Les voies obscures et mystérieuses de la course à pied étaient pour Moriarty une seconde nature. Il était quasiment né avec des chaussures aux pieds, par la grâce de son père, Alan Cameron, ancien habitant du comté écossais de Sutherland.
En 1848, Moriarty – nommé Douglas comme son grand-père – avait dix ans quand la famine avait frappé sa ville natale. La population, déjà ravagée par les évictions brutales ordonnées par la comtesse de Sutherland afin de libérer des terres pour l’élevage des moutons1, était devenue complètement dépendante de la culture de la pomme de terre. Or, cette année-là, les récoltes avaient été attaquées par le mildiou et les paysans s’étaient retrouvés avec des tonnes d’une matière noirâtre, gluante et nauséabonde sur les bras.
La mère de Douglas, Morag, avait succombé à la tuberculose pendant le terrible hiver qui avait suivi le pourrissement de la récolte. Son père avait creusé le sol gelé du cimetière de l’église pendant deux jours et deux nuits afin de lui donner une sépulture décente. En cette nuit de mars 1848, Douglas et son père étaient blottis autour du feu de tourbe, à la faible lumière d’une bougie, dans leur petite ferme glaciale.
– C’est fini pour nous ici, fils, déclara son père, comme si Douglas était un adulte. On part. Loin. (Il avait fait une pause.) Quand j’aurai repris des forces.
Le lendemain matin, il avait abattu le dernier animal qui leur restait, une très vieille vache, et ils avaient passé les deux jours suivants à démembrer sa carcasse décharnée et à saler la viande. Les deux Cameron2 avaient presque vécu uniquement de viande de bœuf salée et de porridge pendant les huit semaines qui avaient suivi, jusqu’à la fonte des neiges qui recouvraient les mousses végétales de Glencalvie. Chaque matin, son père avait laissé Douglas seul de dix heures à midi, pour revenir mystérieusement rouge et en sueur, respirant bruyamment.
Le 28 juin, ils avaient rassemblé leurs affaires. Ça n’avait pas pris longtemps. Ni Alan ni son fils ne s’étaient retournés vers la ferme pendant leur ascension de la vallée encaissée vers l’église de Glencalvie. Une fois arrivés, Alan avait donné ses meubles et ce qui restait de viande de bœuf au ministre de Dieu pour les distribuer comme il l’entendait aux villageois. Après avoir passé quelques instants devant la tombe de sa femme, Alan Cameron partit vers le sud, tenant son fils par la main.
Cette semaine de marche devait rester gravée pour toujours dans la mémoire de Moriarty. Heureusement, le temps s’était montré clément. L’homme et l’enfant parcouraient entre vingt et trente kilomètres par jour à travers les chaînes montagneuses du Sutherland, rendues moins hostiles par la chaleur de l’été. Bien que le petit Douglas fût chaussé de robustes chaussures écossaises, ses jeunes jambes supportaient difficilement les longues distances. Mais sa fierté lui interdisait d’être porté, et il continuait, ne sachant jamais combien de temps dureraient ses souffrances jusqu’à la prochaine étape.
Ils trouvaient à s’abriter chaque nuit sous un surplomb ou un arbre, et le père s’arrangeait pour confectionner un lit de fortune avec de la bruyère. Là, emmitouflés dans leurs plaids en tartan au motif du clan Cameron, ils dormaient jusqu’au petit matin, Alan serrant fort son fils contre lui.
Pour Moriarty, cette courte période l’avait lié irrévocablement à son père.
Le matin, ils étanchaient leur soif aux ruisseaux de montagne qui transperçaient les mousses désolées des Highlands et y recueillaient de l’eau pour préparer leur porridge, Alan ajoutant les pincées de sel nécessaires en piochant dans une bourse en cuir. Puis ils reprenaient leur voyage vers le sud, solitaires et minuscules sous les montagnes qui les dominaient comme des monstres endormis.
Le deuxième jour, ils s’étaient arrêtés à Altnaharra pour acheter du lait à un fermier, et le petit garçon, déjà épuisé de fatigue après une dizaine de kilomètres, avait eu toutes les peines du monde à porter le bol de lait crémeux à ses lèvres. Son père avait discuté avec le fermier en gaélique, l’homme ne parlant que peu d’anglais, et Douglas avait fait un gros effort pour saisir leur conversation. Mais les mots ne signifiaient rien. Certes, des « jeux » avaient été mentionnés, ainsi que des sommes d’argent, mais il n’y comprenait rien.
Au quatrième jour, ils avaient atteint le village de Lairg, où ils avaient pu acheter leur premier repas – le bœuf salé tirait à sa fin. Jamais Douglas n’avait mangé de tourte à la viande et il l’avait dévorée tel un chien affamé, comme si cette nourriture avait le pouvoir de revigorer instantanément son corps éreinté.
Le lendemain, ils étaient arrivés à Bonar Bridge. Père et fils s’étaient assis au bord de la rivière, laissant l’eau fraîche caresser leurs jambes lourdes. Puis ils parvinrent à Dingwall, la première ville que Douglas et son père aient jamais vue. Ils y avaient passé la journée, déambulant dans les rues pavées, admirant les maisons à étage immaculées en pierre grise et ouvrant des yeux ronds au spectacle des bourgeois dans leurs calèches. Douglas s’était senti plus léger lorsqu’il avait senti la main de son père serrer la sienne en quittant Dingwall, vers l’ouest, et que les panneaux commencèrent à indiquer « Strathpeffer ».
En cette ultime matinée, longtemps avant d’atteindre Strathpeffer, ils avaient entendu la plainte des cornemuses, par vagues, dans la vallée inondée de soleil, qui leur indiquait le chemin. Une nouvelle fois, la poigne d’Alan Cameron s’était resserrée sur la petite main de son fils, et ils avaient accéléré le pas.
Soudain, Strathpeffer s’étendait devant eux, niché au soleil, avec ses deux rangées de maisons. À l’entrée du village, dans une prairie en creux, des centaines – peut-être même des milliers – de personnes étaient rassemblées, plongées dans le son d’une armée de cornemuses.
« Les jeux », avait dit son père sans autre explication. Une demi-heure plus tard, ils avaient atteint le terrain des jeux et Alan Cameron s’était frayé un chemin au milieu de la foule grouillante vers la tente du secrétaire. Là, un petit homme coiffé d’un tam o’ shanter3, arborant de superbes favoris en côtelettes, était assis à une table pliante, très occupé à griffonner quelque chose avec une plume d’oie.
– Ouais, mon gars ? prononça-t-il en anglais, d’une voix rauque.
– À quel moment ont lieu les courses, monsieur ? demanda Alan.
– C’est-y que vous êtes pas du coin ?
– Non.
– Alors faut s’inscrire dans les courses open, à trois heures. J’vous inscris où ?
– Dans toutes les courses.
