17. La grande course

Onze heures vingt du matin, le jour de la grande course. Main Street n’était plus qu’un tunnel. Un tunnel de quatre milles personnes hurlant et gesticulant, hommes, femmes et enfants, qui s’étendait jusqu’en dehors de la ville et continuait dans la campagne, traversant Brennanville vers le Big Wet et Boyle City sur un mile jusqu’au pied d’El Diablo. Les officiels appointés par le juge Haynes étaient déjà installés, tous les quarts de mile, sur tout le parcours.

Il faisait vingt-six degrés, sans un nuage dans le ciel, parfait pour le sprint mais mauvais pour l’endurance. Les gourdes de Moriarty allaient valoir leur pesant d’or.

Toute la matinée, les deux équipes étaient restées à l’abri dans la fraîcheur de leurs chambres d’hôtel, derrière les stores fermés, tandis qu’en contrebas, dans les rues écrasées de chaleur, tout un tas d’attractions, combats de chiens, exhibitions de monstres, combats de coqs, luttes à mains nues et charlatans se concurrençaient pour attirer l’attention du public. Pour une fois, le Théâtre de l’Ouest n’en faisait pas partie.

À onze heures et demie, Moriarty se leva, s’étira, se dirigea vers la fenêtre et remonta les stores. La lumière vive du matin frappa Buck et Billy Joe, qui étaient allongés sur leurs lits, les yeux fermés, mais ne dormaient pas.

Les deux hommes s’étirèrent comme des chats heureux et se relevèrent en bâillant. Moriarty les observa, à moitié nus dans leurs caleçons longs. Pas une once de graisse superflue : ces vieux Grecs du juge Haynes les auraient reconnus pour ce qu’ils étaient, des coureurs, des fast men. Pendant une fraction de seconde, il se demanda ce qu’ils auraient pensé de lui.

Il se savait pourtant être dans la meilleure forme qu’il ait connue depuis longtemps, peut-être même la meilleure de sa vie. Il enfila ses mocassins marron et sentit un courant froid au creux de son estomac. Il n’avait pas ressenti cela depuis des années, pas depuis ses dernières grandes courses à Saint Louis quatre ans auparavant, et il était content.

 

Midi moins le quart : une clameur soutenue accompagna les deux équipes qui traversaient la foule vers le départ, matérialisé par une grande banderole blanche qui disait « Course pour le Big Wet ». L’équipe de Boyle était menée par Pete Boyle en personne. Ils étaient tous les trois habillés à l’anglaise, en maillots de soie blanche à manches longues. L’Indien et Josiah Headley portaient un caleçon long blanc au-dessus de leur short, renforcé de cuir entre les cuisses à cause des frottements dus à cheval. Tulloch portait un short en tartan s’arrêtant aux genoux, avec une protection similaire aux cuisses. Ils chaussaient tous les trois des mocassins marron.

L’équipe de Moriarty, menée par Bill Brennan, avait également choisi des maillots en soie blancs, mais avec deux différences. D’abord, ils avaient, en travers de la poitrine, une large bande bleue ; deuxièmement, la soie avait été percée de petits trous – idée de Moriarty – afin de laisser passer l’air pour rafraîchir la peau. Buck et Billy Joe avaient graissé l’intérieur de leurs cuisses sous leurs caleçons longs de cavaliers et leurs mocassins marron avaient également été graissés à l’intérieur pour réduire la friction. Enfin, ils portaient chacun un bandeau pour la sueur, détail que Moriarty avait remarqué chez les coureurs de fond mexicains.

Moriarty, lui, portait un short en soie blanc élargi aux cuisses. Comme Tulloch, il n’allait pas monter longtemps à cheval, mais, à l’inverse de l’Écossais, il avait décidé de se passer de protection en cuir. Il avait préféré, comme Buck et Billy Joe, graisser l’intérieur de ses cuisses avec du saindoux en préparation du dernier tour, pour les quatre miles de chevauchée avant la course du dernier mile jusqu’à l’arrivée.

Au balcon de l’hôtel Excelsior, juste au-dessus de la ligne de départ, Eleanor, Hettie et Mandy étaient installées avec Edwin Booth et Phineas T. Barnum, sans oublier Alan Cameron et ses cheveux blancs, le père de Moriarty. Edwin Booth était perturbé. Toutes les compagnies d’assurance de New York, qui avaient lu l’avis autorisé du docteur Sutherland dans la presse, avaient refusé d’assurer Moriarty. S’il mourait, il n’y aurait rien du tout pour sa famille. Il ne l’avait pas dit à Moriarty.

Le sourire et la réserve d’Eleanor dissimulaient son sentiment réel. Elle n’avait vu Moriarty que quelques instants la veille, à son arrivée à Yuta City. Elle ne l’avait toujours pas informée de sa grossesse, et la combinaison d’un choix judicieux de vêtements et de l’intense préoccupation de Moriarty au sujet de détails de dernière minute avait eu pour conséquence qu’il n’avait posé aucune question. La grossesse s’était passée facilement et, selon les calculs, il restait au moins deux semaines avant l’accouchement, largement le temps pour eux tous de rentrer tranquillement à New York.

Mais ses plans étaient tombés à l’eau. À peine une heure plus tôt, elle avait senti les premières contractions et elles se produisaient maintenant toutes les dix minutes.

Elle chercha des yeux le docteur Halliwell dans la foule et aux balcons qui entouraient l’hôtel. Elle avait vu le docteur, qui avait fait le trajet de San Rafael la veille, et lui avait confié son état. Il avait accepté de se placer à proximité d’elle pendant toute la course, au cas où elle aurait besoin de lui. Mais il était invisible. Aurait-il oublié ?

Le juge Haynes, juché sur une estrade, agita une clochette et obtint le silence des quelque six mille spectateurs. On entendit quelques « Chut ! », puis le léger claquement de la banderole au-dessus de la ligne de départ.

