Pendant la première nuit de ces trois semaines de voyage, Moriarty rêva de tambours dans la jungle. Le deuxième matin, il crut entendre un bruit sourd et rythmé quelque part au-dessus de lui, qui céda progressivement la place à celui, plus familier, des vagues se brisant sur la coque du S.S. Troy, alors que le navire évoluait sur un océan placide en direction de Liverpool, en Angleterre.
Les années qui avaient suivi la rencontre avec Latour s’étaient avérées fructueuses. L’amitié de Moriarty avec les Booth lui avait permis de jouer une série de bons rôles à New York, et il avait fait plusieurs tournées avec l’excentrique et volubile John Wilkes Booth, incarnant Laërte et donnant la réplique à son Hamlet.
Mais c’était son amitié avec Barnum qui avait étendu son registre. Barnum l’avait encouragé à jouer dans des comédies et des mélodrames ; il l’avait présenté à des gymnastes et des écuyers, si bien qu’il devint rapidement, à sa grande surprise, un cavalier et un acrobate accompli. Edwin Booth avait soutenu cette politique : selon lui, plus la gamme de talents de Moriarty était large, plus il aurait de chances de travailler dans un théâtre.
Le mélange du drame « sérieux » avec la farce, le cirque et le mélodrame était en parfait accord avec le melting-pot de la scène new-yorkaise de ce milieu de siècle. Il répondait aussi à quelque chose d’intime chez Moriarty : un vif désir d’acquérir toutes les compétences possibles. Il savait pertinemment qu’il n’était pas de la même trempe qu’Edwin Booth en tant que tragédien, et qu’il ne le serait jamais. Mais il avait une palette de talents que Booth lui-même ne posséderait jamais : il était, comme le disait Barnum, « profond d’un pouce, mais long d’un mile ».
Ainsi, lorsque, fin 1861, Booth décida de s’attaquer à l’Angleterre – comme son père trente-six ans avant lui – et demanda à son jeune ami de l’accompagner, Moriarty sauta sur l’occasion. Son enthousiasme était encore augmenté par deux autres arguments. Le premier était qu’Alice Clay, à présent Mme Millard Cohen, épouse d’un millionnaire sans pitié de New York, avait clairement laissé entendre – avant son départ en septembre 1861 pour le Grand Tour – qu’elle s’était lassée de son époux trop âgé et corpulent, et qu’elle chercherait à rétablir ses relations avec Moriarty dès son retour. Mais Moriarty n’avait aucune envie de se frotter aux anciens boxeurs qui servaient d’hommes de main à Cohen, même pour quelqu’un d’aussi séduisant qu’Alice Clay.
Second argument : l’Angleterre était le berceau de la course à pied et Moriarty mourait d’envie de voir les plus grands coureurs du monde. À peine un an auparavant, l’impresario anglais George Martin avait amené la crème des coureurs britanniques à New York et ils avaient littéralement écrasé tout ce que l’Amérique avait à offrir de meilleur. Il y avait eu dans la presse new-yorkaise des appels à Moriarty, l’enjoignant de revenir à la piste pour affronter les terribles Anglais. Il avait, bien entendu, refusé.
Pour autant, il ne suivait pas à la lettre les recommandations de Sutherland. Il était impossible pour lui d’abandonner l’athlétisme. À peine quelques semaines après avoir été libéré par le docteur, il était retourné à l’Institut de gymnastique et avait entamé un programme d’exercices légers. En septembre 1859, il s’était remis à trotter autour de la piste de la galerie, d’abord un seul mile par jour, en sept minutes, très tranquillement. Deux ans plus tard, il courait autour de la piste indoor de Brooklyn, trois miles quotidiens à seulement un tout petit peu plus de cinq minutes par mile. Ainsi, par la combinaison d’exercices d’articulation, utilisant des massues et des haltères, et d’un programme de course adapté et progressif, à l’âge de vingt-trois ans Moriarty était redevenu malgré lui une puissante machine de course, avec des réserves d’endurance qu’il ne possédait pas auparavant, même pendant ses années de compétition.
Cependant, même s’il s’entraînait rigoureusement, Moriarty résistait à la tentation de participer à nouveau à de vraies courses. L’entraînement était physique, mais la course, c’était quelque chose qui touchait à l’émotionnel. Ainsi, il ne voyait pas de contradiction entre le diagnostic du docteur Sutherland – son « cœur d’athlète » – et sa capacité à courir mile après mile à bonne vitesse, seul, dans un petit gymnase de Brooklyn. Mais il craignait énormément ces petits cinq pour cent d’effort supplémentaire que demandait la compétition, et même s’il avait longtemps rêvé de défier les grands athlètes anglais, il savait qu’il n’avait plus le courage de concourir à un tel niveau. S’il forçait sur son corps, cela pouvait lui être fatal.
Là, il l’entendait à nouveau, ce bruit sourd au-dessus de lui, régulier, rythmique, sur le pont. Il ne rêvait pas.
