hettie arrivaient presque tous les jours, des lettres qui mettaient en mots des choses qui le faisaient rougir à leur simple lecture. Grimthorpe se doutait bien de l’origine des enveloppes parfumées, mais il laissa faire. Tant que son poulain suivait sa préparation scrupuleusement, il n’avait rien à dire. Grimthorpe savait que le plan B marchait à la perfection. Il ne manquait plus maintenant que Moriarty.
Moriarty put sentir la froideur de l’atmosphère sitôt entré dans la salle de réunion de l’hôtel. Ils étaient là, tous autour de la longue table brillante, les dignes représentants de l’amateurisme anglais, la même classe de salopards arrogants et guindés qui avait forcé son père à quitter Glencalvie presque trente ans auparavant. Le président, Sir Murray Clark, un homme chauve d’âge mûr portant d’épais favoris en côtelettes, fit signe à Moriarty de s’asseoir en bout de table.
Clark, flanqué de chaque côté par six membres du comité, parcourut une liasse de feuilles devant lui avant d’en tirer une et de la regarder à travers un monocle.
– Nous y voilà, monsieur Moriarty, dit-il. Un formulaire d’inscription pour les épreuves de sprint des championnats au nom d’un certain Buck Miller pour lequel, je suppose, vous vous portez garant.
Moriarty acquiesça.
– Miller ? dit Clark. Anglais ?
– Non, répondit Moriarty. Allemand.
Des grognements se firent entendre des deux côtés de la table.
– Parfait, fit Clark. Monsieur Moriarty, je vais vous expliquer ma position – en fait, la position du comité – le plus clairement possible. Nous sommes en mesure d’établir l’amateurisme de nos athlètes anglais sans difficulté. La plupart d’entre eux sont des gens dignes de foi, et non des affabulateurs.
– Bien sûr.
– Lorsqu’un doute existe, le comité a la responsabilité, devant la communauté sportive, de s’assurer que personne n’est autorisé à concourir sans apporter des preuves concrètes de son passé d’amateur.
– En effet.
– Or le dossier que vous avez rempli pour M. Miller nous pose certains problèmes. Et ceci en raison de l’absence, jusqu’à présent, de corps amateur aux États-Unis capable de valider le statut des athlètes américains.
Moriarty réfléchit un instant.
– Puis-je poser une question au comité ? demanda-t-il.
Clark fit oui de la tête.
– Tel que je comprends les choses, vos amateurs anglais placent régulièrement des paris sur le résultat de leurs courses.
– C’est parfaitement exact, monsieur Moriarty, répondit Clark.
– Mais cela ne fait pas d’eux des professionnels ?
– Non, dit Clark en souriant. Ce sont des paris privés entre gentlemen, monsieur Moriarty. Il n’est par conséquent pas question de courir pour un prix. Ce sont deux choses totalement différentes.
– Je vois, conclut Moriarty, le visage impassible.
Ainsi, cela n’avait vraiment rien à voir avec l’argent, mais tout à voir avec la catégorie sociale des parieurs. Si vous grimpiez une montagne en courant pour une livre dans le Lake District, vous étiez un « pro », mais en pariant cent guinées avec Sir Murray Clark, vous demeuriez un amateur pur jus.
Clark soupira et reposa le formulaire d’inscription.
– Ainsi, comme vous pouvez vous en rendre compte, monsieur Moriarty, la participation de M. Miller nous met quelque peu dans l’embarras…
– Vous voulez dire que vous ne me faites pas confiance ?
– Je ne le dirais pas exactement ainsi, rétorqua Clark.
– Alors de quelle manière le diriez-vous ?
– Je veux dire que nous avons besoin de preuves supplémentaires, c’est-à-dire de preuves concrètes, que M. Miller n’a jamais, en aucune occasion, concouru pour de l’argent.
Moriarty regarda autour de lui l’assemblée de messieurs en redingotes et en cols amidonnés. Ces hommes-là allaient, le 28 avril, inaugurer le plus beau stade du monde à Stamford Bridge et espéraient y attirer une large foule de spectateurs payants. Le cow-boy au départ de kangourou pouvait attirer au moins quinze mille personnes aux guichets, et permettre au Club d’athlétisme amateur, qui luttait pour sa survie, d’empocher trois cents livres rien qu’avec les entrées. Et voilà cet auguste comité en train de débattre solennellement du statut de l’unique personne, sans doute, qui pouvait faire de cette entreprise un succès.
– Que voulez-vous donc de moi ? demanda-t-il, le visage sans expression.
Clark glissa ses mains sous son menton, les coudes posés sur la table.
– Quelques recommandations supplémentaires à propos du statut de M. Miller… Sans vous manquer le moins du monde de respect, monsieur Moriarty, des recommandations émanant de quelqu’un d’importance, quelqu’un dont nous avons entendu parler.
– Je vois.