– Chers Lords, mesdames et messieurs, déclama Haynes. Aujourd’hui nous allons être témoins de ce qui sera peut-être le début d’une nouvelle ère. Tous autant que nous sommes, nous avons vu de vilaines choses dans le passé. Des massacres indiens, des tirs dans le dos, nous avons tout vu dans ce comté de Yuta. Aujourd’hui deux de nos meilleurs citoyens, Bill Brennan et Pete Boyle, sont en conflit pour la jouissance d’un point d’eau, le Big Wet. Ils auraient pu choisir de régler ce litige en usant de violence, en embauchant des tueurs étrangers, en faisant tuer de bons garçons, en faisant de femmes honnêtes des veuves bien avant l’heure. Mais ils ne l’ont pas fait. Ils ont décidé de régler cette dispute non pas avec des armes, mais par une course à pied. Seulement, ce à quoi nous allons assister ici, aujourd’hui, n’est pas simplement une course à pied – non, je pense vraiment que c’est le début des temps modernes. Et c’est grâce à Bill Brennan et Pete Boyle, qui ont accepté de régler leur problème de façon civilisée, comme les Grecs de l’Antiquité le faisaient, par une course équitable d’homme à homme.

Il désigna du doigt Moriarty et Tulloch avec Billy Joe et l’Indien, déjà à cheval, et fit une pause.

– Afin d’assurer ces conditions équitables, poursuivit-il, chaque équipe a le droit d’emporter avec elle une paire de jumelles avec son cheval pour pouvoir voir comment son coureur à pied se comporte. Chaque groupe de concurrents peut transporter autant d’eau que nécessaire et récupérer des bouteilles supplémentaires auprès des officiels postés au pied de la montagne d’El Diablo.

Le juge Haynes fit une nouvelle pause.

– Messieurs, il reste une minute avant midi, nous sommes le 20 octobre 1878. Êtes-vous prêts ?

En dessous de lui, Moriarty, Tulloch, Billy Joe et l’Indien hochèrent la tête.

– Trois tours de huit kilomètres – ou cinq miles – chacun, à cheval et à pied, deux hommes de chaque équipe pendant les deux premiers tours, un seul homme dans le dernier tour. Le dernier furlong du premier tour est obligatoirement couru par les sprinteurs, tout comme le dernier quart de mile du deuxième tour doit l’être par les quarter-milers, et le dernier mile du troisième tour est disputé par les deux derniers coureurs.

Il prit un pistolet sur une petite table à côté de lui, arma le chien et le leva au-dessus de sa tête.

– Messieurs, à vos marques.

Moriarty regarda Tulloch pour la première fois : mince et brun, avec des favoris en côtelettes – le miler le plus rapide de la planète. Billy Joe et l’Indien, sur leurs montures, se regardaient en biais sans sourire.

– Prêts ?

Le silence absolu n’était perturbé que par le claquement de la banderole.

Le coup de feu partit en même temps que la foule se mettait à rugir. Debout à côté de l’Indien et de Billy Joe, Headley et Buck donnèrent une claque sur la croupe de leurs chevaux. La course était partie.

Billy Joe prit immédiatement la tête, poussant sa monture noire au milieu du couloir de bruit et de fureur qu’était devenue la rue menant vers Brennanville. Derrière, Moriarty et Tulloch couraient avec aisance côte à côte comme s’ils étaient dans un autre monde. Il y avait un long chemin à parcourir. Aux abords du campement de tentes de Brennanville, Billy Joe avait cinquante mètres d’avance et il passait entre des spectateurs hurlants, tandis qu’à deux cents mètres Moriarty et Tulloch continuaient à avancer lentement ensemble.

Le juge Haynes avait pensé à tout. Tout le long du parcours, il avait posté des Apaches équipés de miroirs ; ils s’envoyaient des messages lumineux jusqu’au chef apache, Cheval Gris, debout sur le toit du Buena Vista, qui les retransmettait de là, par mégaphone, à la rue. Ainsi la foule de Yuta City ne perdrait pas une miette des progrès de la course. Le premier compte rendu de Cheval Gris, tandis que les cavaliers approchaient du Big Wet après un mile de course, rapportait que Billy Joe avait une centaine de mètres d’avance sur l’Indien, les coureurs continuant à trotter l’un avec l’autre à peu près à huit cents mètres derrière. Ce que cela signifiait était clair : s’il pouvait conserver cette avance en bas d’El Diablo, le furlong final dans Yuta City serait une formalité car il aurait bien trop d’avance pour que l’Indien le rattrape.

L’étalon de Billy Joe s’avança dans l’eau du Big Wet, profonde d’à peu près soixante centimètres, et le cheval noir continua sans encombre, presque sans ralentir son allure. Homme et cheval avançaient vivement, remontant de la vase et des cailloux, et Billy Joe sourit largement lorsque les gouttes d’eau fraîche provoquées par sa monture l’aspergèrent. Au milieu du point d’eau, il risqua un regard par-dessus son épaule.

L’Indien entrait à peine dans l’eau, à cent mètres environ. Lorsque Billy Joe atteignit l’autre rive et se mit à galoper sur les galets, l’Apache de service envoya le signal : le Texan avait largement cent cinquante mètres d’avance.

Huit cents mètres plus loin, Moriarty et Tulloch respiraient tranquillement, trottinant lentement côte à côte sur les bases de six minutes au mile sur la bande herbeuse du milieu de la piste. Leur moment n’était pas encore venu.

Billy Joe poussa son cheval noir le long du chemin sinueux dans le désert, parallèlement à la rivière, voyant devant lui, dans la brume de chaleur, la pente abrupte d’El Diablo. Il devait mettre autant de mètres que possible entre l’Indien et lui avant le mile à gravir sur la montagne, car il redoutait l’ascension.

 

À Yuta City, les miroirs informèrent Brennan et Boyle, qui étaient ensemble au balcon du Buena Vista, que Billy Joe venait d’atteindre le pied de la montagne, après deux miles de course, qu’il avait une avance de près de cinq cents mètres et entamait l’ascension. L’affrontement entre Billy Joe et l’Indien semblait terminé avant d’avoir commencé. Il n’y aurait pas de bataille au sprint sur le dernier furlong, Billy Joe étant un bien meilleur cavalier. Un mile derrière, Moriarty et Tulloch trottaient toujours impassiblement, comme attachés l’un à l’autre.

Au pied de la montagne, Billy Joe commit son unique erreur. Au lieu de gérer son rythme sur la pente rocailleuse, il commença tout de suite à grimper en sprintant, tirant derrière lui le cheval noir qui transpirait légèrement.