Il balança ses deux jambes hors du lit, enfila sa robe de chambre et fourra ses pieds dans des pantoufles en cuir. Il ouvrit la porte de sa cabine, puis courut le long de l’étroite coursive vers l’escalier qui menait sur le pont, ses épaules cognant contre les cloisons en chêne au rythme des vagues. Il enfonça la porte ; le soleil matinal et l’écume salée et rafraîchissante s’engouffrèrent dans la coursive tandis qu’il grimpait les marches de l’escalier.
Il regarda le long du pont, vers la proue du bateau qui flottait avec aisance sur la houle légère du début de journée. Vide. Puis il entendit à nouveau le bruit, plus étouffé, sur sa droite, qui montait en intensité. Il comprit soudain ce que c’était : la foulée d’un coureur.
Un instant plus tard, un homme grand et très musclé, d’environ trente-cinq ans, vêtu d’un épais polo à manches longues et d’un caleçon long blanc, chaussé de mocassins, s’offrit à sa vue. Il s’arrêta tout près de Moriarty, lui tournant le dos, ignorant la présence de quelqu’un derrière lui, et posa ses mains sur le bastingage. Il se mit alors à fléchir puis à étendre les jambes en respirant profondément.
Moriarty étudia l’homme. Il avait les cheveux longs et très noirs, attachés au niveau de la nuque. Même en étant derrière lui, Moriarty pouvait apercevoir la couleur sombre des mains et de la peau de l’homme. Il toussa légèrement.
Le coureur se retourna vers lui. Il avait les traits anguleux, bien taillés, et des yeux marron perçants – comme ceux d’un faucon, pensa Moriarty en marchant vers lui, la main droite tendue.
– Toutes mes excuses si j’ai interrompu votre entraînement.
Le coureur serra fermement la main de Moriarty.
– Non, dit-il. J’avais justement fini.
– Je m’appelle Moriarty.
– Moriarty ? dit l’homme, en hochant la tête.
– Et vous ?
– Louis Bennett, répondit l’homme. Certains m’appellent Deerfoot1.
Moriarty avait entendu parler de Bennett, cet Indien seneca qui avait été le seul coureur américain à poser de vrais problèmes à « Clipper » White, « Crowcatcher » Lang et aux autres grands professionnels anglais qui avaient donné une bonne leçon aux Américains pendant leur tournée de la côte est. À présent, lui expliqua bientôt Bennett, il était envoyé en Angleterre par le bookmaker William M. Bunn et George Martin (le P.T. Barnum de la course anglaise) pour défier les meilleurs coureurs anglais sur leur sol.
Pendant le petit-déjeuner, Bennett parla de sa tournée à venir. Il y aurait de vraies courses contre des Anglais, de trois à douze miles. Des courses contre la montre aussi, son but principal étant de descendre sous l’heure sur douze miles. Enfin, George Martin préparait un « cirque » itinérant avec les meilleurs coureurs, pour des publics pouvant atteindre vingt mille personnes dans chaque lieu. Bennett espérait quatre semaines hautement lucratives.
Moriarty mentionna sa propre expérience de coureur à pied et Bennett fit peu de cas du diagnostic du docteur Sutherland. Les nations indiennes, dit-il, étaient une culture de coureurs, ce mode de vie avait survécu à l’introduction du cheval par l’homme blanc au XVIIIe siècle et il était toujours prépondérant. Ainsi, la course, à laquelle on prêtait une signification religieuse – elle enrichissait la terre et favorisait les cultures –, était toujours un élément central de la vie indienne. S’il existait une maladie telle que le « cœur d’athlète », des siècles de coureurs indiens n’avaient pourtant jamais pu la mettre en évidence.
Le matin suivant, à six heures, le bruit des foulées de Moriarty s’ajouta à celui de Deerfoot, les deux hommes courant en rythme parfaitement synchronisé sur le pont exigu du S.S. Troy. Le temps, en ce premier jour, fut un modeste douze minutes pour deux miles parcourus, mais, après une semaine, ils avaient tous deux retranché une minute à cette performance et, une semaine plus tard, ils étaient enfin sous les dix minutes.
Deerfoot était sans conteste un athlète du plus gros calibre, largement capable de courir six miles en moins d’une demi-heure, exploit que personne n’avait jamais réalisé. Le seul doute de Moriarty était que Deerfoot, bien qu’intelligent et éduqué, avait peu d’expérience en tant qu’athlète professionnel et pourrait trouver trop dur le monde sans pitié de la course à pied anglaise. Barnum avait un peu l’expérience de l’Angleterre : il avait dépeint à Moriarty un monde obscur de petits arrangements et d’arnaques diverses, où l’on avait vu des coureurs mis hors d’état par des drogues, ou simplement achetés. Deerfoot, athlète simple et sain, pourrait rapidement se noyer dans un tel univers.