Moriarty fouilla dans sa poche intérieure et en retira une enveloppe blanche, qu’il posa sur la table.
– Peut-être que ceci vous suffira.
L’enveloppe fut passée de mains en mains vers Clark, qui l’examina et en brisa le sceau.
– Pouvez-vous la lire à haute voix ? demanda Moriarty.
Clark s’éclaircit la gorge.
– Je déclare solennellement que Buck Miller est un athlète de statut amateur n’ayant jamais concouru pour de l’argent, que ce soit dans le cadre d’un pari ou dans celui d’une course primée.
Le silence se fit.
– C’est signé et scellé, ajouta Clark en abaissant son monocle, par feu le général George A. Custer.
C’était parfait, tel que Moriarty l’avait imaginé, même si Eleanor et Mandy trouvaient l’endroit sinistre. L’austère Fen Inn, jaillissant des marécages balayés par le vent du Norfolk, qui étaient à présent parsemés des premières fleurs du printemps, était l’endroit idéal pour l’entraînement d’un coureur. Moriarty respira profondément. L’air était comme le vin. Un mois ici, quatre semaines de nettoyage et de purification, et lui-même serait capable d’affronter sur le mile Tulloch et tous ces coureurs dont il avait suivi les évolutions dans la presse sportive anglaise.
Mais il allait résister à la tentation car toutes ses pensées étaient concentrées sur le plan anglais. Grimthorpe avait fait exactement ce qu’il lui avait demandé : Buck était en excellente condition physique, la preuve en était cet aspect hagard et presque creux, associé à la clarté du regard, qui témoignaient de la vraie forme.
Buck, pour sa part, était ravi de voir Moriarty et toute la bande, en particulier Billy Joe. Ils étaient à nouveau réunis, et ils allaient voir ce que lui, Buck Miller, était vraiment capable de faire.
Un jour après leur arrivée, ils se rendirent à Cromer pour un dernier chrono dans les dunes. Grimthorpe avait emmené avec lui un paravent en toile et quelques chaises. Mandy et Eleanor s’abritèrent comme elles pouvaient, se recroquevillant derrière le paravent tandis que le vent glacial du levant soufflait autour d’elles sous le soleil vif du printemps.
Bientôt Grimthorpe, en compagnie de Moriarty, Buck et Billy Joe, se tint au sommet des dunes. Il leur expliqua en quoi consistait le parcours du moulin. Il demanda à Billy Joe s’il voulait s’y essayer, mais le fast man déclina l’invitation, invoquant sa blessure : il voyait qu’il ne s’agissait pas là d’un parcours de sprinteur.
Buck partit enfin, et l’aiguille des secondes de la montre-chronomètre de Grimthorpe entama son trajet circulaire et saccadé. Au moulin, c’est-à-dire à peu près à mi-parcours, Grimthorpe nota que Buck était une bonne seconde sous son meilleur temps, à vingt-quatre secondes – mais le trajet retour le long de la plage se déroulait face à un vent très fort.
Buck, courant à un rythme régulier contre le vent, sur le sable durci de la plage, avait l’impression qu’il pourrait continuer éternellement. Puis ce fut la colline finale, les cinquante yards en grimpant la dune de sable au sommet de laquelle étaient installés Grimthorpe et les autres, et ce fut à ce moment que le rythme de ses efforts préalables fit ses dégâts. Soudain, ses jambes se ramollirent et s’alourdirent, et Buck dut ramer fortement avec les bras, en luttant contre la pente de sable jaune et soyeux, vers Billy Joe et Moriarty, essayant de redonner un signal aux muscles faiblissants de ses mollets. Il n’entendit pas le cri de Grimthorpe (« Cinquante secondes pile ! ») tandis qu’il s’affalait, face contre terre, devant lui.
Les portes avaient dû être fermées à une heure, deux heures avant la première épreuve, et on persuada la fanfare des Gardes écossais, en lui promettant quatre pintes de bière par personne, de commencer à jouer une heure plus tôt.
La principale attraction était indubitablement le Yankee, Buck Miller, le cow-boy qui partait comme un kangourou, le type qui avait semé les Sioux et qui, les articles étaient formels, était le seul survivant du massacre de Little Big Horn.
Quarante-deux mille cinq cent soixante et onze spectateurs s’étaient installés dans les travées du tout nouveau stade londonien, tous impatients de voir en action l’homme réputé pour être le type le plus rapide à avoir jamais mis les pieds dans des chaussures à pointes.
L’Amerloque était, sans l’ombre d’un doute, un très beau et très costaud jeune homme, et l’enceinte fit silence quand il s’abaissa pour prendre ses marques au départ de sa série, dans le fameux style du kangourou, exactement comme les journaux sportifs l’avaient prédit. Il se détacha promptement de ses concurrents et se promena jusqu’à la ligne d’arrivée, sous les vivats de la foule. Il l’emporta en dix secondes huit, se réservant clairement pour les tours suivants.