Après trois cents mètres, ses jambes le lâchèrent. Ses cuisses étaient lourdes et faibles. Il jeta un regard en contrebas derrière lui tout en cherchant son souffle. L’Indien avançait en courant à un rythme facile et régulier. Billy Joe se remit à courir mais chaque foulée était une torture. Deux cents mètres plus haut, il n’arrivait plus à respirer et en était réduit à tituber, manquant de tomber à chaque pas. Il restait encore plus d’un kilomètre de pente raide et irrégulière à couvrir. Son seul espoir résidait dans le cheval, si celui-ci pouvait avancer davantage avec lui sur le dos. Il se hissa sur l’animal et lui enfonça les talons dans les flancs pour le forcer à avancer. Deux cents mètres à peine plus loin, la bête, devant une pente aussi raide, ne pouvait plus progresser. Billy Joe, en jurant, descendit et reprit sa pénible progression vers le sommet, s’accrochant à la queue du cheval noir. Derrière lui, l’Indien gagnait du terrain petit à petit, sa motivation augmentant en constatant que son adversaire avançait aussi difficilement.

Le corps de Billy Joe hurlait pour être libéré pendant qu’il avançait en trébuchant sur le dernier furlong avant le sommet.

Il osait à peine regarder vers le bas, mais au sommet, il le fit. L’Indien n’était plus qu’à deux cents mètres de lui, peut-être même moins, et il avançait sans répit. Billy Joe remonta sur son cheval, but une gorgée d’eau de sa gourde, détacha ses jumelles du pommeau de la selle et les dirigea en bas de la montagne et dans la plaine. Moriarty et Tulloch étaient en train de traverser le Big Wet. Et Tulloch était devant, d’environ cent mètres. Billy Joe sut ainsi qu’il devrait peut-être laisser le cheval plus tôt que prévu, quarante ou cinquante mètres avant le repère du dernier furlong, pour permettre à Moriarty de rattraper son retard. Il but une autre gorgée d’eau, saisit les rênes et commença à descendre la montagne en zigzaguant.

 

Moriarty savait qu’il avait rencontré un adversaire à sa mesure en la personne d’Alec Tulloch. L’Écossais était un coureur de fond parfait. Il couvrait le terrain avec aisance et légèreté, comme si ses contours agressifs et irréguliers avaient été faits pour ses pieds et pour les siens seulement. Malgré cela, Moriarty se sentait bien : cent mètres de retard à cet instant de la course, ce n’était rien.

Billy Joe atteignit la base d’El Diablo en vitesse, passant en galopant devant les juges et un petit groupe de spectateurs qui poussaient des cris de joie.

Il donna une claque sur la croupe du cheval : il restait un peu plus d’un mile avant le drapeau matérialisant le furlong final où il était obligé de descendre.

Il traversa à nouveau le Big Wet, cette fois sur un pont en bois branlant, menant le cheval à pied pour le passage. Puis il regrimpa sur la bête et se rua vers le drapeau du mile, à cent mètres après le pont. Il regarda derrière lui en dépassant le drapeau : l’Indien était à presque trois cents mètres. Il allait prendre le risque de laisser le cheval plus tôt pour permettre à Moriarty de profiter la monture plus longtemps. De toute façon, les quelques mètres de course en plus lui permettraient d’échauffer ses jambes.

Cent petits mètres après le drapeau du quart de mile, il arrêta sa monture, en descendit et l’attacha à un yucca. Il retira son caleçon long et se mit à trotter en slip vers le drapeau du furlong, qui était désormais à moins de cent mètres devant, en essayant de débarrasser ses jambes de la raideur accumulée à dos de cheval. Il pouvait déjà entendre le bruit de tonnerre de l’Indien sur le cheval gris qui le rattrapait.

Billy Joe et l’Indien se retrouvèrent à la même hauteur pour la première fois à moins de vingt mètres du drapeau du furlong. L’Indien descendit de sa monture devant Billy Joe mais n’attacha pas le cheval. Il ôta son caleçon long tandis que Billy Joe le rattrapait, à dix mètres du drapeau.

– OK, fast man, dit-il. À nous !

Cinquante mètres avant les tentes de Boyle City, l’Indien se mit à courir comme si des démons le poursuivaient. Billy Joe se fixa sur son épaule droite, un yard derrière, tandis qu’ils fonçaient dans le couloir de tentes, les supporteurs de Boyle hurlant leurs encouragements. Le jeune Texan restait collé à son homme. Il n’avait jamais couru aussi vite, ses jambes s’agitant dans un nuage de poussière. Mais le yard qui les séparait ne raccourcissait pas.

Derrière eux, Moriarty avait toujours cent mètres de retard à l’approche du sommet d’El Diablo. Il soufflait bruyamment après l’ascension, mais se sentait toujours bien. Il espérait que Billy Joe avait bien noté sa position et lui avait laissé le cheval noir assez tôt afin de lui donner plus de temps pour cavaler jusqu’à Yuta City. Même cent mètres de plus suffiraient. Bientôt, il se retrouva à descendre la montagne en zigzags, ses jambes trouvant leur rythme naturel : devant lui, en contrebas, se trouvaient Tulloch, le drapeau du mile et un petit groupe d’officiels et de spectateurs.

 

Billy Joe et l’Indien couraient à présent dans une mer bruyante qui n’était pour eux qu’un long effort, tous les réflexes acquis pendant leurs années de sprint étant concentrés sur les quelques mètres carrés séparant les deux rangées de spectateurs enfiévrés de chaque côté de la rue. À cinquante yards de l’arrivée, Billy Joe était revenu à moins de cinquante centimètres de l’Indien : il l’avait, il le sentait !

Mais l’Indien n’était pas un amateur qui courait pour payer ses bières. Il était la classe incarnée. Il tint bon et travaillait inlassablement, sans le moindre frémissement de tension sur son corps fauve. À trente yards, Billy Joe avait récupéré encore une quinzaine de centimètres ; à vingt-cinq yards, il était revenu. Mais l’Indien tenait bon. Il tenait, et les deux hommes étaient comme fondus l’un en l’autre, leurs foulées parfaitement rythmées et équilibrées. Lorsqu’ils cassèrent le fil ensemble, Billy Joe était certain de l’avoir emporté. Mais l’Indien, à côté, pensait lui aussi qu’il avait battu son homme.

Moriarty, soixante-dix mètres derrière Tulloch, trouva le cheval où il l’avait espéré, attaché entre les drapeaux du quart de mile et du furlong. L’animal transpirait abondamment. Moriarty lui tapota le museau, prit un morceau de sucre d’une poche de la selle et l’enfonça dans la gueule de la bête. Il grimpa vivement sur son dos et dépassa Tulloch au niveau du furlong, juste au moment où l’Écossais s’apprêtait à monter sur son cheval gris. Au moment où il atteignit la zone de départ en effervescence devant le Buena Vista, où Buck et Headley se tenaient prêts, Moriarty avait plus de cinquante mètres d’avance.