Les trois semaines de voyage laissèrent largement le temps de travailler, même si Edwin avait, par l’intermédiaire de son agent, déjà prévu d’enrôler la plupart des autres acteurs sur le sol anglais. Booth et Moriarty répétaient Richelieu, Richard III et Hamlet – Mary, la femme de Booth, déjà bien enceinte de son premier enfant, interprétant tous les rôles féminins. Lorsque Moriarty exprima sa surprise devant tant d’activité, Mary Booth l’amusa des récits innombrables d’actrices ayant joué sur scène jusqu’au dernier mois de leur grossesse. Heureusement, elle n’allait pas elle-même devoir affronter cette situation car son mari prévoyait d’enrôler des acteurs anglais pour chaque production.
Edwin Booth était l’exact opposé de son père. Le survol en dilettante des grands rôles, ponctué de monologues flamboyants, que pratiquait Junius Brutus n’était pas son genre. Edwin avait une nervosité intérieure, une énergie débordante, qui bouillonnait à la surface de chacune de ses performances.
Hélas, la manie du père s’était transmise au fils : elle reposait profondément en Edwin. Il buvait cinq bouteilles de vin par jour, malgré les appels à la modération de Moriarty, et sa vie sexuelle avait toujours été sauvagement exubérante. Moriarty songea que Booth, malgré sa filiation et ses talents avérés d’homme de théâtre, était moins sûr de lui que Deerfoot. Avait-il choisi les bonnes pièces, les meilleurs théâtres ? Disposerait-il de bons seconds rôles, de décors décents, de bons costumes ? Que savait déjà de lui le public anglais ? Ces questions hantèrent l’introspectif Booth durant tout ce voyage en mer.
Deerfoot, dans son innocence, n’avait pas de doutes. Il avait découvert que les coureurs anglais, bien qu’extrêmement affûtés et en excellente condition physique pour les courses ou les gros événements à handicap, se lâchaient entre les compétitions, notamment dans les tavernes, épicentre de la course à pied anglaise. Deerfoot était d’un bois différent. Il venait d’une culture de la course : les hommes couraient régulièrement ; elle faisait partie de l’essence même de la vie quotidienne.
Il disposait également d’une autre corde à son arc. Les coureurs britanniques qui étaient venus sur la côte est n’avaient qu’une tactique : courir devant, à un rythme stable, régulier. Mais Deerfoot s’était entraîné assidûment à une autre stratégie. Elle demandait d’utiliser régulièrement des démarrages foudroyants tenus sur des distances comprises entre le furlong et le demi-mile, afin de casser le rythme des poursuivants. Cette tactique, les Anglais obstinés et conservateurs ne l’avaient jamais affrontée.
Edwin Booth trouva bientôt la compagnie de Deerfoot aussi engageante que Moriarty, et le Seneca devint un habitué de leur table au dîner. Au petit-déjeuner sur le pont du S.S. Troy, au matin de leur arrivée à Liverpool, Moriarty et Deerfoot passèrent un pacte informel, car il était clair qu’ils étaient tous deux en Angleterre à la recherche de la gloire et du succès.
– Je prierai pour le succès de tes aventures, dit Deerfoot, tandis que le navire accostait lentement. Et je m’en tiendrai informé.
– Et moi des tiennes, répondit Moriarty, serrant la main de l’Indien.
Le début de la tournée fut un désastre. En posant le pied à Liverpool, Booth découvrit que des lettres d’une importance vitale lui avaient échappé pendant sa traversée vers la Grande-Bretagne. Il y avait eu des problèmes pour réserver des théâtres ; son manager anglais, Alfred Thrush, avait été malade ; l’hiver avait été particulièrement mauvais pour le théâtre londonien. Pour parachever l’ambiance, l’opinion publique britannique, au sujet de la guerre civile, se rangeait du côté des Confédérés – et Booth était un farouche Yankee. Ainsi, Philip Barrett, qui avait repris les rênes de Thrush en tant que manager de Booth, lui avait écrit une lettre à New York en lui conseillant d’annuler, ou au moins de repousser, la tournée. Mais ils étaient là maintenant, et on devait se débrouiller avec les moyens du bord et organiser une tournée. C’était une troupe abattue qui prit le train pour Londres, où elle devait se produire au Haymarket.
Ils restèrent silencieux pendant que les kilomètres défilaient, Booth, le visage fermé, ramassé dans un coin du wagon en face de sa femme. Très superstitieux, il expliqua à Moriarty qu’il l’avait bien cherché. Il n’aurait jamais dû se débarrasser de son voile de naissance2 juste avant de quitter New York. Et il aurait dû emporter avec lui le crâne de Lovett, un voleur de chevaux, dont il se servait toujours pendant la scène du fossoyeur de Hamlet.