La demi-finale fut plus serrée. L’Amerloque améliora sa performance de deux yards pour l’emporter d’un yard, en dix six, sur Le Mesurier, un type d’Oxford ; l’Écossais McDougall gagna, lui, avec deux yards d’avance, l’autre demi-finale.
Le reste des épreuves de la journée était simplement un préambule à la finale du sprint. Certes, un type d’Oxford avait approché le mètre quatre-vingt-trois au saut en hauteur, et Shepherd, d’Ulverston, avait réussi à passer trois mètres à la perche, mais c’était davantage de la gymnastique à l’allemande que du vrai athlétisme à l’anglaise. L’athlétisme, c’était la course, et courir était ce que quarante-deux mille hommes anglais (et quelques rares femmes) étaient venus voir à Stamford Bridge.
Il était cinq heures lorsque le starter appela les finalistes à leurs marques, et les bookmakers avaient cessé de prendre des paris sur l’Amerloque, qui était désormais à la cote de un contre trois, McDougall étant à un contre un et le reste des concurrents à trois ou quatre contre un. Il était évident que l’Américain n’avait pas démontré la totale efficacité de son départ du kangourou dans les séries, car il était sorti de ses marques sur la même ligne que les autres coureurs, gagnant à chaque fois la course dans les quarante derniers yards. Mais les spécialistes n’étaient pas du genre à se faire avoir. Lorsque le départ du kangourou était employé à plein rendement, il était réputé valoir deux yards, peut-être même plus.
L’Amerloque avait fait repousser le départ pendant plusieurs minutes et utilisé une truelle pour évider les trous de ses marques. Enfin, le starter appela tous les coureurs à la ligne de départ, l’Amerloque en position basse, le genou droit sur le sol, les autres le surplombant, debout, dans des poses raides et figées. Au commandement « prêts ? », l’Amerloque releva le bassin tandis que les autres adoptaient leurs positions de frise antique, les bras levés.
Le coup de feu du départ fut tiré et les coureurs libérés. Mais ce fut l’Écossais, McDougall, qui se porta en tête aux vingt yards, Miller luttant à deux yards derrière lui, en quatrième position. Impressionnant, le départ du kangourou. Aux cinquante yards, l’Amerloque avait repris la troisième place, avec à peine un yard et demi de retard, mais c’était toujours McDougall qui menait la danse. Trente yards plus loin, l’Amerloque avait rattrapé trente centimètres de plus, toujours en troisième position, mais c’est McDougall qui cassa le fil en dix secondes deux, Miller deuxième, un bon yard derrière. Les bookmakers hurlèrent de joie, fort et longtemps.
Pour les connaisseurs de la course à pied, qui n’avaient rien misé sur Miller, les choses s’étaient passées exactement comme prévu. Le Yankee, départ du kangourou ou pas, n’était tout simplement pas au niveau, et toutes ces histoires de Peaux-Rouges démontraient une seule chose : l’Indien était encore plus facile à battre pour un Anglais que pour un Américain. En tout cas, ç’avait été une course disputée, Miller avait donné tout ce qu’il avait. Tandis qu’il marchait, tête basse, vers le tunnel qui passait sous les gradins, il était évident, clair comme de l’eau de roche, que l’Amerloque était un homme battu.
Buck pouvait goûter ses larmes. Il fit une pause pour s’essuyer les yeux avant de continuer à marcher lentement vers le tunnel, où l’attendaient Grimthorpe, Moriarty et Billy Joe. Tout avait déraillé dès le départ, et pas simplement à cause de ses écarts sur le S.S. Harold. L’entraînement de Grimthorpe avait vidé ses jambes de leur énergie. Il aurait pu courir éternellement à la même vitesse mais était devenu incapable de générer la moindre poussée dans les vingt premiers yards : on lui en avait trop demandé à la fois. Il avait été fort, mais il n’avait pas été rapide.
Tandis qu’il marchait sous une tempête de huées et de programmes jetés des gradins, le résultat était inscrit sur des tableaux noirs puis envoyé aux quatre coins du stade par des hommes de service en manteau blanc. Cinq mille kilomètres pour se faire écraser par un étudiant, un amateur. Pourtant, englué dans sa propre honte, en approchant des autres, il vit que Moriarty souriait.
– Belle course, dit-il, étant donné les circonstances.
– Belle course ! explosa Billy Joe. Il a couru comme un crapaud !
– Évidemment, répondit Moriarty, énigmatique. Comment aurait-il pu faire autrement ?
– J’aurais dû gagner, grogna Buck.
– Non, dit Moriarty. Ce n’était pas le plan. Ça ne l’a jamais été.
– Le plan ? Quel plan ? interrogea Billy Joe.
– Celui de faire courir Buck contre l’homme le plus rapide du monde, rétorqua Moriarty. Un pro.
– Mais il vient de se faire battre… par un amateur, enchaîna Billy Joe.