– Billy Joe et l’Indien, qu’est-ce que ça a donné ? haleta-t-il pendant que Buck montait sur le cheval.

Buck remua la tête en enfourchant l’animal écumant.

– Personne ne peut le dire, cria-t-il. Le juge est en train de s’en occuper en ce moment.

Il montra du doigt l’estrade où Billy Joe et l’Indien se tenaient en compagnie de Haynes et des officiels.

Moriarty regarda Buck et hocha la tête, puis donna une claque sur le garrot du cheval noir et Buck partit en galopant. Il croisa Tulloch qui fonçait vers Josiah Headley, impatient, à travers la foule qui menaçait d’envahir le couloir central. Buck chevaucha vers les tentes de Brennanville avec plus de cinquante mètres d’avance ; au-dessus d’eux, de gros nuages noirs cachèrent le soleil, plongeant Main Street dans l’ombre.

 

Eleanor, au balcon de l’Excelsior, avait réussi sans savoir comment à rester debout au début de la course, mais lorsque Moriarty était parti, les douleurs étaient devenues plus fréquentes et elle avait dû demander à Edwin Booth de lui apporter une chaise, et à Mandy de se débrouiller pour trouver Halliwell. Cette fois, quand Moriarty se mit en route pour son deuxième tour, elle sut que ce n’était pas une fausse alerte. Elle avait perdu les eaux. Elle se leva avec raideur et, faisant signe à Hettie, entra péniblement à l’intérieur derrière elle de l’Excelsior dans la chambre.

 

La pluie tomba soudainement, comme toujours, tombant à verse en seaux d’eau tiède, transformant en pulpe l’herbe maigre de la piste, ruisselant sur le corps de Moriarty, collant son maillot et son short à sa peau. Derrière lui, il pouvait entendre claquer le pas inexorable et régulier de Tulloch. L’Écossais n’était maintenant plus qu’à une trentaine de mètres ; ils approchaient du Big Wet, à cinq cents mètres environ.

L’eau de pluie coulait à l’intérieur de sa bouche et de ses yeux, mais par réflexe il conserva le rythme de respiration nécessaire, trottant tranquillement, ses pieds pataugeant dans l’herbe glissante. Il n’était pas fatigué car le rythme de la course était lent. La vraie souffrance viendrait plus tard : il le savait, tout comme l’homme qui trottinait derrière lui.

Devant, Buck galopait sous la pluie diluvienne et, arrivé au Big Wet, avait augmenté son avance de presque trois cents mètres. Mais le Big Wet n’avait plus rien à voir avec le calme ruisseau que Billy Joe et l’Indien avaient traversé ; gonflé par la pluie, il était devenu un torrent écumant et tourbillonnant qui en son milieu dépassait le mètre cinquante de profondeur. La pluie continuait à tomber lourdement ; on entendit le grondement du tonnerre et un éclair zébra les nuages gris. Buck fit entrer le cheval noir dans l’eau du Big Wet et bientôt l’animal perdit le contact avec le lit de gravier de la rivière. Il se mit à nager, emporté en aval par la force du courant. À mi-parcours, Buck sentit le cheval faiblir, sa gueule tournait dans tous les sens et il avalait de l’eau. Il se dégagea de la bête d’une glissade, sans lâcher ses rênes. En nageant d’un bras et en compensant avec les jambes, il avança avec difficulté et dériva dans l’écume agitée tandis qu’ils étaient emportés par le courant. Alors, soudain, Buck sentit le gravier sous ses pieds. Il se vautra et rampa sur les vingt derniers mètres jusqu’au rivage, tirant le cheval noir avec lui, et s’assit, cherchant son souffle, sur le bord. Il y resta un moment et examina sa monture. Les eaux déchaînées du Big Wet semblaient avoir fait du bien au cheval qui avait énormément transpiré.

Il s’empara des jumelles attachées au pommeau de la selle et regarda de l’autre côté du Big Wet. Headley était à un peu plus de cent mètres de la rivière, à fond de train. Buck décida de donner un peu de répit au cheval, car il avait une large avance, et un cheval reposé serait d’une utilité certaine à Moriarty dans le troisième tour. Il prit sa gourde et but une gorgée d’eau, puis prit les rênes et courut vers un monticule au-delà de la berge. Le tonnerre se déchaîna alors, et il lui fut bientôt impossible de voir Moriarty et son adversaire, la pluie et la buée aveuglant les lentilles des jumelles. Buck décida de vérifier à nouveau quand il aurait atteint le sommet d’El Diablo, afin de décider de l’endroit où laisser le cheval. Si les choses restaient comme elles étaient, il pourrait se permettre de donner à Moriarty une bonne distance de répit.

Il remonta sur son cheval et se mit à galoper à contre-courant pour récupérer la piste qui menait à El Diablo. Les choses se passaient bien, mais tout allait dépendre de la décision rendue pour Billy Joe.

 

Doc Halliwell avait finalement été localisé par Mandy au saloon de l’El Dorado, soûl comme un Polonais. Elle avait expliqué la nature de l’urgence à Sweeney, le barman, et, six tasses de café noir plus tard, Mandy et Sweeney avaient traîné un Halliwell à moitié inconscient vers la chambre d’Eleanor.

Halliwell s’assit sur une chaise bienvenue dans un coin de la pièce. Il chercha du regard autour de lui. Hettie le regardait, en proie au désespoir, de l’autre côté de la chambre, à côté du lit où était allongée Eleanor, la sueur perlant sur son front.

– Dites-nous quoi faire, dit-elle. Pour l’amour de Dieu, dites-nous simplement quoi faire !

 

Le juge Haynes observait les feuilles de résultat.

Tout autour de lui régnait l’anarchie, les Mexicains plaçant des paris avec des gestes des doigts sur l’issue de la première manche, tandis que d’autres le faisaient en braillant d’un côté à l’autre de la rue. Au milieu de ce chaos, Haynes se sentait comme un oasis de justice et de raison. La pluie, au moins, avait cessé – aussi soudainement et théâtralement qu’elle avait commencé.

Finalement, il fut prêt. Il s’avança sur le devant de l’estrade, mais avant même qu’il ait placé sa main sur sa clochette pour demander le silence, un « chut ! » ondula comme une vague le long de Main Street, jusqu’à Boyle City au nord et Brennanville au sud.