Les sourcils du petit homme se levèrent, mais il ne pipa mot et inscrivit consciencieusement le nom d’Alan Cameron sur les listes de toutes les épreuves, du cent yards à la course de colline. Puis le père de Douglas se rendit à la tente des concurrents pour se reposer jusqu’à l’après-midi, laissant le petit garçon errer sur le terrain.
Les jeux de Strathpeffer étaient connus dans la région comme « le Rassemblement » car c’était exactement cela : un rassemblement de gens de la campagne après les rigueurs de l’hiver dans les Highlands. Personne ne se rappelait quand ils s’étaient tenus pour la première fois. C’était en tout cas avant la bataille de Culloden, en 1746, lorsque les clans jacobites avaient été massacrés par les forces du roi placées sous les ordres de Cumberland, « le Boucher ». Les jeux, sous la pression de lois contraignantes, s’étaient alors arrêtés jusqu’en 1786, année de leur renaissance, et à présent le port du kilt était même autorisé.
Les temps n’avaient jamais été aussi durs. L’époque était à la destruction systématique de la population des Highlands par les lairds4, les petites fermes étant brutalement remplacées par des exploitations dédiées à l’élevage de moutons. Beaucoup de Highlanders étaient morts pendant la grande famine, des dizaines de milliers d’autres avaient émigré vers les colonies ou avaient rejoint les villes industrielles du centre de l’Écosse. Une culture se mourait, et les rassemblements constituaient l’une de ses dernières manifestations.
Le petit Douglas avait regardé toute la matinée les poids lourds du cru se mesurer au lancer de pierre et de masse, jeter le tronc d’arbre le plus loin possible et batailler enfin pour soulever le Clach Cuid Fir, la « pierre de virilité », qui pesait largement plus de cent kilos. Puis venaient les épreuves de lutte, dans le style Cumberland : un échange physique épuisant qui vidait les Highlanders les plus robustes de toutes leurs forces.
Il était deux heures lorsque Douglas avait réveillé son père pour la première épreuve, le cent yards, et une demi-heure plus tard, Alan Cameron, vêtu d’un caleçon long et d’une chemise blanche, pieds nus, se tenait sur la ligne de départ de la finale du sprint après avoir terminé deuxième de sa série. Un coup de trompette donna le signal du départ et les dix coureurs bondirent sur la piste étroite et bosselée, se bousculant et jouant des coudes. Dès le départ, Alan fut pris au milieu du peloton, sans jamais pouvoir rattraper les premiers et sous la pression constante des coureurs qui le suivaient. Sa foulée était longue et élancée, mais sans poussée, sans puissance, et il termina cinquième. Pas d’argent.
Une demi-heure après, sur deux cent vingt yards, le scénario se répéta, bien qu’Alan ait fini quatrième – seuls les trois premiers étaient primés. Il remporta son premier succès sur le quart de mile, avec une troisième place qui lui rapporta cinq shillings.
À l’approche de l’épreuve du demi-mile (premier prix : une livre), le bon millier de personnes qui composait le public avait commencé à remarquer ce type grand et mince originaire du Sutherland, et Alan put discerner quelques cris d’encouragement alors qu’il s’approchait de la ligne de départ. Quand la trompette sonna, il bondit aux avant-postes, ses longues jambes avalant littéralement la terre. À mi-course, il avait vingt yards d’avance, et alors qu’il ne restait plus qu’un furlong5 à parcourir il pouvait toujours compter sur quinze de ces yards chèrement gagnés. Mais, dans la dernière ligne droite, ses jambes commencèrent à lâcher. Il perdit peu à peu du terrain au profit d’un jeune coureur râblé venu de Ballater. Lorsqu’il atteignit la ligne d’arrivée, tombant à terre dans l’herbe sauvage, il n’avait que quelques centimètres d’avance, mais il avait gagné. Douglas se précipita vers son père pendant que les arbitres le soulevaient pour le remettre sur pied. Il marcha fièrement à ses côtés pendant qu’on le traînait vers la tente des coureurs.
Là, dans l’atmosphère moite et étouffante de la tente, Alan Cameron s’assit sur l’herbe humide, la sueur coulant sur son visage mince et épanoui, devant son fils accroupi et impatient. Cameron devina la question qu’il n’osait pas poser.
– Nous allons en Amérique, mon p’tit gars, dit-il, haletant. Encore le mile et la course de colline. Après ça, demain, c’est les jeux de Ballater, puis d’Aboyne. C’est là qu’il y a de l’argent à gagner.
Soudain, Alan prit conscience qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la tente. Debout près de l’entrée se tenait un petit moustachu replet en chapeau melon et costume à carreaux criard, un épais cigare aux lèvres.
– L’Amérique, hein ? dit-il avec un fort accent de Glasgow. T’iras pas plus loin que le quai de Broomielaw sur la Clyde si tu continues comme ça.
Il traversa la tente et se baissa pour tendre sa main grasse et molle.
– Edward Bell, dit-il. Supporter de la course à pied écossaise.
Il se baissa encore pour que son visage soit à la même hauteur que celui d’Alan Cameron.
– Bon, t’es endurant, mon gars. T’as un bon petit rythme. Et un cœur gros comme une citrouille. Mais tu te sers pas de ta tête.
Sur ces paroles, il sortit une montre de la poche intérieure de son gilet.
– Je t’ai chronométré à moins de soixante secondes sur le premier quart de mile. Mais, au deuxième tour, t’étais déjà plus proche des quatre-vingts !
Il remua un doigt.
– Il faut que tu gères ta course, mec. Que tu gères !
Alan ne répondit pas. Il sentait encore son sang battre dans sa tempe gauche ; la transpiration continuait à couler le long de son visage.
– T’as gagné combien ?
Là non plus, il ne répondit pas.
– Une livre et cinq shillings, déclara Douglas à sa place.
– T’iras pas loin avec ça, dit Bell, sans méchanceté.
Alan toussa et cracha involontairement sur l’herbe devant lui.
– Je vais courir à Ballater et à Aboyne, dit-il.
– Ballater ? Aboyne ? Mais tu pourras pas courir à nouveau avant la semaine prochaine, mec, répondit Bell. Là-bas, y aura les meilleurs coureurs de toute l’Écosse, ils seront tous là. Tu ramasseras même pas cinq pièces à Ballater ou à Aboyne, c’est moi qui te le dis.
Bell regarda sa montre.
– Il reste une heure avant le mile, et une heure après, c’est la course de colline. Si je parie sur un petit doublé contre un type de la haute, avec ce que t’as déjà gagné, je peux te faire empocher vingt-cinq billets. Mais tu devras suivre mes instructions. Courir aux ordres. Qu’est-ce que t’en penses ?
– Ça veut dire que je dois gagner les deux courses ?
Le petit homme acquiesça.
– Tu peux le faire. Comme je t’ai dit, t’as de l’endurance et tu cours assez vite. Tout ce que t’as à faire, c’est gérer. Sers-toi de ta cervelle et on se fera tous les deux quelques livres. Alors, qu’est-ce que t’en penses ?