– Oui, mais c’était sur cent yards. Et comme je l’ai dit, ça n’a jamais été mon plan ou celui de Grimthorpe. Depuis le début.
– Qu’est-ce que tu prépares, Moriarty ? demanda Buck, enfin conscient qu’il y avait quelque chose dans l’air.
– Te faire courir sur le quart de mile, fut la réponse.
– Chuis champion du monde, v’savez.
Le visage de Josiah Headley était à peine visible sous la couche de poussière de charbon qui le recouvrait, mais ses yeux étaient d’un bleu clair, enfoncés dans la peau blanche de ses paupières. Sur la tête, il avait un sac marron et son corps était entièrement recouvert d’une sorte de tunique en cuir noir, serrée à la taille avec de la corde grossière. Il dominait Moriarty, Buck et Billy Joe de son poste à l’avant d’un chariot de transport de charbon, tenant les rênes qui contrôlaient deux poneys noirs décharnés.
Il avait commencé à pleuvoir, et l’eau créait sur le visage de Headley des stries blanches. Alors qu’ils étaient là, dans cette rue aux pavés poisseux de Barnsley, à l’observer, Buck n’arrivait pas à croire qu’il s’agissait bien là de Josiah Headley, l’homme qui avait couru le quart de mile en quarante-neuf secondes.
– Jamais été battu, dit Headley, essuyant son visage du revers de sa main et transformant la poussière de charbon en une pâte grisâtre qui s’étala entre sa bouche et ses joues.
– Comment souhaitez-vous qu’on arrange ça ? demanda Moriarty.
Headley se moucha dans ses doigts.
– Vous devriez causer à mon manager, répondit-il. M’sieur Bunn.
Une semaine plus tard, l’annonce suivante paraissait dans le Sporting Life :
« M. William Bunn annonce que le 1er septembre 1877, aux Victoria Running Grounds de Barnsley, Josiah Headley affrontera l’Américain Buck Miller sur la distance totale d’un quart de mile, pour une bourse de 200 livres chacun – le gagnant empochant la totalité –, et pour la ceinture de champion du monde. Et Sir Edward Astley récompensera de 1 000 livres tout homme qui réussira à battre le record du monde détenu en 48 ¼ secondes par Dick Buttery. Les termes de la confrontation ont déjà été paraphés et signés par les parties au King’s Head de Barnsley. Les profits de la vente de billets seront répartis équitablement entre les coureurs. »
C’était la plus belle arnaque de toutes, s’étalant sur cinq mille kilomètres, un montage dans lequel Buck lui-même s’était laissé avoir. Le but de Moriarty n’avait jamais été de voir triompher Buck à Stamford Bridge. En vérité, c’était tout le contraire. L’utilisation par Bunn de Hettie Carr pour distraire Buck s’était avérée être un bonus : elle avait sans le savoir garanti le succès de l’entreprise de Moriarty, qui était de faire perdre Buck sur le sprint court, faisant ainsi grimper sa cote jusqu’au plafond avant le défi suivant contre Headley sur le sprint long. L’entraînement de Grimthorpe dans les dunes venteuses de Cromer n’avait pas été seulement conçu pour émousser sa vitesse, mais surtout pour lui donner une base d’endurance. Cette préparation avait sans doute réduit sa vitesse pure de sprinteur, mais elle n’était qu’un tremplin pour battre Josiah Headley, le coureur le plus rapide du monde, un homme qui n’avait jamais été battu dans aucune compétition, sur aucune distance, du furlong au six cents yards.
La confiance enfantine de Buck en Grimthorpe, qui était véritablement l’un des tout meilleurs entraîneurs de coureurs à pied au monde, ajoutée au sentiment de culpabilité qui l’envahissait après ses excès sur le navire, l’avaient aveuglé et empêché d’entrevoir la vraie nature de l’entraînement auquel il avait été soumis. L’insistance de Grimthorpe à le faire courir à fond, à faire exploser ses poumons pour atteindre les fameuses quarante-huit secondes à Cromer, était un préambule à la course contre Headley. Tout cela était devenu clair pour Buck, et la déception consécutive à son échec de Stamford Bridge fut rapidement reléguée aux oubliettes.
Josiah Headley avait gagné plus d’argent grâce à sa rapidité de jambes qu’aucun homme depuis le fameux capitaine Barclay. Élevé dans une communauté de mineurs où les hommes pariaient sur tout et n’importe quoi, de la vitesse des cafards aux combats de chiens, Headley avait été formé avec soin par Bunn depuis que, âgé de dix-huit ans et complètement inconnu, il avait remporté le prestigieux sprint à handicap de Sheffield, à une grosse cote. Bunn avait gagné, ce jour-là, dix mille livres. La part de Headley s’était élevée à deux cents livres – toutes dilapidées sur un lévrier appelé Lucky Lou à peine une semaine plus tard.