Le juge s’éclaircit la gorge, puis parla dans son mégaphone.

– Décision finale pour la première étape : les juges accordent un point à Billy Joe Speed, un à l’Indien, et un pour une arrivée ex æquo.

Il fit une pause, et on n’entendit plus que le bruit des gouttes de pluie qui retombaient des toits.

– Je décide, et ma décision est définitive et irrévocable, que c’est… un match nul.

Bill Brennan jeta un regard à Pete Boyle. Ses deux coureurs devaient maintenant l’emporter pour que le Big Wet lui revienne.

 

Moriarty et Tulloch atteignirent ensemble le Big Wet et furent tout de suite emportés en aval par la force du courant. La pluie avait peut-être cessé, mais le Big Wet, toujours en crue, était déchaîné. Les deux hommes nageaient côte à côte, accrochant occasionnellement la surface irrégulière du lit de la rivière. Moriarty avait opté pour une brasse lente et puissante, tandis que Tulloch nageait sur le dos, d’une nage courte en godille. Pour Renard Blanc, qui voyait les coureurs du sommet d’El Diablo, les deux hommes ressemblaient à des insectes emportés par la rivière. L’Indien envoya son message vers Yuta City. Les deux hommes étaient au même niveau.

Buck approchait du pied d’El Diablo, ne forçant pas sur le cheval, avec plus de cinq cents mètres d’avance. Il descendit de sa monture et commença à courir doucement, grimpant la pente de terre et de sable qui séchait rapidement. Il prit la montagne comme si elle lui avait été destinée, sa foulée et sa respiration unies parfaitement. C’était dur, c’est vrai, mais il arrivait quand même à maintenir le fragile équilibre qui lui permettait de tolérer la douleur, et d’une certaine manière cette attitude se transmettait au cheval qui trottait avec aisance derrière lui sur le mile de pente sinueuse et rocailleuse.

Dès qu’il eut atteint le sommet, Buck se retourna et reprit les jumelles. Il regarda dans la direction du Big Wet et trouva tout de suite Moriarty et Tulloch en train de traverser la rivière. Mais ce qu’il vit le stupéfia : Moriarty semblait tirer Tulloch dans l’eau. Buck secoua la tête et refit le point de ses jumelles. Non, c’était bien ça : Moriarty était en train maintenant de hisser Tulloch hors de l’eau vers le bord de la rivière.

 

Eleanor, le visage en sueur, était allongée dans sa chambre avec Mandy et Hettie de chaque côté d’elle. Les contractions venaient maintenant de plus en plus vite. Doc Halliwell était au-dessus d’elle, chancelant, maintenu par Sweeney.

– Il n’y en a plus pour longtemps maintenant, dit Hettie. Détends-toi.

La respiration d’Eleanor se faisait de plus en plus bruyante.

– Comment ça se passe ? articula-t-elle.

Mandy et Hettie, perplexes, se regardèrent.

– La course, grogna Eleanor.

Mandy prit vivement les jumelles sur la table de chevet, marcha vers la terrasse et écarta les rideaux.

Elle observa la rue bondée. Aucun signe des coureurs. Elle regarda en bas, vers la foule, juste au moment où Billy Joe se préparait à grimper sur son cheval et à partir vers El Diablo. Il leva les yeux.

– Buck est devant, hurla-t-il. Moriarty a vingt mètres de retard.

Mandy se retourna et rentra dans la chambre, refermant les rideaux derrière elle. Elle regarda Eleanor, allongée sur le lit.

La pièce était en désordre. Halliwell s’était encore évanoui et Sweeney était en train de le traîner vers la chaise du coin. Hettie, qui refoulait ses larmes, luttait désespérément avec les sous-vêtements d’Eleanor, tandis que derrière elle une femme de chambre était entrée avec des serviettes et une bassine d’eau chaude.

– Buck et Moriarty sont tous les deux en tête, mentit Mandy.

 

Buck vérifia, en contrebas, la position de Headley. Le coureur anglais n’était qu’à cent mètres environ et il grimpait la montagne comme une antilope. Buck remonta vivement sur son cheval et cavala à toute vitesse le long de la descente vers le pied de la montagne, où un Apache était en train de relayer les messages de l’Indien perché au sommet.

Tandis que Buck approchait du bas de la montagne, il aperçut Billy Joe, monté sur un cheval pie, qui parlait avec un Indien.

Billy Joe le vit et lui fit un signe.

– Ex æquo pour moi, cria-t-il en chevauchant à ses côtés. Moi et l’Indien.

– Et Moriarty ? demanda Buck.

– Cet Apache m’a dit qu’il avait au moins quarante mètres de retard, alors donne-lui du temps. Quitte le cheval rapidement.

Buck hocha la tête et les deux hommes galopèrent ensemble vers le drapeau annonçant le quart de mile. Buck regarda derrière lui. Headley était à présent arrivé au pied de la montagne, à cent cinquante mètres seulement, et il revenait rapidement. Buck donna une claque sur la croupe du cheval noir et fonça vers le pont enjambant le Big Wet, Billy Joe à ses côtés. Il n’était toujours pas très sûr de l’endroit où laisser la monture à Moriarty.

Billy Joe désigna devant lui un miroir qui transmettait un signal vers la ville, tandis qu’ils s’approchaient à deux cents mètres du départ du quart de mile. L’Indien qui tenait le miroir lui hurla quelque chose. La réaction du Texan fut immédiate.

– Maintenant ! hurla-t-il. Moriarty a cent mètres de retard. Descends maintenant !

Buck descendit de cheval et commença à courir vers le drapeau, où se tenaient un officiel et quelques spectateurs à cheval des deux camps. Il résistait à la tentation de courir à fond – s’il le faisait, Headley le cueillerait sans problème. Derrière, l’homme du Yorkshire avait compris ce qui se passait et dévorait les mètres qui les séparaient lui et l’Amerloque. Son cheval gris écumait furieusement.

Headley descendit de cheval à peu près cinquante mètres avant le drapeau, dix mètres derrière Buck qui avait couru à une allure raisonnable pendant deux cents mètres. L’Amerloque avait clairement fait sa première erreur ; le supplément de course devait avoir attaqué ses jambes et lui avoir coupé le souffle. L’affront de Barnsley allait être vengé – et dans le patelin du cow-boy, en prime. Josiah Headley revenait à grandes enjambées sur Buck, au milieu de la piste car des deux côtés des spectateurs enragés leur criaient dessus. Cette fois-ci, il l’aurait.