Cette fois, ce fut Alan qui acquiesça. Bell continua de lui parler d’une voix basse et pressante.
Une heure après, l’homme du Sutherland, en tête, trompa les autres coureurs en adoptant un rythme lent pendant les trois premiers quarts de mile, avant de s’échapper dans le dernier quart pour l’emporter facilement et empocher le premier prix : une guinée6.
La course de colline fut moins facile car la fatigue accumulée pendant une semaine de marche et une journée de compétition avait fini par le rattraper. Mais il connaissait les collines par cœur et ses jambes étaient habituées aux douleurs causées par les courses de montagne. Il arriva le premier avec dix bons yards d’avance – et trente shillings de plus dans l’escarcelle.
Le terrain des jeux de Strathpeffer était déjà désert lorsque Edward Bell souleva le voile de la tente pour y entrer. Il tenait à la main une grosse liasse de billets, plus d’argent qu’Alan n’en avait jamais vu.
– J’ai bénéficié de meilleures cotes que prévu, dit-il. Quarante-deux livres et quatorze shillings. Tu peux partir en Amérique, et en première classe encore.
Ainsi, le 1er août 1848, les Cameron avaient embarqué pour les États-Unis.
Il ne l’aurait pas admis pour tout l’or du monde, mais Alan Cameron n’en savait pas plus sur New York que son jeune fils. Sa seule expérience dans une grande ville – ce que n’était clairement pas Dingwall – était les trois semaines qu’ils avaient passées ensemble à Glasgow, dans une pension crasseuse non loin d’Argyll Street, alors qu’ils attendaient le jour du départ de leur bateau.
Glasgow ressemblait à une dent cariée, ses ruelles sombres et humides dévorées par la pauvreté comme une vieille bouilloire entartrée. Les deux Cameron étaient contents de voir la ville s’éloigner le jour où le S.S. Troy avait quitté le quai de Broomielaw et de ses eaux noires et huileuses.
Alan avait lu des histoires horribles au sujet de traversées vers l’Amérique sur l’entrepont – en troisième classe – dans les lettres qui arrivaient du Nouveau Monde à Glencalvie depuis la fin des années 1780, lorsque s’était produite la première des terribles Clearances. Des histoires de vomissements dans d’atroces souffrances, au fond de cales balayées par la mer et infestées de rats… Pour cette raison, il avait décidé que, même s’il devait arriver à New York sans un sou, lui et son garçon voyageraient confortablement. Il avait ainsi réservé une petite cabine meublée à deux couchettes.
À côté d’eux logeait un homme qui devait changer leur vie, Gregor McGregor.
McGregor était un colosse d’un mètre quatre-vingt-treize dépassant le quintal. Il se rendait dans le Nouveau Monde pour jouer sur la scène du Park Street Theatre, dans une reprise de Rob Roy, the Highland Rogue, après avoir triomphé dans ce rôle à Londres et à Leeds.
Chaque nuit, après (et parfois pendant) le dîner, Gregor régalait les autres passagers d’extraits de Rob Roy, du Roi Lear ou de Richelieu déclamés de sa voix grave et sonore de Highlander. Cameron et son fils étaient assis, captivés – le père sidéré qu’un homme puisse connaître autant de mots, et même s’en souvenir et les répéter dans un tel torrent. Un autre acteur, le comique irlandais Dennis Flaherty, était également du voyage vers New York, où il devait interpréter un second rôle dans la farce Brulgruddery. Flaherty connaissait assez d’histoires pour ne pas laisser de répit à son public hilare, et même le timide Alan Cameron en perdait sa réserve naturelle et se joignait aux éclats de rire.
Quant au jeune Douglas, les tirades enflammées de McGregor et les blagues de Flaherty faisaient vibrer en lui une corde sensible. Il observait chaque soir les visages des autres passagers : ils étaient suspendus aux lèvres des deux acteurs, leurs larmes coulaient devant McGregor en roi Lear sombrant dans la folie, et quelques instants plus tard coulaient d’autres larmes, de joie cette fois, alors que Flaherty racontait des histoires de son passé en Irlande. Ce fut pendant cette traversée que Douglas décida de devenir acteur.
Le géant McGregor et son petit camarade irlandais Flaherty se mirent d’accord pour prendre l’homme du Sutherland et son fils sous leur aile. Flaherty avait été à New York dix ans plus tôt, à l’époque glorieuse du grand tragédien Junius Brutus Booth, et il savait que c’était une ville impitoyable pour les immigrants sans le sou, n’offrant aux laboureurs irlandais les plus durs à l’ouvrage que vingt misérables dollars par mois. Il fut par conséquent décidé qu’Alan Cameron et son fils resteraient chez Flaherty, au moins jusqu’à ce qu’ils prennent leurs marques.
À leur arrivée à New York, McGregor, traité comme un roi par la direction du Park Street Theatre, était attendu sur le quai par un carrosse. Flaherty et les Cameron furent donc déposés en grande pompe à l’appartement de l’Irlandais, au-dessus du Burton Theatre.
New York dépassait les fantasmes les plus fous des Cameron : un maelström bouillonnant de rues larges, de maisons à cinq étages et plus, de grandes avenues bruissant du hennissement des chevaux, des cris des vendeurs de rue et du grincement des attelages. Alan Cameron pouvait s’estimer heureux que Flaherty leur ait offert le gîte, car il avait été choqué par le monde brutal aperçu depuis les fenêtres du carrosse cette première journée. Pour lui, le fidèle de l’Église presbytérienne, New York était une Babylone moderne, un mélange de toutes les races du monde s’écharpant à coups de griffes et jouant des coudes pour réussir. La vie dans le Sutherland était difficile, mais ce n’était rien d’autre qu’un dialogue avec la terre. Ici, il se sentait perdu.
À l’inverse de McGregor, Dennis Flaherty était un homme pragmatique et sensible. Il comprit que les Cameron auraient des difficultés à s’en sortir sans aide. Malgré les exigences de ses répétitions, il s’assura qu’Alan serait employé à temps plein au théâtre en qualité de charpentier, et il le payait de sa poche sept dollars par semaine, avant d’en retirer trois, sous la pression du fier Écossais, en guise de loyer. Pendant ce temps, Douglas se baladait librement au milieu des merveilles du Park Street Theatre, la tête pleine de rêves.
Ce fut contre toute attente grâce à Gregor McGregor que la chance se présenta. McGregor avait tout cassé dans Rob Roy, dans tous les sens du terme. Chaque soir, au Park Street Theatre, Rob Roy se battait plusieurs fois sur scène, et McGregor s’investissait dans ces duels avec furie – et souvent sous l’effet de l’alcool. Résultat, au cours de la première quinzaine, l’Écossais avait déjà envoyé à l’hôpital quatre des plus fines lames de la scène de New York.
Pendant le voyage à bord du S.S. Troy, Alan s’était souvent entraîné avec McGregor, sur le pont, avec des épées de bois et des bâtons, et il lui tenait facilement tête avec les deux. Ce fut donc à Alan Cameron que Hamblin, le directeur du théâtre, proposa, à la demande de McGregor, de jouer trois rôles différents pour un salaire hebdomadaire de trente dollars.