Moriarty se sentait presque aussi déprimé que Booth, mais décida de forcer sa joie et réussit à encourager son ami, en le taquinant judicieusement, à se souvenir de diverses histoires de son passé d’acteur. Grâce à cela, le voyage vers Londres passa de façon plus agréable que prévu. Philip Barrett et ses visiteurs américains arrivèrent dans la capitale, ce soir-là, dans un bon état d’esprit. Ils furent installés dans des appartements sur Sloane Square.
Booth réfléchit longuement au choix de la pièce qu’il interpréterait au Haymarket trois semaines plus tard. Finalement, il se décida pour le rôle de Shylock dans Le Marchand de Venise, avec Moriarty dans le rôle de Bassanio, et les auditions eurent lieu quatre jours après leur arrivée. Heureusement, une compagnie avait récemment fini de jouer la pièce en tournée à Birmingham, si bien que Booth put quasiment engager tous les acteurs, même si la Portia de la troupe avait largement dépassé les quarante ans. Les seconds rôles, Moriarty excepté, n’étaient pas de grande qualité, mais Booth n’avait pas vraiment le choix. Il avait joué le rôle de Shylock avec grand succès aux États-Unis, et c’était par ce rôle qu’il voulait faire sa première impression sur le public anglais.
Hélas, les décors et les costumes étaient d’encore moins bonne qualité, les premiers étant à moitié détruits après six mois de tournée, et les seconds constituant un ensemble désordonné et anachronique de costumes d’époques éloignées de plusieurs siècles.
Booth ne se laissa pas décourager. Il passa les quinze jours suivants à remettre en forme sa compagnie de loqueteux, son énergie rendue inépuisable soit par son énorme consommation quotidienne d’alcool, soit par le fait que Mary n’était plus qu’à deux mois de donner naissance à leur premier enfant.
Il eut même le temps – avec Moriarty – de suivre la première apparition britannique de Deerfoot, contre Edward Mills, plus connu sous le surnom de « Young England », dans le quartier de Hackney Wick. La distance à parcourir était de six miles, pour une bourse de cinq cents livres et devant dix mille personnes. Malheureusement, même si Deerfoot fit jeu égal avec Mills tout au long de la course, il devait encore se remettre de son long voyage transatlantique et il perdit de peu, dans le temps modeste de trente-deux minutes et trente secondes. Mais, quelques jours plus tard, après que le public eut envahi le terrain de Salford pour voir de plus près la « merveille » indienne, Deerfoot avait écrasé Jack White, le « Clipper de Gateshead », l’un des membres de l’équipe que George Martin avait emmenée aux États-Unis. Moriarty nota qu’au moins un Américain était à présent capable de gagner. Peut-être que les autres le pourraient, eux aussi.
La première représentation de Booth dans le rôle de Shylock le montra sous son meilleur jour, dans une interprétation subtile et pleine d’empathie qui eut son effet même sur ses médiocres compagnons anglais, certains d’entre eux étant stimulés au point de produire des performances dont ils ne se seraient jamais crus capables. Moriarty ressentait la puissance du jeu d’Edwin, comme attiré par cette force. Même Mme Moody, l’arthritique Portia, semblait dissimuler ses années.
La réaction du public fut forte, mais retenue, car ce n’était pas là le Shylock dont il avait l’habitude. Moriarty prit un carrosse pour Fleet Street, aux petites heures du matin suivant, afin d’acheter les premiers journaux et de les rapporter à Sloane Square. Les critiques anglais étaient, au mieux, réservés : « M. Booth, en essayant d’éviter les excès de feu son père, sombre dans le piège opposé et sa performance est parfois à peine audible », écrivait le Times. « Le dégoût de M. Booth pour le cabotinage et les effets de scène est tel qu’il tombe dans tous les excès inverses », notait la London Review. Moriarty lut les comptes rendus avec une consternation grandissante tandis que son carrosse progressait lentement dans la nuit. Au mieux, les critiques londoniens dénigraient la pièce avec de fausses louanges ; au pire, ils étaient agressifs. Le cœur lourd, il tendit les journaux à Edwin.
Booth en fut désespéré. Les critiques l’avaient sévèrement blessé. Il avait commencé par son meilleur rôle classique. Que pouvait-il bien faire à présent pour retourner le public de Londres avant d’aller vers le nord, à Manchester et Leeds ?
Moriarty intervint. Pourquoi ne pas essayer Richelieu, suggéra-t-il, un rôle que connaissait bien Edwin ? Il restait deux semaines pour auditionner et répéter, et avant cela, un long week-end de repos pour récupérer au domaine du comte de Grafton dans le Cumberland. Booth accepta. Les auditions démarrèrent trois jours plus tard et les rôles furent rapidement distribués.