 

Moriarty ne regrettait pas ce qu’il avait fait car Tulloch se serait noyé s’il ne l’avait pas tiré hors du Big Wet. Cela n’avait pas été une décision très difficile à prendre, aucune course au monde n’étant aussi importante qu’une vie humaine. Ils n’avaient pas échangé un mot une fois qu’ils eurent gagné la rive opposée, mais Tulloch lui avait gravement serré la main. Puis ils s’étaient remis à courir et à faire la course l’un contre l’autre. Au pied de la montagne, Tulloch avait cent mètres d’avance et grimpait la pente comme un cerf.

 

Du balcon, Hettie Carr, qui avait mis ses lunettes, examinait le tunnel bondé qu’était devenue Main Street. Elle comprenait, par la rumeur de la foule, que Buck et Headley s’approchaient de l’arrivée. Alors elle les aperçut, juste au-delà des tentes de Boyle City – Buck courait en tête, mais Headley était sur ses talons, menaçant.

Josiah Headley attaqua à deux cents mètres de l’arrivée, prenant immédiatement deux mètres d’avance. Buck le laissa partir et continua à courir selon son rythme régulier, relâché, en maintenant sa vitesse de croisière. Enfin, à cent mètres de la ligne, retentit ce drôle de signal dans sa tête lui signifiant que le moment était arrivé. Le moment ou jamais.

– Boum, fit le signal dans sa tête, et Buck sourit.

– Boum, dit-il à haute voix dans le dos de Headley.

Buck dépassa Josiah Headley comme un forcené, les jambes à plein régime, effaçant son retard et prenant cinq mètres d’avance alors qu’il ne restait plus que cinquante yards à parcourir. Mais Headley n’avait plus rien à proposer. Buck ne se contenta pas de casser le fil, il l’arracha littéralement, et au-dessus de lui Bill Brennan se mit à danser une gigue joyeuse tandis que Hettie Carr pleurait sans pouvoir s’arrêter. Elle fonça vers Eleanor pour lui annoncer la bonne nouvelle.

Mais Eleanor était dans un autre monde. Halliwell avait suffisamment dessoûlé pour marmonner ses conseils aux filles, et Mandy se tenait à présent au-dessus d’Eleanor allongée sur le lit les jambes écartées, les genoux pliés, grognant. Mandy lui tamponnait le front avec une serviette humide, tout en lui murmurant : « Pousse, pousse. » Quand Hettie arriva, la tête du bébé avait commencé à apparaître.

 

À un mile de l’arrivée, les chevaux, au mieux, étaient au trot. Le gris, celui de Tulloch, avait la gueule écumante et le noir, celui de Moriarty, commençait aussi à montrer des signes de fatigue. Les cavaliers entendaient la clameur de la foule devant eux, mais ce fut seulement au bout du couloir de plus en plus étroit, presque bloqué par des spectateurs hystériques, que Moriarty apprit de la bouche d’un Billy Joe hystérique que Buck avait gagné – que tout était encore possible.

Alors qu’ils passaient la ligne presque ensemble, le juge Haynes tira le coup de feu, signal du troisième et dernier tour. Il n’y avait plus grand-chose à tirer des chevaux. Leurs encolures trempées d’écume et de taches de mousse, ils avancèrent péniblement vers la ligne. Moriarty se pencha en avant, enfonça un autre morceau de sucre dans la gueule du cheval noir et murmura à l’oreille de l’animal. C’était maintenant l’heure de courir, et non plus de faire du cheval. Derrière Moriarty et Tulloch, Buck et Billy Joe repartirent vers El Diablo et regrimpèrent jusqu’au sommet. Moriarty allait avoir besoin de tout le soutien moral possible.

Le juge Haynes était dans son élément. Ses adjoints éclaircissaient un passage dans la rue alors que l’Apache, sur le toit de l’hôtel, l’informait que Moriarty et Tulloch avaient atteint le Big Wet pour la dernière fois, et que Moriarty avait cent bons mètres d’avance. Il était satisfait, car ni Brennan ni Boyle n’avaient discuté sa décision concernant la première étape ; en fait, les deux hommes n’avaient témoigné d’aucune hostilité l’un envers l’autre pendant toute la course. D’une certaine manière, l’événement semblait avoir dissipé toute la tension entre eux.

 

Billy Joe prit les jumelles des mains de Buck.

– Tu les as vus ? demanda-t-il.

– Ouaip, répondit Buck. Ils viennent de traverser le Big Wet. Je t’ai dit ce qu’a fait Moriarty pendant le tour précédent ?

– Ouaip, rétorqua Billy Joe, en observant dans les jumelles. Ça doit faire trois fois maintenant.

Il continua à regarder dans la plaine brûlée au-delà de la montagne.

– C’est dans la poche pour Moriarty. Deux cents mètres d’avance et il creuse encore l’écart. Son cheval est en bien meilleur état. S’il arrive à gagner encore deux cents mètres à cheval avant d’arriver au drapeau, cet Écossais ne pourra jamais le rattraper dans le dernier mile.

Billy Joe rendit les jumelles à Buck juste au moment où Moriarty atteignait le pied de la montagne. Il plaça ses mains autour de sa bouche et hurla vers le bas :

– Allez, Moriarty, vieux ringard ! Sors-toi les tripes !

– Il ne t’entend pas, dit Buck.

– Je sais, dit Billy Joe.

Le bébé sortit facilement, comme s’il avait hâte de venir au monde. Il surgit d’un coup, grisâtre et gluant. En quelques instants, un Halliwell totalement revenu à la vie avait coupé le cordon et Eleanor tenait le bébé dans ses bras.

Elle l’embrassa sur la joue, puis leva les yeux.

– Comment ça se passe ? demanda-t-elle.

Hettie se précipita vers la terrasse.

Elle sut que le pire était arrivé lorsqu’elle vit le visage de Bill Brennan. En dessous d’eux, il y eut un brouhaha soudain dans la foule, l’information lui étant également parvenue. Brennan regarda Hettie. Son visage n’était qu’un masque de déception et d’angoisse.

– Au pied d’El Diablo, avant le pont, dit-il. Moriarty s’est arrêté. Je suis désolé, m’dame. Il doit être complètement rincé.

 

Mais, à El Diablo, Moriarty était très loin d’être fini.