Alan n’en croyait pas ses yeux.
Ainsi, six soirées par semaine, et le samedi en matinée, il se battait avec Gregor McGregor sur la scène du Park Street Theatre, une claymore ou un bâton à la main. Bientôt, leurs duels devenant trop prévisibles, les deux hommes commencèrent à réfléchir à la façon de faire évoluer leurs « combats », désormais particulièrement prisés. Alan jugea qu’il fallait reconstruire les décors, en utilisant plusieurs niveaux, pour offrir des occasions de sauter de l’un à l’autre. Puis il fabriqua un tremplin pour faciliter les sauts de McGregor, et ajouta enfin quelques cordes afin que « Rob Roy » et lui puissent se balancer d’un bout à l’autre de la scène.
Les combats de Rob Roy devinrent un des clous de la saison new-yorkaise, malgré la concurrence de spectacles aussi variés que le Hamlet d’Edwin Forrest, le Havana Opera de Marty, la farce irlandaise His Last Legs et les diverses curiosités présentées par P.T. Barnum dans son musée.
Dans les « bouges » de Bowery, les rats filaient entre les jambes d’un public qui avait payé douze cents pour s’asseoir sur des bancs de bois trop durs ; à l’autre bout de la ville, un dollar était nécessaire pour se délecter de Shakespeare au Niblo’s Garden.
Pour Alan, Rob Roy était l’occasion inespérée de faire son chemin dans l’étrange univers du théâtre, dans la ville la plus dynamique du monde. Mais il n’avait aucune envie de passer le reste de son existence à mettre en scène des combats à l’épée. Il s’était découvert, au Park puis au Burton’s, un vrai talent pour la construction de décors, et lorsque, en février, J.P. Marsh chercha un décorateur pour une comédie musicale, The Enchantress, ce fut sur Alan qu’il porta son choix.
Le 26 août, le rideau se leva sur le premier grand décor de la pièce, « Le bateau pirate au mouillage », qui déclencha une salve d’applaudissements. The Enchantress était une pièce simple, à peine plus qu’une suite de numéros musicaux et de tableaux, mais ses décors étaient impressionnants, et l’une des scènes finales, « Le palais du régent en feu », était si réaliste qu’elle arrachait chaque soir des cris aux spectatrices. À la tombée du rideau, Marsh était obligé de bousculer la tradition et de présenter son jeune décorateur écossais au public.
Alan Cameron avait réussi. À l’automne 1849, il emménagea avec son fils dans une très belle maison à deux étages de Park Avenue. Le succès de son père signifiait pour Douglas qu’il pouvait s’installer pour de bon dans un monde où il se sentait déjà parfaitement à l’aise. Pourtant, l’amour d’Alan pour son pays natal demeurait très fort – il se mit bientôt en contact avec d’autres Écossais expatriés, membres de la Société calédonienne de New York. Douglas fut ainsi envoyé dans une école écossaise de la 5e avenue, où un maître inflexible originaire de Glasgow, Alexander McCanna, lui apprit les bases de la lecture, de l’écriture et de l’arithmétique.
Là, dans la minuscule école, constituée en réalité d’une seule pièce, le jeune Cameron effaçait son ardoise et récitait ses tables dans la peur constante du contact cuisant du tawse7 de M. McCanna sur ses paumes. Mais le monde auquel il aspirait était celui dans lequel son père évoluait, le monde du théâtre. Lorsque le Niblo’s Garden chercha un jeune acteur pour jouer le rôle de Puck dans sa production du Songe d’une nuit d’été en 1850, Douglas, douze ans, supplia son père de le laisser passer l’audition. Alan accepta, et Junius Brutus Booth lui-même fut engagé pour lui servir de professeur particulier.
Booth, à présent vieux et presque fou, avait été le grand espoir du théâtre américain au début du siècle. Il était venu d’Angleterre, où il était retourné en 1825 pour se mesurer au grand Edmund Kean qui s’était déjà imposé comme le plus grand acteur shakespearien de son temps. Booth comprit qu’il ne jouait pas dans la même catégorie. L’acteur anglais lui montra en effet qu’il n’avait pas les « tripes », qu’il ne possédait tout simplement pas l’endurance psychique nécessitée par les grands rôles classiques. Booth se rendit compte qu’il avait survolé la majeure partie de ses pièces, se réservant pour les grands monologues dramatiques. C’était moins l’œuvre d’un grand acteur qu’une simple éloquence théâtrale. Il était revenu aux États-Unis en ayant appris quelque chose sur lui-même.
Quelles qu’aient été ses limites en tant que comédien, l’excentrique Booth était un excellent professeur. Shakespeare était son univers. Douglas Cameron apprit avec lui comment le rythme des vers donnait leur poids aux mots. Booth inventait aussi toutes sortes d’activités ludiques et de jeux avec les mots pour égayer la monotonie des cours. Il enseigna non seulement à Douglas les bases de la diction, mais – et c’était tout aussi important – il lui faisait faire quotidiennement des exercices de projection de la voix afin de lui permettre de faire partir celle-ci du diaphragme plutôt que de la gorge.
L’après-midi du 15 janvier 1851, le jeune Douglas passa l’audition pour le rôle de Puck sur la scène du Niblo’s Garden. Il était en concurrence avec vingt-cinq aspirants des deux sexes. Gregor McGregor, Flaherty (qui avait quant à lui le rôle de Bottom) et son père, Alan Cameron, étaient assis dans le théâtre presque vide, anxieux à l’attente des résultats. Mais Junius Brutus Booth, ce vieux fou, avait fait son travail à la perfection : Douglas eut le rôle, témoignant d’un self-control remarquable sous la pression de l’audition. Ce fut ce jour-là que son mentor, très fier, le surnomma « le nouveau Moriarty », en référence à un enfant acteur surdoué du début du siècle. Douglas trouva que c’était un excellent nom, mais son père et M. McCanna avaient des doutes, car ce n’était pas un nom très écossais8.
Le Songe du Niblo’s Garden fut un succès exceptionnel, notamment grâce à l’incroyable interprétation de Bottom par Flaherty. La mise en scène était axée sur lui, délaissant les éléments romantiques et poétiques de la pièce pour se concentrer plutôt sur les fantaisies de Bottom et de ses camarades artisans. Flaherty entraîna sa bande de comiques jusqu’à ce qu’elle fasse avec lui une équipe absolument désopilante, et la pièce resta à l’affiche bien après le début du printemps 1851.
Mais le travail du jeune Moriarty ne fut pas noyé dans les drôleries de Bottom et de sa troupe. Il interpréta le rôle de Puck de manière splendide, compensant son manque d’expérience théâtrale par l’énergie gymnastique de son jeu. Alan avait installé tout un ensemble de poulies invisibles qui, conjoint à l’utilisation de petits trampolines savamment dissimulés, donnait aux « vols » de Puck l’apparence de la réalité et mystifiait le public du Niblo’s, lui arrachant des soupirs et des tonnerres d’applaudissements.