Headley était un joueur compulsif, et les vingt mille livres qu’il avait gagnées depuis Sheffield, en 1866, étaient depuis longtemps passées entre les mains de bookmakers. Depuis 1866, il avait affronté tout ce que l’Angleterre et l’Empire avaient à lui opposer, et personne aujourd’hui n’était prêt à se mesurer à lui en partant de la même ligne. Burke, l’Australien sourd, était venu en Angleterre en 1870 et avait été écrasé sur trois cents yards, tout comme le Français Prost sur un furlong, la même année. Du Canada était venu le métis Rocher Blanc, en 1873, pour se faire marcher dessus sur six cents yards. Puis, un an plus tard, Headley avait enterré le meilleur coureur écossais, Mauchline, sur le quart de mile, courant en cinquante secondes sur de la neige tassée en plein hiver.
Cette fois-ci, Headley comptait conserver son argent. Il n’avait aucunement l’intention de passer le reste de sa vie courbé en deux comme un couteau mal refermé, à transporter du charbon. À l’âge de vingt-huit ans, il lui restait deux ou trois années de course devant lui, peut-être quatre grands défis à gros budget, et il devait les rentabiliser. Avec une nouvelle femme et quatre enfants – un autre était en route –, Josiah Headley se battait pour sa vie. Aucun cow-boy américain n’allait lui enlever son titre.
Pour le bookmaker William Bunn, ce n’était pas une question de survie. Avec sa demeure gothique de quarante mille livres dans le meilleur quartier de Barnsley, et le double de cette somme dormant confortablement à la banque, il n’avait aucun souci de ce côté-là. Mais comme la plupart des self-made-men, il avait le même respect pour un shilling aujourd’hui que pour ce même shilling à l’époque où il représentait une semaine de salaire. Il avait déjà eu l’Amerloque à Stamford Bridge et, même si Mlle Hettie Carr ne pouvait plus être utilisée pour faire perdre quelques yards aux jambes de Miller, il n’était pas question que Moriarty rentre aux States avec autre chose qu’un bouton de col. Ce Moriarty avait misé dix mille livres sur Buck Miller à quatre contre un, la cote de Headley étant à un contre trois, et l’homme de la rue n’était pas vraiment incité à placer son shilling durement gagné pour rafler quatre misérables pence2. Il y avait tant d’argent du peuple misé sur l’Amerloque que Bunn fut obligé de baisser la cote de Headley à un contre deux, puis à un contre un.
Bunn n’avait aucun doute sur l’issue de la course elle-même. L’homme de Barnsley ne l’avait jamais laissé tomber. Headley, comme d’habitude, allait partir en Cumbrie, dans un cottage proche de Whitehaven. Là, avec son entraîneur, le redoutable Arthur Formby, il allait devenir en douze petites semaines une machine de course. Formby était un spécialiste du sprint, un homme qui avait lui-même couru contre la merveille du sprint américain, George Seward, en 1848, le battant d’un petit yard, et qui depuis 1860 avait sculpté une douzaine de champions du sprint de Sheffield qui semblaient être venus de nulle part. L’entraîneur du Lancashire allait transformer Josiah Headley en une machine, oui, le faisant fondre de soixante-treize à soixante-sept kilos, masse critique uniquement destinée à produire de la puissance – une machine capable de courir sur les bases de quarante-neuf secondes dès le départ en menant le train, ou de suivre un lièvre pendant trois cents yards avant de le laisser pour mort d’un démarrage dévastateur dans la dernière ligne droite.
William Bunn n’avait pas fait fortune en laissant quoi que ce soit au hasard. Il s’était renseigné, grâce à ses contacts américains, sur le passé de Miller, et, à part une course à Saint Louis en 1873 et quelques courses mineures dans la région de Boston entre 1870 et 1873, Miller, qui n’était clairement pas un dilettante, semblait n’avoir jamais fait la moindre performance de haut niveau. Il n’avait jamais couru un furlong, sans même parler de l’éreintant quart de mile. Et Miller avait prouvé sa faiblesse de volonté avec Hettie Carr qui, selon les sources de Bunn dans le milieu musical, avait repris contact avec l’Américain. Peut-être que, bien que libérée du remboursement de la dette de son père, elle allait continuer à vider l’Amerloque de ses fluides corporels. Mais Bunn n’était sûr de rien, et des espions furent envoyés dans le Norfolk pour garder un œil sur les aspirations romantiques de Miller.
Il s’avéra que l’Américain et son entourage étaient partis – le propriétaire du Fen Inn ignorait où. Bunn découvrit facilement où étaient les femmes : elles avaient été envoyées en Cumbrie, dans le domaine de Lord Grafton, le père d’Eleanor. Ces messieurs, en revanche, s’étaient évanouis dans la nature. Des espions furent envoyés en Cumbrie pour surveiller l’arrivée et le départ du courrier, ainsi qu’à Hackney Wick, Sheffield, Pontypridd, Newcastle, Birmingham et Édimbourg, tous les centres d’entraînement principaux. Mais de Miller et de ses supporteurs, aucun signe de vie. Ils s’étaient terrés quelque part.