Il descendit de sa monture et examina l’animal. Au-dessus de lui, sur la montagne, à un peu plus de cinq cents mètres, Tulloch descendait lentement la pente sur son cheval gris. Moriarty savait que le sien était éreinté. Il avait boité pendant tout le dernier kilomètre, et son encolure, trempée, était blanche d’écume. Moriarty glissa un dernier morceau de sucre dans la gueule du cheval tandis qu’à côté de lui un Apache transmettait des messages vers Yuta City. Mais Moriarty ne faisait pas attention à l’Indien, ni à la petite grappe de spectateurs rassemblés au pied de la montagne. Le cheval arriverait sans le moindre doute jusqu’au drapeau du mile, à un peu moins d’un kilomètre de là, car la bête était très courageuse et ne semblait pas devoir renoncer. Mais c’en était assez : elle avait donné tout ce qu’il pouvait lui demander, et plus encore. Moriarty décida qu’il courrait tout le reste du parcours.

Il caressa l’encolure du cheval et fit signe aux spectateurs de s’en occuper. Puis il partit, traversa le pont en bois branlant qui enjambait la rivière, vers le poteau du mile dont il pouvait déjà apercevoir la forme verticale distordue par la chaleur.

Il résista à la tentation de courir à fond. Il allait falloir plus de deux minutes à Tulloch, sur un cheval très fatigué, pour revenir sur lui, et il serait stupide de paniquer. Et le trot jusqu’au drapeau allait l’échauffer, pensa-t-il, et serait la rampe de lancement parfaite pour le dernier mile à fond jusqu’à Yuta City.

À moins de deux cents mètres du drapeau, Moriarty entendit le rythme des sabots derrière lui. Il n’avait pas besoin de se retourner. La cadence des impacts lui indiquait que le cheval n’avançait pas beaucoup plus vite que lui. La bête était lessivée. Tout ce qui restait, c’étaient les deux hommes, comme il en avait toujours rêvé.

À moins de cinquante mètres du drapeau, au pied duquel se tenaient deux officiels en sombrero, Moriarty pouvait presque sentir Tulloch au-dessus de lui, entendre la respiration poussive et sifflante dans les naseaux du cheval gris épuisé. Tulloch en descendit à vingt mètres du drapeau, au même niveau que Moriarty. Derrière, le cheval s’effondra dans la poussière, hennissant en une longue plainte.

Tulloch ne dit rien en se postant sur la droite de Moriarty, courant d’une foulée fluide et dynamique. Il n’y eut pas d’accélération sensible quand ils passèrent le drapeau – sous les cris de joie des deux officiels. Le tempo accéléra plutôt progressivement, les deux hommes courant comme un seul.

Il fallut un quart de mile pour que Moriarty et Tulloch se débarrassent complètement de la raideur occasionnée par le temps passé à dos de cheval. Alors ils commencèrent à bouger plus librement, plus rapidement, dans le rythme souple et relâché typique des milers ; Tulloch, à droite de Moriarty, courait avec l’énergie et la longueur de foulée de la jeunesse. Il avait été dérouté par la décision de Moriarty de ne pas continuer à cheval au pied de la montagne, presque autant que lorsque Moriarty l’avait traîné hors de l’eau du Big Wet dans le deuxième tour. Mais Tulloch était un pur produit de la dure école de course écossaise. Selon lui, Moriarty avait fait une grosse erreur en choisissant de courir plutôt que de rester à cheval, et avec trente mille dollars en jeu il n’était pas question que le vieux gagne cette course.

Moriarty savait qu’il faisait un pari – pas seulement pour son avenir mais pour celui de tout le monde. Mais, au fond de son âme, il y avait ce sentiment qu’ils étaient venus à Yuta City pour courir, pas pour participer à une foutue course de chevaux. C’était une course à pied, et elle devait être réglée sur la piste, en courant. Il savait que son argument n’était pas très logique, mais sentait au plus profond de lui qu’il avait raison.

Moriarty y avait réfléchi pendant des mois. Il n’y avait qu’une seule façon de battre Tulloch, c’était de mener le train dès le début, d’accélérer le rythme, d’empêcher les jambes du jeune coureur de produire leur finish car il savait pertinemment qu’il n’avait aucune chance en cas de sprint final.

À côté de lui, sur sa gauche, il sentait la présence de Buck et Billy Joe qui chevauchaient au petit trot, lui indiquant le rythme comme il le leur avait demandé. Il regarda Billy Joe et hocha la tête. C’était le moment de partir.

Billy Joe et Buck lancèrent leurs chevaux au trot et Moriarty accéléra le rythme lentement, s’éloignant de Tulloch. À mi-course, il avait cinq mètres d’avance et il courait dans l’étroit couloir de spectateurs, en plein dans la brume de chaleur, vers le drapeau indiquant le quart de mile, sa respiration ayant désormais gagné en profondeur et se faisant plus dure. À deux cents mètres du drapeau, à la limite de Boyle City, ils arrivèrent dans les premiers gros groupes de spectateurs, Moriarty toujours en tête avec six mètres d’avance.

 

Eleanor avait su que c’était un garçon avant même d’entendre les premiers cris du bébé. Elle l’avait senti pendant qu’elle effectuait la dernière poussée, douloureuse mais tellement exaltante, qui avait propulsé le tout jeune Cameron dans ce monde. Les paroles de Hettie et Mandy n’avaient fait que confirmer ce qu’elle savait déjà. Elle tenait le petit paquet humide dans ses bras ; ses petits cris semblaient effacer tous les bruits de l’extérieur.

 

Tulloch avait été déconcerté par la force de la motivation du vieux à courir en tête. Moriarty travaillait dur, sans doute pas à un rythme de record du monde, mais bien en dessous de cinq minutes sur le mile : de la vraie course, enfin, après seize kilomètres à se promener à pied et six à dos de cheval.

Alors, juste avant l’indication du quart de mile, Tulloch plaça son attaque. Ce ne fut pas une attaque soudaine et décisive – il n’avait plus les jambes pour ça. Ce fut plutôt une augmentation progressive de la longueur des foulées, les deux coureurs pénétrant maintenant dans le tunnel humain qui menait à Yuta City. À trois cent vingt mètres de l’arrivée, Tulloch dépassa Moriarty et la foule poussa un « Olé ! » unanime.