Au début de l’année 1852, Moriarty eut une nouvelle mère en la personne de l’avenante Mary Sweeney (« le Rossignol irlandais »), jeune chanteuse du Kerry qui avait connu un très grand succès sur la côte est. Mary, qui partageait la foi de son mari en une éducation écossaise stricte, était néanmoins sensible à l’enthousiasme de Moriarty pour la scène. Sous sa tutelle patiente, il put développer ses talents de chanteur et d’acteur comique.
Cette dernière partie de la formation théâtrale de Moriarty débuta avec à-propos au moment où son premier professeur, Junius Brutus Booth, mourut, en mai 1852 – Moriarty avait appris à aimer et à respecter cet étrange vieillard.
Ce fut également en 1852 que Moriarty démontra pour la première fois ses qualités dans l’univers athlétique, remportant une course de jeunes sur un demi-mile aux Jeux calédoniens9 de New York, avec un généreux handicap au départ par rapport aux adultes, aux Myrtle Gardens.
Depuis son onzième anniversaire, Moriarty était membre de l’Institut allemand de gymnastique, qui se situait à quelques pâtés de maison de chez lui. Excité par le défi physique du gymnase, avec ses barres fixes et parallèles et son cheval-d’arçons, il avait découvert également au-dessus du gymnase, dans une galerie, une piste incurvée dont le tour faisait cent quarante-cinq yards, et Herr Steinbach, l’entraîneur costaud et moustachu qui dirigeait l’Institut, l’encourageait à courir quelques miles tous les jours sur la surface faite de planches. En 1852 – il avait treize ans –, Steinbach l’avait chronométré sur le mile à juste un peu plus de six minutes malgré les virages très serrés de la piste.
La dotation des Jeux calédoniens de New York était généreuse. Ils pouvaient se le permettre, car le rassemblement attirait plus de vingt mille personnes et les billets pouvaient atteindre cinquante cents. Ce fut ainsi que Moriarty vit pour la première fois des professionnels, des hommes qui gagnaient leur vie avec la course à pied, car des coureurs de toute la côte est venaient à New York pour tenter de remporter un prix.
Mais même si les Écossais expatriés dominaient leurs épreuves traditionnelles de lancer et de saut, peu d’entre eux pouvaient se mesurer avec les sportifs endurcis venus de Saint Louis ou de Chicago, une élite capable d’approcher les dix secondes sur cent yards et de descendre largement sous les cinq minutes sur le mile.
En 1853 et 1854, Moriarty s’essaya avec succès à d’autres Jeux calédoniens, à Boston et Chicago. Après l’avoir emporté sur le mile des jeunes à New York en 1854, malgré un départ modeste, il décida en 1855 qu’il était temps pour lui de courir avec les adultes, sans handicap. Il approchait désormais du mètre quatre-vingt-cinq, ses épaules étaient larges et musclées grâce à ses années d’entraînement à l’institut, son visage parsemé de taches de rousseur et ses yeux bleus étincelants contrastant avec sa tignasse noire et frisée. Il avait toujours l’air d’avoir entendu une blague ou d’être sur le point d’en raconter une bonne. Ses années d’éducation traditionnelle sous l’égide de M. McCanna, un calvinisme écossais inné et le plaisir qu’il prenait à pratiquer l’exercice physique avaient laissé en lui cette absence de calcul, cette innocence rare chez les professionnels de l’art dramatique.
En 1855, un Moriarty de plus en plus mûr s’inscrivait donc au mile open hommes, défiant le métis Steeprock et le « pro » écossais récemment débarqué, Ewan McIlwayn.
Devant un public de vingt-cinq mille personnes et encouragé par son père, par deux des fils Booth (Edwin et John Wilkes), et par la plupart des théâtreux new-yorkais, Moriarty réussit à suivre le rythme de Steeprock et McIlwayn pendant les trois premiers tours. Puis, au coup de trompette qui annonçait le dernier tour, il prit tous les risques et s’installa en tête. Les deux pros, qui s’étaient déjà « mis d’accord » pour une victoire de McIlwayn, furent pris par surprise. Mais l’Indien au teint de noix, Steeprock, répondit à l’attaque, ses longues jambes fines entamant la remontée des quatre yards que Moriarty avait gagnés. Derrière lui, le vétéran, McIlwayn, suivit le rythme, à seulement trente centimètres derrière, pendant toute l’avant-dernière ligne droite.
Puis tout changea. Dans le dernier virage, alors que les trois hommes tenaient dans un mouchoir de poche et que Moriarty, haletant, luttait pour maintenir sa maigre avance, Steeprock se pencha autant qu’il put et accrocha le pied droit de Moriarty dans un mouvement de remontée. La manœuvre fut suffisante pour faire perdre l’équilibre au jeune coureur et l’envoyer vaciller sur l’herbe du terrain.
Steeprock jeta un coup d’œil à McIlwayn sur sa droite, hocha la tête, et les deux hommes se préparèrent à mettre en scène une fausse « lutte » sur les cent yards de la ligne d’arrivée. Ils allaient en donner au public pour son argent.
Mais Moriarty n’était pas fini. Il réussit – Dieu savait comment – à reprendre son équilibre et, les jambes tremblantes, il revint sur le virage de la piste, avec maintenant sept yards à rattraper sur ses deux adversaires. La colère effaça momentanément sa fatigue. Il se mit à sprinter, remontant les genoux le plus haut possible devant lui, la respiration turbinant dans sa gorge. À quatre-vingts yards de l’arrivée, il n’en avait plus que trois de retard. À cinquante yards, il n’était plus qu’à un tout petit yard derrière.
Alors, au moment où il revenait à hauteur, à trente yards de l’arrivée, les deux « pros », comme leur plan le leur dictait, firent un sprint pour la victoire. Moriarty les suivit sur dix yards avant que la fatigue accumulée lui retombe dessus et que ses jambes, devenues incapables de soutenir son poids, le lâchent. Il chuta juste après la ligne d’arrivée, face contre terre, largement derrière Steeprock et le vainqueur prévu depuis le début, Ewan McIlwayn.
Ces Jeux calédoniens avaient été une révélation pour Moriarty. Il avait d’abord découvert qu’il existait des hommes comme Steeprock et McIlwayn, pour lesquels la course à pied était avant tout un business ; il avait aussi appris que la victoire n’allait pas toujours au plus fort. Mais surtout, il s’était rendu compte qu’il avait le même talent que son père pour les courses d’endurance.
Il ne voyait pas de conflit d’intérêts entre sa carrière débutante d’acteur et son investissement dans la course à pied. En cela, il était soutenu par Edwin Booth, l’acteur le plus talentueux de la famille. Edwin, lui-même frêle, pensait que le physique d’un acteur faisait partie de son capital et que la forme athlétique de Moriarty ne pourrait que lui servir dans sa carrière professionnelle – il était bien connu dans le milieu du théâtre, disait-il, que les jambes lâchaient les premières.