Les Grafton étaient connus de longue date comme des excentriques éclairés. Junius Brutus Booth avait rencontré le défunt comte pendant sa tournée désastreuse de 1825 et découvert qu’ils avaient en commun l’amour du vin et des femmes. Junius Brutus avait également rencontré le fils de Grafton alors adolescent, Maurice, qui s’était délecté du jeu de l’Américain et de ses histoires inépuisables. La rencontre de Booth avait stimulé en Grafton un intérêt jamais démenti pour le théâtre et il avait construit lui-même, sur ses terres, un théâtre de cent places avec tous les équipements modernes. Il avait coutume d’y produire des spectacles amateur, mêlant la haute bourgeoisie et la noblesse locales aux fermiers et aux bergers, ou, moyennant de somptueux cachets, faisant venir des acteurs célèbres du calibre de Macready pour jouer dans des productions professionnelles.
Maurice était devenu Lord Grafton, vétéran de cinquante-deux ans de la charge de la brigade légère, un homme qui passait toute la journée en compagnie de la plus belle meute de chiens fox-hounds du pays et déclamait des tirades d’Othello le soir devant les ruraux éberlués.
Tandis que leur carrosse passait sous une arche de branches argentées le long du chemin de gravier ensoleillé menant à la demeure des Grafton, Moriarty priait pour que leur séjour dans le Cumberland répare la confiance brisée d’Edwin. Au fond de lui, Booth savait qu’il n’avait jamais aussi bien incarné Shylock ; il était certain que son interprétation avait touché à une vérité qui répondait à quelque chose de central chez le juif de Shakespeare. Mais, d’un autre côté, il fallait bien considérer les critiques. Pouvait-il croire en son instinct ? Moriarty savait que ce problème torturait Booth depuis le début de leur voyage.
Lorsqu’ils découvrirent Grafton Hall, ce fut comme s’ils se retrouvaient chez eux. Car le vieux comte avait construit sa maison comme une demeure du sud des États-Unis, du type, hélas, de celles qui étaient en ce moment même sous le feu des canons nordistes. Quatre colonnes élancées de marbre blanc dominaient Booth et Moriarty. Au sommet d’un large escalier se tenaient les cinquante-huit employés de la maison, des bergers aux majordomes en passant par les cuisiniers et les jardiniers, sur deux rangs. Et devant l’entrée, le comte lui-même, un homme de haute et mince stature atteignant un mètre quatre-vingt-treize, au visage rougeâtre et à l’imposante tignasse grise. Il portait des hauts-de-chausses, des collants blancs et un gilet, l’accoutrement typique des nobles séducteurs de la Régence anglaise. À ses côtés se tenaient sa femme, ses trois fils et sa fille.
Les acteurs descendirent du carrosse, accoutumant leurs yeux à la lumière éblouissante du soleil, Edwin et Moriarty aidant Mary à descendre.
– Edwin ! rugit Grafton en dévalant l’escalier.
Booth en fut surpris, car ils ne s’étaient jamais rencontrés. Il fut immédiatement accaparé par le gigantesque comte et traîné, avec sa femme et Moriarty, en haut des marches et dans la maison. Moriarty regarda autour de lui tandis qu’ils pénétraient dans le hall d’entrée : c’était sans doute exactement ce dont avait besoin Edwin.
Le petit théâtre de Grafton s’avéra excellent, avec son avant-scène petite mais bien éclairée et équipée des installations mécaniques les plus modernes permettant des changements de décors rapides et efficaces. Les sièges en velours dépassaient la beauté et le confort de ceux des meilleurs théâtres londoniens et new-yorkais. Les perspectives sur la scène, ainsi que l’acoustique de la salle, étaient sans défaut.
Mais en assistant à la performance de Grafton dans des extraits d’Othello, Moriarty eut la chair de poule. Grafton était sans nul doute un Maure physiquement impressionnant, mais cela ne faisait qu’accentuer ses déficiences d’interprétation, en particulier parce qu’il avait demandé à Booth d’incarner Iago.
Néanmoins, ce fut Desdémone, dont le rôle était joué par Eleanor, la fille de vingt ans du comte, qui devait fasciner Moriarty. Eleanor n’était pas une professionnelle. Elle le révélait par la manière dont elle bougeait, qui permettait même à un Othello amateur de la surpasser. Mais elle avait une voix chaude et lustrée, et – plus important encore – de la présence sur scène. Quand elle parlait, elle attirait le public à elle comme un aimant attire la limaille.
Lorsque, plus tard dans la soirée, son tour arriva et qu’il incarna le roi (donnant la réplique à Booth-Richelieu), puis récita le monologue d’Hamlet, il jouait pour elle et pour personne d’autre.
À l’entracte, Booth et Moriarty retrouvèrent le public pour un verre dans le foyer surpeuplé.
– Épatant ! rugit le comte, une coupe de champagne à la main, toujours vêtu de ses habits d’Othello, les serrant tous deux entre ses bras.
– Déjà joué Petruchio, mon garçon ? demanda-t-il à son plus jeune invité.