C’était comme une cellule de prison. Buck et Billy Joe se risquèrent dans l’obscurité et sentirent l’odeur de sueur, salée, écœurante, qui envahissait la petite pièce. Partout il y avait de gros haltères noirs à boules et des plus petits – sur le sol, sur des supports, sur les murs. Debout au milieu de la pièce, vêtu d’une paire de jeans, de grosses bottes et d’un pull à col roulé noir, se tenait un petit homme aux cheveux blancs.
Au début, Buck crut qu’il s’agissait d’un nain, mais le petit homme, les bras croisés sur sa poitrine, sa tignasse blanche perchée sur le crâne, était parfaitement proportionné. En fait, il avait clairement dépassé les soixante ans, mais il était superbement bâti, avec une taille étroite et un poitrail puissant, des épaules musclées et des cuisses épaisses.
– Jock Weir, dit Moriarty, les invitant à entrer plus avant dans cette pièce exiguë du quartier de Gallowgate.
C’était ce que les habitants de Glasgow appelaient une single end : une pièce dans laquelle une à quatre personnes pouvaient vivre. D’un côté, un lit était collé au mur ; de l’autre, un évier en émail et un robinet qui fuyait. Au milieu du mur qui leur faisait face, un feu de charbon rougeoyait.
– L’homme le plus fort du monde, continua Moriarty tandis que Buck et Billy Joe trébuchaient dans l’obscurité sur les appareils d’entraînement en se dirigeant vers le petit vieux.
– Pour mon poids, m’sieur Moriarty, répondit le vieil homme d’un ton bourru, en serrant la main de Buck. Pour mon poids.
Buck eut l’impression d’avoir la main prise dans un étau. Il grimaça et la retira, la secouant, pendant que Billy Joe recevait le même traitement.
– Je vous laisse Buck, alors, dit Moriarty.
Buck remarqua qu’il y avait une trace d’accent écossais chez Moriarty, qu’il n’avait pas remarquée avant – sauf dans Macbeth et Rob Roy.
– Pas d’problème, dit Weir. Rev’nez dans deux heures, m’sieur Moriarty. (Il jeta un œil à Buck et Billy Joe.) Alors, c’est l’quel de vous deux qui va courir contre c’vaurien d’Angliche, Headley ?
Billy Joe désigna Buck du doigt.
– Lui, dit-il.
Weir s’avança et saisit Buck par le bras avec ses petites mains puissantes, puis lui tapa sur l’estomac. Puis, doucement, il posa ses deux mains sur la cuisse droite de Buck.
– Fais voir ça, mec, dit-il. La salle des machines.
Buck contracta ses muscles et Weir étudia la chose.
– Pas mal. À poil.
Buck enleva sa veste, sa chemise et son pantalon. Il resta immobile, en caleçon et en chaussures, pendant que le petit homme l’examinait. Weir fit signe à Buck de s’allonger sur un banc en bois, au-dessus duquel, à angle droit, se tenaient, posés sur des pieds en fer, de gros haltères noirs à boules, puis il se plaça derrière. Debout au-dessus de la tête de Buck, il souleva la barre des deux mains, d’une prise marteau.
– Prêt ? éructa-t-il. Lève tes mains.
Buck leva les bras droit au-dessus de lui pour recevoir la barre d’haltères. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour la soutenir, et il sentit ses bras trembler.
– Plie les bras, ordonna Weir. Lentement.
Buck les plia et il sentit le poids accélérer vers le bas, vers son corps, tandis que ses muscles péchaient à répondre à ses commandements d’urgence. La barre reposait maintenant, lourde, noire et morte, sur son torse.
– Pousse ! brama Weir, d’une voix qui emplit la pièce entière.
Buck poussa, mais la barre ne bougea pas d’un millimètre. Weir renâcla, souleva le poids du poitrail de Buck comme si c’était le jouet d’un enfant et le reposa sur ses pieds métalliques.
– Une gonzesse, dit-il sans faire l’effort de dissimuler son mépris. Une putain d’gonzesse.
Il ôta la barre de son support et la remplaça par une autre, plus petite. Encore une fois, il tendit les haltères au-dessus de Buck et encore une fois Buck les laissa descendre sur son ventre. Mais le résultat fut le même : le poids ne bougeait pas d’un iota, malgré les efforts surhumains de Buck.
– Bon Dieu ! déclara Weir en secouant la tête. Tu pourrais même pas soul’ver un p’tit bâton dans une flaque d’eau.
L’heure qui suivit fut un véritable purgatoire pour Buck. Weir le balada, dans la petite pièce, d’exercice en exercice : flexion des biceps avec les petits haltères, épaulés avec les gros, puis développé militaire, pour finir par des accroupissements avec un poids qui aurait écrasé Atlas lui-même.