En 1857, à dix-neuf ans, Moriarty joua dans toutes sortes de pièces, de la farce irlandaise – dans des drames intemporels comme Mother Grogan’s Daughter – au rôle de Laërte dans Hamlet. Les affaires florissantes de son père s’étendaient à présent jusqu’à Boston et Philadelphie. Moriarty ne se contentait pas de jouer dans ces villes, il allait aussi y assister à des répétitions, observant des stars shakespeariennes comme Charlotte Cushman pendant leur travail de préparation, et comment, dans l’anonymat poussiéreux des salles de répétition, les grandes performances se construisaient.
Dans un tout autre genre, à New York, le jeune Écossais pouvait visiter les nombreux cirques et freak-shows qui luttaient pour leur survie dans une concurrence sauvage. Il apprit les rudiments de la cavalerie (avec le colonel Farrell), de l’acrobatie (avec Young Hengler) et de la prestidigitation (avec le professeur Anderson, « le Sorcier du Nord ») au Musée américain de Phineas T. Barnum.
Lorsqu’il n’était pas en train d’absorber tout ce que la scène pouvait lui offrir, il entraînait sans répit son corps à l’Institut allemand de gymnastique. Steinbach ne l’autorisait pas à se contenter de courir autour de la piste.
– Non, disait-il dans son anglais approximatif. Coureur doit être fort tout le corps.
Moriarty, par conséquent, pratiquait tous les jours une rigoureuse série d’exercices inventée par le grand éducateur physique allemand Jahn.
Même si les activités en ce domaine n’étaient pas aussi riches à New York que la vie théâtrale, il s’y tenait des rencontres hebdomadaires entre coureurs locaux et, moins souvent, arrivaient des visiteurs de villes aussi éloignées que La Nouvelle-Orléans, Saint Louis, Chicago et Boston.
Pendant l’année 1857, Moriarty participa à trois rencontres locales sur le demi-mile et le mile. Il fut à chaque fois victorieux, remportant pour lui et les gens qui avaient misé sur lui un total de plus de cinq mille dollars. À la fin 1857, il fut opposé au « champion » irlandais Muldoon sur trois quarts de mile, battant l’Irlandais sur le fil d’un tout petit yard. Muldoon demanda une revanche et le 1er janvier 1858, pour deux cents dollars, Moriarty lui donna le baiser de la mort dans la dernière ligne droite sur la même distance, l’emportant cette fois de dix bons yards.
Barnum, le plus astucieux des mentors de Moriarty, lui conseilla de calmer un peu le jeu pendant la plus grande partie de l’année 1858 et d’attendre de pouvoir plumer des coureurs étrangers à la ville. Ainsi, durant l’été 1858, il joua dans la farce irlandaise Tom the Tyler avant d’enchaîner avec le rôle de Démétrius dans Le Songe d’une nuit d’été, tout en se maintenant en forme à l’Institut.
Un autre aspect de l’éducation de Moriarty n’avait pas été délaissé. En juillet 1858, alors qu’il jouait le rôle de Démétrius au Park pour la première fois, Mme Alice Clay, qui incarnait la reine des fées Titania, avait fait fi du statut royal du jeune acteur quand il était entré dans sa loge entre deux actes pour lui apporter un accessoire de remplacement – une nouvelle couronne. Mme Clay se tenait alors derrière un paravent.
Elle avait été très directe.
– Apportez-la-moi, jeune Moriarty, avait-elle crié de sa voix profonde et langoureuse, sa tête et ses épaules seules étant visibles au-dessus du paravent.
Il s’était tenu devant elle, hésitant.
– Posez-la ici, avait-elle dit en montrant du doigt, par-dessus le paravent, la coiffeuse éclairée par une bougie.
Il avait obéi poliment.
– Venez par ici une seconde, ordonna-t-elle, l’appelant d’un geste de sa main droite.
Il se déplaça vers la droite du paravent.
Lorsqu’il en atteignit le bord, il sentit ses genoux s’affaisser. Mme Clay était complètement nue. Sa première impression, stupéfiante, fut celle de courbes blanches et de deux grands tétons roses pointés, perchés sur des seins imposants. Il n’avait jamais vu de femme nue auparavant et il sentit qu’un coup de chaleur soudain envahissait son visage et son cou.
– Nous n’avons pas beaucoup de temps, jeune homme, dit-elle. Voyons de quel bois vous êtes fait.
Elle lui enleva vivement ses collants et sa braguette. Ses parties génitales furent libérées, son pénis durcit. Elle se recula et l’étudia un instant.
– Pas mal. Pas mal du tout.
Elle se tourna vers une petite table derrière elle, plongea les mains dans un pot de crème de beauté et étala la crème entre ses jambes.
– Voilà ce que je vais faire maintenant. Je vais m’allonger par ici.
Elle marcha vers un divan dans le coin de la pièce, s’y allongea et écarta les jambes.
– Voilà, dit-elle. Maintenant, venez.
Hébété, Moriarty obéit. Elle l’attira et le prit adroitement en elle.
– OK, Démétrius. Allons-y.
Instinctivement, il s’enfonça et sentit les hanches d’Alice Clay pousser contre les siennes en réponse. La respiration de l’actrice se mit bientôt à accélérer.
– Ça vient, gémit-elle. Mon Dieu, ça vient !
Soudain, elle se mit à haleter plus vite encore, et pour la première fois pendant cette rencontre elle ne contrôlait plus les événements.
– Plus fort, plus fort, plus fort ! s’exclama-t-elle, et il pilonna de plus belle en elle.
– Oh oui, oh oui, oh oui ! hurla-t-elle, tremblant de tout son corps et lui griffant le dos et les épaules.
Puis elle fut calmée, ce qui n’empêcha pas Moriarty de continuer involontairement son labeur et, après une rafale d’allers et retours, il explosa en elle tout en poussant un cri.
Elle le regarda dans les yeux. Ses lèvres épaisses et ourlées formaient un sourire.
– Pas mal, dit-elle. Pour une première fois.
On frappa à la porte et elle regarda par-dessus le paravent tandis qu’un machiniste pointait sa tête dans l’encadrement.
– Deux minutes, madame Clay, dit-il.
Alice Clay sourit sereinement et hocha la tête en signe d’acquiescement pendant que la tête du machiniste disparaissait. À côté d’elle, Moriarty essayait désespérément de se rhabiller.
Le Songe d’une nuit d’été resta à l’affiche quatre semaines supplémentaires et, pendant ce court mois, Moriarty connut, grâce à Alice Clay, une vie entière d’expérience sexuelle. Car, bien que son premier assaut ait été plutôt expéditif, elle lui offrit, dans le confort et le luxe de son appartement de Park Avenue, un aspect plus doux de sa personnalité – sans perdre pour autant en érotisme. Moriarty apprit les préliminaires ; à dominer, même temporairement, sa partenaire plus expérimentée en la menant lentement vers l’orgasme et en l’y forçant soudain en accélérant sans l’avertir. Ainsi, quand Alice Clay partit pour Boston – afin d’y interpréter Lady Macbeth avec Edwin Forrest dans le rôle de Macbeth –, leur relation sexuelle, pas encore complètement égalitaire, était pour tous les deux amplement satisfaisante.