Moriarty lui répondit qu’il n’avait pas beaucoup étudié ce rôle. Le comte se retourna et fit signe à sa fille. Tandis qu’elle s’avançait vers eux à travers la foule, Moriarty ne la quitta pas des yeux. Elle était mince, ses cheveux d’un roux vif, ses lèvres pleines et douces, ses pommettes saillantes, le tout encore accentué par le maquillage qui semblait intensifier et non caricaturer sa sensualité. Il se sentit rougir.
Le comte posa un bras sur les épaules de Moriarty et l’autre sur celles d’Eleanor.
– Pourquoi pas les deux dernières pages de La Mégère ? Tu les connais par cœur, Eleanor… Tu les as jouées mille fois à la maison. Ton meilleur rôle, ma fille.
Eleanor ne répondit pas, mais tourna la tête pour regarder Moriarty droit dans les yeux. Pendant ce temps, son père continuait à fanfaronner.
– Le problème, Moriarty, c’est qu’Eleanor met systématiquement en pièces tous nos Petruchio. Elle intimide ces pauvres jeunes gens. Alors peut-être a-t-elle besoin d’une touche professionnelle. Qu’en pensez-vous ?
– Peut-être ai-je besoin de cela, père. (La voix de la jeune femme était tremblante et timide, et ses yeux évitaient ceux de Moriarty.) D’une touche professionnelle.
– Où dois-je commencer ? demanda Eleanor, les mains sur ses genoux.
Eleanor et Moriarty se faisaient face dans la chambre verte, silencieuse et éclairée à la bougie. La tension était presque palpable entre eux.
Moriarty déglutit. Il regarda le texte posé devant lui.
– Nous sommes ici… dit-il, respirant son parfum tandis qu’elle se levait et se penchait par-dessus son épaule… juste avant votre grande tirade, continua-t-il en posant son doigt sur la page. Je commence en disant : « Je vous dis, moi, qu’elle le fera ; et commence par elle-même. » Et ensuite vous enchaînez avec votre grande tirade de fin.
– Celle où je dis : « Pourquoi la nature nous a-t-elle donné une constitution faible, délicate et sensible3 ? »
– Entre autres, répondit Moriarty, sentant sa voix trembler.
Son doigt retrouva le bon vers.
– Ça commence par : « Fi ! fi ! Allons, apaisez ce front dur et menaçant. »
Elanor n’avait aucun besoin du texte. Elle se plaça en face de Moriarty dans sa robe en velours vert et la tirade de Catherine s’écoula simplement hors d’elle. Moriarty, figé dans l’instant, la laissa faire ce qui était essentiellement une récitation, mais, pendant ce temps, il prit des notes dans sa tête. Lorsqu’elle eut achevé, les mots sortirent de sa bouche, clairs et nets. Il y avait trois points clés dans la tirade qui, améliorés, pouvaient sensiblement changer son effet dramatique. Moriarty prodigua ses conseils avec confiance et autorité, conscient, alors qu’il parlait, que l’équilibre entre eux était en train de changer, qu’il était pour le moment aux commandes.
Eleanor, elle aussi, se rendait compte de ce qui se passait. Elle réagit néanmoins comme il le fallait aux directives. Ils rejouèrent entièrement leurs parties respectives trois fois de suite, assis l’un face à l’autre. Moriarty laissait se dérouler chaque filage sans interruption, acceptant les petites erreurs de la jeune femme afin de préserver l’élan dramatique.
Puis, après la fin de la dernière scène, le silence se fit. Eleanor étudiait les répliques comme si elles devaient lui révéler un secret mystérieux. Moriarty la regardait attentivement. Elle était totalement absorbée. Il comprit qu’une intelligence théâtrale aiguë était à l’œuvre. Et plus encore : dans la chambre verte sombre et silencieuse, au milieu des accessoires de productions antérieures, il remarqua que, pour la première fois, il était avec une femme avec laquelle il était complètement en osmose. Mais il savait aussi qu’elle n’avait rien à voir avec une Alice Clay et il n’avait pas la moindre idée de la manière d’aborder une telle femme.
Eleanor leva les yeux de son texte.
– Je suis prête, dit-elle.
– Pour une répétition complète ? Sans le livre ?
– Oui.
Ils déplacèrent les chaises pour se donner de la place. Bientôt, alors qu’ils étaient en pleine action, arriva le moment où Moriarty criait :
– Eh bien, voilà ce qui s’appelle une femme ! Viens, Catherine, viens m’embrasser.
Alors qu’il prononçait ces mots, Moriarty s’immobilisa, incapable de rassembler son courage et de poser les mains sur sa partenaire.
En un instant, il fut assailli par la bouche douce et offerte d’Eleanor, dont les bras l’attiraient à elle. Il tenta de se dégager, mais elle le serrait fortement. Moriarty avait la tête qui tournait. Enfin, le souffle court, il fut libéré.
– Bravo, Moriarty, dit-elle en riant.
Plus tard, il devait se rappeler que cela avait été la première fois qu’elle avait omis de l’appeler « monsieur ».