La sueur dégoulinait du corps de Buck et Billy Joe observait, impassible, le dos au feu de bois, tandis que Weir, véritable Torquemada de l’exercice physique, menait Buck de souffrance en souffrance. La pitié ne semblait pas faire partie de l’équipement mental du petit homme.
– Mon Dieu, grogna Buck en agonisant sous une énorme barre de plus.
– Appelle pas Dieu à l’aide, mon gars, rugit Weir. Dieu n’vaut rien du tout. Ouais, Dieu c’est un vaurien.
La touche finale d’athéisme était de trop pour Buck. Il commença à s’écrouler dangereusement, le poids derrière la nuque, et Weir s’avança pour le lui reprendre, secouant la tête de façon véhémente.
– T’jours pareil, les coureurs, dit-il. Juste une paire d’guiboles avec une tête plantée d’ssus.
Il fit signe à Buck de venir vers le feu où il s’assit, la sueur ruisselant le long de son corps, à côté de Billy Joe. Weir attrapa un petit pot en terre et une boulette de tabac. Il émietta le tabac et le tassa dans une pipe, puis se pencha à nouveau vers l’étagère pour y saisir un cierge en bois qu’il alluma dans le feu. Il approcha la flamme de sa pipe et tira dessus.
– Tu vas v’nir ici trois fois par semaine, dit-il. J’vais faire de toi l’coureur le plus costaud qu’a jamais chaussé des pointes. (Il tira sur sa pipe.) Et si tu niques pas c’type, Headley, tu sais c’que j’fais ?
Il ôta la pipe de sa bouche et cracha un mollard de salive brunâtre dans le feu.
– J’te livre aux catholiques.
Le lendemain, Buck eut besoin de l’aide de Billy Joe pour s’habiller. Ses bras (en fait, tout son corps) lui donnaient l’impression d’avoir été emplis de plomb puis martelés pendant des jours. Les quatre hommes – Buck, Billy Joe, Moriarty et Grimthorpe – avaient emménagé dans un cottage en dehors de Leadhills, un village minier du Lanarkshire, à quelques kilomètres au sud de Glasgow. À côté d’un puits de mine désaffecté, une bande de terrain noire en forme de U et longue de quatre cent soixante yards avait autrefois servi de tracé à une voie ferrée desservant la mine. La surface était plane et dure – parfaite pour courir. Mais pendant toute la semaine qui suivit sa visite au gymnase de Weir à Gallowgate, Buck n’enfila pas ses pointes. Il mit deux jours à se remettre des premiers soins de Weir, puis eut trois nouvelles séances d’haltères à Glasgow, avec un jour de repos intermédiaire.
Malgré la douleur occasionnée par cette première séance, Buck ne se plaignait pas. C’était sa chance – l’occasion d’atteindre le succès en Angleterre, berceau de la course à pied – et chaque jour il pouvait sentir le regard de Grimthorpe en train de l’examiner pendant qu’il travaillait dans le sordide petit gymnase de Weir.
Le stimulus combiné du regard expert de Grimthorpe et de l’autorité inlassable de Weir lui proposait un défi permanent qu’il relevait avec enthousiasme. Au bout d’une semaine, des barres qui semblaient auparavant être clouées au sol étaient soulevées jusqu’aux épaules et des haltères à poignée épaisse étaient propulsés au-dessus de sa tête à grande vitesse.
Au bout de dix jours, Buck put sentir la transformation qui s’opérait en lui. Il sentait que ses bras et ses cuisses s’épaississaient ; il pouvait même presque voir les muscles de ses épaules se dessiner.
Il adorait ça, il se délectait de l’odeur de musc, de la pulsation des muscles gorgés de sang, et de sa joie lorsque des poids auparavant impossibles à déplacer commençaient à bouger rapidement et facilement selon sa volonté. Alors, quand l’entraînement en extérieur commença à Leadhills, il pouvait ressentir la puissance qu’il avait gagnée grâce aux haltères se transférer d’elle-même à travers ses membres sur la cendrée de la piste de course.
Au cours des premières journées d’entraînement avec Weir, Buck avait remis en question le fait de travailler sous les ordres de deux entraîneurs, surtout lorsque ceux de Weir semblaient annihiler le travail réalisé précédemment avec Grimthorpe. Mais Moriarty était resté ferme. Headley était l’homme le plus rapide du monde sur la distance. Il fallait bien plus qu’un simple entraînement à la course pour le battre. Et c’était là que toute la force gagnée dans le petit donjon lugubre de Weir allait payer. « Tu ne peux pas tirer d’un canon à bord d’un canoë », avait été la déclaration définitive de Moriarty à ce sujet.