Le mot se répandit rapidement dans le monde du théâtre new-yorkais au sujet des prouesses sexuelles de Moriarty, car Alice Clay avait la langue bien pendue, et le jeune acteur-athlète fut bientôt suivi, dans ses activités artistiques comme sportives, par une troupe fervente de jeunes admiratrices. Cependant, son calvinisme écossais inné, couplé à son zèle spartiate pour l’entraînement au gymnase, le rendait avare de ses faveurs. Ce qui, en retour, ne faisait qu’augmenter l’ardeur de ses prétendantes. La période s’étalant de 1858 à 1860 fut riche en expériences sexuelles.
Sa première expérience avec Alice Clay fut un choc pour Moriarty car il avait découvert en lui une sensualité charnelle à laquelle il ne s’attendait pas. Il avait toujours aimé les filles, mais à distance, d’une manière abstraite, accaparé qu’il était d’une part par le développement de sa carrière d’acteur, et d’autre part par ses exploits sportifs.
Mais à présent que sa sexualité s’était éveillée, ce n’était pas une sexualité de hasards ni une explosion libertine. Par une sorte d’étrange processus de rationalisation, Moriarty considérait qu’il n’y avait rien de mal à copuler si c’étaient les femmes qui venaient à lui et non l’inverse, et si elles n’étaient pas mariées.
Dès le début, le principal soutien de Moriarty dans ses activités de coureur avait été l’exubérant homme de spectacle Phineas T. Barnum. Pour ce dernier, qui n’avait rien d’un sportif lui-même, la vie, toute la vie, n’était rien d’autre qu’un jeu. Que pouvait-elle être d’autre pour l’homme qui, tout seul, avait créé le Musée américain, et avait fait découvrir au public le général Tom Thumb et Jenny Lind10 ? Dès le jour où ils s’étaient rencontrés, Barnum s’était pris d’affection pour Alan Cameron et son fils précoce, et il avait aidé le jeune Moriarty à développer une pléthore de talents avec les artistes de son musée. Quand Moriarty fit preuve de capacités certaines sur la piste, Barnum, avec Edwin Booth, avait été son soutien le plus enthousiaste : il avait ramassé pas mal d’argent grâce à lui dans des courses à handicap à Boston et Pittsburgh, ainsi que lors de ses courses à un contre un. Jusqu’alors, Barnum avait résisté à la tentation de faire courir Moriarty contre les durs à cuire de la course à pied, les cracks de la côte est ou les pros anglais en tournée. Mais, à présent, son petit doigt lui disait que le jeune Écossais était prêt à affronter un des coureurs les mieux classés, et à une grosse cote, car le potentiel physique de Moriarty n’avait pas encore été complètement sollicité.
Ainsi, en décembre 1858, la décision fut prise d’organiser une rencontre contre le Français Yves Latour, qui devait se tenir en février 1859. Latour avait ridiculisé tout ce qui s’était présenté contre lui dans le Sud, battant même un cheval (en courant quatre tours contre huit pour la bête) à La Nouvelle-Orléans et établissant à cette occasion un nouveau record américain sur le mile, en quatre minutes et trente secondes.
Le Français avait commencé, comme beaucoup de Basques, en tant que spécialiste du saut : en 1853, à la fin de l’adolescence, il avait franchi une barre d’un mètre soixante-huit en hauteur et avait atterri six mètres quarante après la planche en longueur. Il était invaincu sur la côte est. Puis, à dix-neuf ans, une blessure au talon lui avait fait renoncer à sa carrière de sauteur et il s’était reconverti dans le demi-fond. Latour avait tout de suite témoigné d’un grand talent pour ces distances et avait couru en cinq minutes son premier mile à La Nouvelle-Orléans, sous l’orage. Personne ne l’avait battu depuis 1856. Il arrivait à New York avec plus de dix mille dollars sur les épaules. Barnum et Booth obtinrent des cotes entre trois et cinq contre un pour Moriarty, pour une course le 4 février sur la piste de l’hippodrome de Manhattan.
La course eut lieu l’une des journées les plus froides d’un mois de février sombre et enneigé. Phineas T. Barnum et les soutiens de Latour se mirent d’accord pour fixer les mises à cinq cents dollars, et garantirent un parcours bien aplani de neige tassée. À deux heures de l’après-midi, Moriarty et Latour se tenaient à leurs marques, les bras levés – hommes gelés dans un paysage gelé. D’épais flocons se mirent à tomber en tourbillonnant, recouvrant les coureurs et les deux mille spectateurs rassemblés derrière la barrière extérieure de la piste, et sur les tas de neige cotonneuse à l’intérieur du terrain.
La course consistait en un seul tour d’un mile autour de l’hippodrome de Manhattan. Au coup de feu, le Français à la peau mate passa immédiatement en tête. Son équipe avait fait un peu de recherches au sujet du New-Yorkais : c’était un novice, il n’avait affronté que des garçons du cru et n’avait jamais été obligé de se surpasser ; il ne connaissait pas ses limites. De plus, Moriarty était acteur ; il se laissait sans doute aller aux plaisirs de la vie et n’avait pas les « tripes » nécessaires à une course vraiment dure. On avait donc conseillé à Latour de lui mettre la pression dès le départ. Le Français, en maillot de corps à manches longues et caleçon long noirs, barattait la neige quelques yards devant Moriarty alors que les deux hommes couraient dans la brume hivernale, recrachant à chaque expiration de petits jets de vapeur. L’état du sol était étonnamment bon, même s’ils pouvaient ressentir l’attaque du froid à travers les semelles légères de leurs mocassins. Au passage du poteau indiquant le premier quart de mile, où Barnum, Alan Cameron et Edwin Booth se tenaient avec les alliés de Latour, à côté de leurs chevaux écumant, la neige tomba de plus belle, s’amassant sur les sourcils de Moriarty et inondant ses yeux de larmes de froid.
– Soixante-neuf, soixante-dix, rugit Barnum, pendant que les hommes de Latour hurlaient leurs conseils. Ne décroche pas, mon garçon.
Puis il se retourna, avec Booth et Cameron ; ils chevauchèrent leurs montures au galop, martelant la neige vers le poteau du demi-mile.
Le rythme de la course était rapide et la neige tombait dru alors que les deux coureurs entamaient la longue courbe à gauche qui menait au fameux poteau. La piste ferme et craquante était à présent recouverte d’une couche de poudreuse qui la rendait glissante et incertaine. Moriarty s’accrochait avec acharnement à l’épaule droite de Latour, une buée de vapeur s’échappant de son maillot et de son caleçon long blancs alors qu’ils arrivaient au demi-mile.