Pendant la représentation réelle, une heure après, lorsque advint le moment du baiser, Moriarty se décida à prendre tous les risques et à s’abandonner complètement. Ignorant le public, il embrassa Eleanor tendrement et passionnément. Elle répondit, sans se faire prier, de sa langue vive et dardée.
Il sentait qu’elle l’attirait vers lui, de sa main légère comme un papillon sur le bas de sa nuque. Il continua à l’embrasser aussi longtemps qu’il en avait la témérité, c’est-à-dire bien moins longtemps qu’il ne l’aurait voulu. Elle ne lui offrit aucune résistance. Il se sépara d’elle dans un tonnerre d’applaudissements. Son cœur battait aussi vite que pendant les courses de sa jeunesse – pour une raison bien différente.
La soirée avait été un franc succès. Après la pièce, Moriarty avait régalé les convives de ses récits de l’Amérique, du Far West et de ses projets d’avenir. Mary et Edwin, tout comme Lady Grafton, avaient tout de suite noté la vraie nature du baiser final qu’avaient échangé Moriarty et Eleanor, mais Lord Grafton, dans la lune, était déterminé à ce que ses invités ne perdent pas leur temps : la matinée du samedi devait permettre de se promener à cheval dans la campagne magnifique du Cumberland et, pour occuper leur après-midi, il avait prévu de les emmener à la manifestation sportive d’Ambleforth.
L’événement s’était tenu pendant des siècles sur la place du village, niché entre deux sommets, le Black Tor et le Combe. Pour l’essentiel, il s’agissait d’une rencontre locale, mais des lutteurs et des coureurs venaient d’aussi loin que Carlisle ou des frontières de l’Écosse pour se disputer des prix pouvant atteindre jusqu’à trois mois de revenus d’un laboureur.
Les différentes épreuves ne constituaient rien de plus qu’une version anglaise des jeux des Highlands, débarrassée des épreuves de lancer. Pour ces hommes rustiques du Cumberland et du Westmoreland, pas de chaussures à pointes comme celles portées par les cracks de Londres. La plupart couraient et sautaient pieds nus. Par contraste, les épais lutteurs du Cumberland portaient des costumes décorés de façon tapageuse ; il y avait même un prix pour le concurrent le mieux habillé.
Pendant tout l’après-midi, le comte, sa famille et ses invités restèrent assis à l’abri du soleil dans une loge construite spécialement à base de toiles et d’échafaudages en bois. Sous une tente, à côté, les domestiques servaient du champagne glacé et des hors-d’œuvre. Moriarty regardait les hommes simples présents dans l’arène – secs, minces, aux visages étroits et ridés – et songea qu’il se trouvait là au cœur de cette nation divisée que lui et son père avaient fuie en 1848. Par une occasion inattendue, il avait en ce moment même un pied dans chacun de ces mondes, mais il savait qu’au fond il était du côté des athlètes qui se tuaient à courir pour quelques shillings.
La suggestion de Grafton qu’il devrait courir dans une des courses était arrivée de façon imprévisible. Booth avait laissé entendre que Moriarty avait été un champion de course à pied. La réponse de Grafton avait été immédiate.
– La course de colline ! La dernière épreuve des jeux !
Moriarty avait expliqué qu’il ne pouvait pas participer, ses médecins l’ayant découragé de courir sérieusement. Mais Grafton, brusque et impérieux, avait insisté. Alors, toujours décidé à refuser, Moriarty avait vu le regard d’Eleanor par-dessus l’épaule de son père. Ce qu’elle désirait, elle, était très clair. Il était perdu.
Une heure plus tard, Moriarty s’alignait en compagnie de vingt-sept autres concurrents, levant les yeux vers les hauteurs du Black Tor, à trois cents mètres au-dessus de lui. Au sommet était installé un cairn de pierres autour duquel les coureurs devaient pivoter avant d’entamer leur descente. Depuis le terrain, la montagne semblait un mélange de brun et de vert, les nuages projetant leurs ombres mouvantes sur son sol herbeux et rocheux ; le passage unique et sinueux vers la crête n’était que partiellement visible. Il y a environ huit cents mètres jusqu’en haut, pensa Moriarty ; quelque chose comme huit minutes de course intensive. Il regarda autour de lui. Les autres concurrents étaient d’âges très variés et il en était surpris. Il y avait de tout, des adolescents au menton lisse et en mocassins jusqu’aux vétérans grisonnants et barbus en chaussures de marche.