Moriarty s’accrocha. Tulloch avait à peu près deux mètres d’avance et les yeux de Moriarty étaient rivés sur une tache de sueur dans le dos de l’Écossais. C’était tout ce qu’il pouvait voir, tandis que son souffle raclait contre sa gorge et qu’il sentait ses hanches commencer à s’affaisser. Moriarty sentait qu’il était en train de laisser échapper son homme, il sentait le cordon ombilical qui les reliait commencer à se détendre alors que la fatigue l’envahissait de plus en plus. La tache de sueur dans le dos de Tulloch était devenue une tache floue, grisâtre, et pour la première fois il se sentit vieux et las, et ses jambes commencèrent à céder, la douleur accumulée après vingt-quatre kilomètres de course et de cheval attaquant brutalement son système. Sa respiration n’était plus qu’une suite de halètements profonds et bruyants ; il luttait pour trouver les réflexes qui lui permettraient, non pas de gagner, mais simplement de finir la tête haute.

Il colla ses yeux au maillot de Tulloch, s’efforçant de maintenir ce fil essentiel, ce contact qui était crucial si la moindre petite chance de victoire se présentait, essayant désespérément d’empêcher l’avance de Tulloch de passer du rattrapable à l’irrattrapable. Aux tréfonds de sa fatigue, quelque chose lui disait qu’il n’avait jamais couru aussi bien, jamais creusé aussi profondément ; mais Tulloch demeurait là, à sept bons mètres devant lui, son avance paraissant se creuser à chaque foulée.

Alec Tulloch souffrait lui aussi de cette cadence folle. Ce n’était pas tant de courir, mais de monter à cheval et de grimper trois fois la montagne qui avait pompé son énergie. C’était étrange : sa respiration était toujours forte et solide, mais il se sentait néanmoins sombrer, ses jambes s’arquant lentement comme s’il portait un poids énorme. Tulloch se retrouvait en territoire inconnu, et il luttait pour ne pas perdre ses repères.

Sept mètres derrière lui, avec moins d’un furlong à courir, Moriarty s’accrochait comme un damné mais il ne lui restait plus grand-chose d’autre que les réflexes accumulés pendant un quart de siècle de course à pied. Il courait les pieds à plat et les jambes arquées, sa foulée ressemblant à une parodie du geste fluide qu’il maîtrisait encore quelques minutes plus tôt.

Tulloch disparut soudainement. À cent vingt yards de l’arrivée, et avec dix yards d’avance, il chuta, son pied droit s’attendant à trouver le sol où il n’y en avait pas, et il atterrit face contre terre dans la poussière moelleuse et brune de Main Street. Bras et jambes écartés, il gisait, son diaphragme travaillant désespérément contre le sol dans ses efforts pour maintenir la respiration. Tulloch n’était pas épuisé : il était plus loin que cela, dans un monde où l’épuisement n’était qu’une étape vers la douleur pure, noire, infinie.

Moriarty ne vit pas la chute. Tulloch, cette tache floue devant ses yeux, disparut simplement de son champ de vision. Puis il se retrouva lui-même par terre, le gravier brun de la rue se mêlant au sang de ses lèvres coupées. Il avait trébuché sur un Tulloch prostré de douleur et les deux hommes étaient allongés côte à côte.

Immédiatement, William Bunn fut au-dessus de Tulloch. Faisant bien attention de ne pas poser la main sur son poulain, il hurla, pria et plaida sa cause. Tulloch se tourna lentement et, comme dans un rêve, se leva sur un genou, puis l’autre, et fit face à la ligne d’arrivée, les yeux flous, la sueur ruisselant en canaux sur son visage couvert de poussière.

À côté de Moriarty, Buck et Billy Joe descendirent de leurs montures. Buck s’agenouilla et murmura son nom dans son oreille. Moriarty ne répondit pas, son souffle projetant de petits nuages de poussière sur la surface de la rue.

– Celui qui n’abandonne pas n’est jamais vaincu, dit Buck.

Moriarty le regarda en biais, une larme glissant le long de sa joue droite.

Billy Joe ne se baissa pas mais resta au-dessus de Moriarty. Lui aussi pleurait. Car il voyait, tout comme Buck, dans quel état était Moriarty – les bras et les jambes à nu, en sang, déchirés par les yuccas et les cactus, un corps duquel la sueur sortait par tous les pores. Peut-être, pour la première fois, Moriarty n’était-il plus un coureur, plus un athlète.

Billy Joe ne le remarqua pas, mais un silence de cathédrale s’était abattu sur Main Street ; il ne remarqua pas que, tous les trois, ils étaient comme suspendus dans le temps, comme sur un daguerréotype vieilli.

– Celui qui n’abandonne pas n’est jamais vaincu ! rugit-il, désignant du doigt la ligne d’arrivée.

Moriarty leva la tête. Son visage n’était plus qu’un masque de poussière. Lentement, il se mit sur ses jambes. Il regardait, à côté de lui, Tulloch qui était toujours à quatre pattes, insensible aux déchaînements de fureur de Bunn au-dessus de lui.

Moriarty chancela, fit quelques pas puis retomba lui aussi à quatre pattes. Il remua la tête, comme pour l’expurger de tout défaitisme, puis se remit sur pied en se parlant à lui-même.

– Jamais vaincu, marmonna-t-il, avançant en tremblant vers la ligne d’arrivée en une parodie pathétique de course à pied.

Il regarda vers l’arrivée, à seulement cent yards de lui. De manière surprenante, tout était redevenu clair, le fil tendu sur la ligne, épais et blanc, comme il l’avait toujours été. Fouillant dans sa mémoire parmi les réflexes de son quart de siècle de coureur, Moriarty se mit à sprinter, se parlant à lui-même pendant tout le parcours. Certes, ce n’était pas le sprint d’un fast man, mais c’était quand même, aussi étrange que cela puisse paraître, une course, une course de grande classe, la course d’un maître.

Moriarty creusait au-delà de sa douleur, l’ignorant comme si elle était la douleur d’un autre. Il courait sur des jambes dont il ne pouvait même pas espérer qu’elles puissent courir, contre toutes les lois de la biochimie qui n’avaient plus aucun sens, contre tout ce qui, en lui, lui ordonnait d’arrêter. Moriarty courut les cent derniers yards de sa carrière sportive sur l’étroit couloir humain de Yuta City, au-dessus et au-delà de lui-même. Lorsqu’il cassa le fil de la ligne d’arrivée, Buck et Billy Joe étaient là pour le rattraper dans sa chute.

– Le Théâtre de l’Ouest, les enfants, marmonna-t-il entre ses lèvres fendues. Vous v’nez d’le voir.