Soudain, Moriarty sentit que Latour lâchait, et avant de comprendre quoi que ce soit, il était en tête, frayant à travers le mur de neige blanc, de plus en plus conscient de sa respiration et de la sensation de sueur brûlante sur son visage et son cou. Quelque part au loin, il entendait la rumeur de la foule de spectateurs toujours incapables de voir les coureurs, mais, les regards fixés sur leurs montres, conscients qu’ils étaient à moins de deux minutes de l’arrivée.
Ils passèrent les trois quarts de mile alors que Moriarty menait d’un yard, mais cette fois seuls Barnum et son père étaient au poteau, les brames de Barnum – « Trois minutes quarante-six ! Enfonce-le, mon garçon, enfonce-le ! » – se perdant dans le blizzard et dans sa sensation de fatigue accumulée. La respiration de Moriarty était à présent comme une tempête dans sa gorge et ses jambes commençaient à s’épuiser. Devant, il n’y avait que la clameur du public, la ligne d’arrivée était infiniment lointaine. La neige et la fatigue se mêlèrent en une grande douleur glaciale. C’est à cet instant que Latour le dépassa, ses foulées saccadées et puissantes lui envoyant de la neige au visage. Ce fut alors, à trois cents yards de l’arrivée, que Moriarty ressentit la fatigue du cœur, une douleur bien au-delà de celle des muscles, pour la première fois de sa vie. Il savait qu’il avait puisé très profondément dans ses réserves et qu’il ne restait plus rien. Latour n’était plus qu’une figure spectrale qui s’éloignait. Moriarty sentit qu’il n’était plus en train de courir, mais d’essayer de survivre.
Puis, alors qu’il ne restait qu’un peu plus de deux cents yards à parcourir et que les cris de la foule lui arrivaient plus distinctement, il entendit, transperçant le cocon de neige qui l’englobait, une voix claire et sonore. C’était celle d’Edwin Booth, qui était posté sur son cheval à la marque du furlong.
– L’instant, Moriarty ! L’instant !
Ils avaient souvent parlé d’« être dans l’instant » pendant les répétitions, d’être complètement absorbé et dévoué à son rôle. C’était le point où tout prenait sa cohérence, où tout devenait réel et authentique dans n’importe quelle pièce.
Les mots de Booth atteignirent quelque chose de profond à l’intérieur de Moriarty, touchèrent quelque chose qui se cachait au-delà de sa souffrance. Son concurrent n’était plus visible, mais cela n’avait pas d’importance. Ce qui était en train de se passer n’avait plus rien à voir avec Latour, ou l’enjeu, ou quoi que ce soit de matériel.
Moriarty commença à sprinter, sa respiration crissant dans sa gorge comme un ongle sur un tableau noir. Comment, il ne le savait pas, mais quelque chose animait ses jambes chancelantes, l’aidait à ignorer la mollesse de la neige. À cent yards de l’arrivée, Latour était à nouveau dans son champ de vision ; il n’avait que dix yards d’avance. Les hanches de l’homme de La Nouvelle-Orléans étaient basses, ses pieds attaquant la neige par le talon – un signe certain de fatigue.
Mais Moriarty avait dépassé le stade où il était intéressant de collecter des indices sur la condition physique de son concurrent. Il courait comme une machine, ses bras travaillant comme des pistons, pénétrant la neige. À cinquante yards de la ligne, il pouvait presque toucher un Latour qui ne cessait de décliner. Mais l’énergie impulsée par les paroles de Booth s’était presque évanouie de la psyché de Moriarty et les deux yards qui le séparaient de Latour semblaient un gouffre infranchissable.
Puis, à trente yards, le Français jeta un seul et unique coup d’œil, mais un coup d’œil désespéré au-dessus de son épaule droite. Cela suffisait : la confirmation que son adversaire souffrait autant que lui, la confirmation de la fragilité de l’homme, de son humanité, pénétra l’isolement de Moriarty. Il se lança en avant – toute technique complètement perdue dans un vide de souffrance. Alors qu’il ne restait plus que cinq yards à courir, il avait rattrapé et dépassé Latour, et il s’effondra sur le fil, écrasant la neige devant lui.
Il ne restait qu’une semaine avant que Moriarty soit autorisé à quitter l’hôpital et, sept jours après son triomphe, il était encore le héros de New York. On l’applaudissait en lever de rideau de pièces aussi diverses que Hamlet, Mother Carey’s Daughters ou encore The Heroes of Fort McCoy. Il lui fut impossible de travailler pendant un mois et Phineas T. Barnum paya, en plus de sa part des enjeux et des paris annexes s’élevant à mille cinq cents dollars, tous les frais d’hôpital et deux mois de salaire. Puis, cinq semaines après la course, Barnum s’unit aux Booth, à Forrest et à d’autres gloires du théâtre new-yorkais pour organiser un gala de charité qui leva huit mille dollars pour Moriarty et deux mille pour le vaillant Latour.
Début avril, Moriarty se rendit chez le docteur Sutherland, qui avait prescrit son traitement depuis la course. En quittant le cabinet du docteur, c’était un jeune homme brisé. L’avis avait été sans appel : Moriarty avait un « cœur d’athlète », fragile ; toute velléité de course à pied devait être écartée pour toujours.
1. Il s’agit des Highland Clearances, déplacements forcés de la population des Highlands écossais au XVIIIe siècle (NdT).
2. Patronyme d’origine écossaise, descendant de celui du clan Cameron (NdT).
3. Béret traditionnel écossais, tenant son nom du poème de Robert Burns, Tam o’ Shanter (1790) [NdT].
4. Seigneurs (lords) ou grands propriétaires fonciers en Écosse, par opposition aux crofters, petits fermiers (NdT).
5. Ancienne unité de longueur du système impérial britannique désignant le huitième du mile, soit 201,168 mètres (NdT).
6. Ancienne unité monétaire britannique valant à l’époque 21 shillings (soit un peu plus que la livre, qui en valait 20) [NdT].
7. Fouet en cuir, similaire au martinet français, utilisé pour les châtiments corporels à l’école jusqu’au début des années 1980, en Écosse et dans le nord de l’Angleterre (NdT).
8. C’est un nom d’origine irlandaise (NdT).
9. Les Jeux calédoniens furent organisés pour la première fois en Écosse en 1819 avant d’être exportés, notamment en Amérique du Nord, par les émigrants écossais, regroupés la plupart du temps en « sociétés calédoniennes ». Ils étaient l’occasion de célébrer les sports « purement écossais » descendant des Highland Games, dont le fameux lancer de tronc d’arbre, ainsi que les musiques et danses traditionnelles (NdT).
10. Général Tom Thumb (« Tom Pouce ») : nom de scène de Charles Sherwood Stratton (1838-1883), célèbre nain du cirque Barnum. Jenny Lind, cantatrice suédoise, effectua une immense tournée, organisée par Barnum, aux États-Unis en 1850 (NdT).