Pour Eleanor, les journées passaient paisiblement sous le soleil estival. Peu de choses avaient changé à Grafton depuis ce jour lointain de 1862 où Moriarty était entré dans sa vie. Son père était toujours là, tout juste plus vieux et plus hirsute, sa tendance aux excentricités augmentant avec le temps, et au-dessus d’eux les dominait toujours le Black Tor, cette montagne que Moriarty avait conquise en courant, pour elle, sa dame, il y avait tant d’années.
La passion de Lord Grafton pour la scène n’avait pas diminué et le petit théâtre du domaine entendait toujours retentir ses tirades shakespeariennes, en présence de ruraux perplexes à qui il demandait de jouer dans des productions aussi différentes que The Red Barn et Le Roi Lear.
C’est Buck qui avait suggéré que Hettie les rejoigne pendant qu’il préparait la rencontre face à Headley. Ils s’étaient vus rapidement à Londres, après le désastre des championnats amateur. « Une nuit. Le repos du guerrier, lui avait dit Moriarty. Tu l’as mérité. »
Le couple était passionnément amoureux, si passionnément que Buck n’avait pas besoin de formaliser la moindre demande en mariage. Hettie avait été très claire : elle l’attendrait où qu’il aille et Buck put aller à Leadhills avec une ferveur que Moriarty ne lui connaissait pas. Moriarty savait aussi que Buck allait courir de toutes ses forces contre Headley, tout comme lui-même avait couru sur le Black Tor pour Eleanor.
Moriarty, Eleanor et Billy Joe s’étaient tout de suite attachés à Hettie Carr. Bien qu’elle fût avant tout chanteuse de music-hall, elle avait une riche expérience des sketchs et de la comédie avec son père, et elle avait une très forte présence scénique. Elle n’avait aucune expérience des classiques, mais tout le monde pensait qu’elle était d’ores et déjà capable d’apporter son talent dans des farces et des mélodrames. Moriarty la décrivait comme une « fougueuse petite, douée en tout », et c’était exactement ça. Hettie fut ravie d’accepter l’invitation d’Eleanor à se rendre avec elle à Grafton Hall.
Mandy, pour sa part, continuait à ruminer sa performance new-yorkaise. Elle savait au fond d’elle que Billy Joe avait raison : comme Moriarty l’aurait dit en parlant d’athlétisme, elle n’avait pas « tout donné ». Sa technique était encore trop faible pour lui permettre de tenir un rôle classique dans un grand théâtre, surtout pour donner la réplique à quelqu’un du calibre de Booth. Dans Lear, elle avait été tout juste compétente et elle ne s’en satisfaisait pas. Pendant la traversée de l’océan, elle en avait discuté avec Eleanor, et toutes deux étaient tombées d’accord : Mandy avait besoin d’une formation véritable. Eleanor avait promis de trouver un professeur d’art dramatique à Mandy pendant qu’elles seraient à Grafton Hall.
Son professeur devait arriver le lundi matin, le lendemain de leur arrivée à Grafton. Elle ne savait pas du tout à quoi s’attendre, mais lorsque l’homme mince et réservé fut annoncé sous le nom de Henry Irving, elle n’en crut pas ses oreilles. Moriarty et Edwin Booth avaient joué avec Irving quinze ans plus tôt à Manchester, quand Booth était la star et Irving un simple second rôle. À présent, Irving était le plus grand acteur anglais et, pendant le mois suivant, il serait, grâce à Lord Grafton, à la disposition de Mandy.
C’était le professeur idéal pour elle. Courtois et diplomate, il arrivait à lui faire exécuter de vraies performances en lui montrant l’équilibre qui se dissimulait dans les grands dialogues de Shakespeare, cet équilibre qui leur donnait leur force et leur sens.
Comme tous les bons enseignants, il se servait de tout ce qui était disponible pour illustrer ses théories. Le matériau le plus substantiel était sans doute la voix de Hettie Carr, qu’elle pouvait projeter avec une facilité qu’Irving lui-même ne pouvait égaler. Hettie, avec son diaphragme puissant, était actrice de nature, ayant suivi très peu de cours, mais Irving pouvait analyser les bases de sa puissante projection vocale et montrer à Mandy, par l’imitation, comment atteindre le même niveau. Il se concentrait sur Mandy, mais toutes les femmes suivaient quotidiennement les exercices qu’Irving prescrivait à sa jeune élève car ils étaient valables pour elles aussi.
Mandy semblait prendre confiance. Elle faisait les exercices avec passion, travaillant tard dans la nuit dans le petit théâtre de Grafton jusqu’à ce que l’acteur lui-même la prie de se reposer un peu. Il lui jura qu’il n’avait jamais vu de sa vie une femme dotée d’un si grand d’appétit pour le travail.
Ainsi, en Écosse, dans la morne ville de Leadhills, les hommes préparaient Buck au plus grand défi de sa vie, et leurs femmes s’employaient avec un dévouement égal pour leur ultime défi, le Théâtre de l’Ouest.