Au coup de feu, Moriarty se précipita immédiatement en tête car il voulait atteindre le chemin en premier. Il commença à le gravir avec vingt mètres d’avance et escalada sa surface caillouteuse, projetant de la poussière et des pierres derrière lui. Mais ce genre de course ne permettait pas d’imposer son rythme, et après à peine deux cents mètres passés à se tortiller sur les virages serrés du chemin cahoteux et jonché de touffes herbeuses, il sentit le devant de ses cuisses commencer à le faire souffrir. Vingt mètres plus loin, deux coureurs le dépassèrent de chaque côté, le heurtant des coudes. Encore vingt mètres et trois de plus le doublaient, deux d’entre eux portant des chaussures de marche. Après avoir seulement parcouru trois cents mètres sur les pentes du Black Tor, Moriarty était dans une situation désespérée… Ses jambes n’étaient pas très loin des spasmes et il éprouvait même de la difficulté à trotter. Lorsque six autres coureurs lui passèrent devant dans les cent mètres suivants, il n’eut presque plus la force de se soucier de sa douleur : ses jambes l’avaient lâché, sa respiration n’allait pas tarder et il avait des haut-le-cœur. Ce n’était pas une course normale. Elle lui créait des problèmes qu’il n’avait jamais affrontés auparavant.
À l’instant où il tournait en titubant autour du cairn du sommet du Black Tor, il était en quatorzième position, aveuglé par la sueur tandis qu’il luttait pour retrouver sa respiration.
Son cœur battait la chamade. Malgré son état de fatigue, il était content. Il venait d’escalader une montagne et après tout il n’en était pas mort. Son déjeuner se manifesta alors, jaillissant comme un geyser vert et amer sur l’herbe. Moriarty, haletant, secoua la tête et regarda tout en bas. Il pouvait voir au loin la grande tente blanche de Grafton. Plus près de lui, les hommes du cru, ignorant le chemin, prenaient la voie la plus rapide vers la vallée, en bondissant comme des lapins. « C’est ça, pensa-t-il. Cours ou crève. » En prenant la montagne à n’importe quel endroit que pouvaient trouver ses pieds, il se lança le long de la pente du Black Tor, conservant son équilibre sur des cuisses dont il osait à peine souhaiter qu’elles le soutiennent encore. En dépit de la nature incertaine et imprévisible du terrain rocheux, il finit par trouver une sorte de rythme, très différent de celui de la course classique, et à mi-pente il avait regagné sept places et n’était plus qu’à cent cinquante mètres du groupe de tête. À cent mètres du pied de la montagne, il avait à peine quatre-vingts mètres de retard sur les quatre leaders, qui étaient en train de traverser la route principale avant d’entrer sur le terrain pour un dernier tour de piste. Au moment où ils y pénétrèrent, il n’avait plus que cinquante mètres de retard et il se rapprochait rapidement, en respirant à grandes et avides goulées.
Tandis qu’il laissait la loge du comte sur sa droite, chacun de ses occupants se leva. Mais Moriarty, les pieds devenus plats, les jambes arquées, courait comme un dératé, désespéré et pathétique. À trente mètres devant lui, il ne distinguait les premiers coureurs que comme une tache floue.
Alors, à deux cents mètres de l’arrivée, avec dix mètres de retard, sa course se transforma soudain en un trot tremblant et trébuchant, d’un grotesque athlétique, tandis qu’il peinait à retrouver les signaux qui réactiveraient une mémoire musculaire depuis longtemps enfouie. Il arriva malgré tout à rester sur ses jambes, chancelant de gauche et de droite. Seul un instinct aveugle et animal l’empêchait de tomber.
Les trois leaders cassèrent le fil. Moriarty continuait à avancer, ignorant la clameur de la foule alors que d’autres coureurs entraient derrière lui sur le terrain. À sept mètres de l’arrivée, il tomba à genoux et finit en rampant sur les mains, la sueur inondant ses yeux. Alors une sensation triomphale et glorieuse perça à travers sa douleur : il comprit qu’il l’avait fait, qu’il avait poussé son corps à sa limite. Et rien n’avait explosé, rien ne s’était cassé. Il était vivant.
Pendant tout le long trajet en train vers Londres, il pensa à Eleanor : il avait comme une boule dans la gorge qui ne voulait pas s’en aller malgré ses efforts.
Après la course, il ne l’avait plus aperçue. En effet, Lady Grafton, qui en avait assez vu pour savoir que la relation entre sa fille et l’Américain avait dépassé le simple stade de la comédie, s’était débrouillée pour éloigner Eleanor. Ce soir-là, une fois que Moriarty eut repris toutes ses forces, il avait été temps de prendre le train vers le sud, et lorsque Grafton avait laissé ses invités à la gare d’Ambleforth, Eleanor était introuvable.
Les Booth remarquèrent le silence peu naturel de leur jeune collègue et, devinant sa cause, restèrent eux-mêmes très calmes, Edwin ne se permettant de discuter qu’au sujet de la production prochaine de Richelieu à Covent Garden. La pièce de Lytton était une vénérable œuvre alimentaire, mais elle était toujours bien accueillie, contenait beaucoup de grands moments et donnait à Booth une occasion d’exprimer le côté flamboyant de son caractère. La distribution des rôles était déjà décidée. Barnett s’était occupé à Londres de l’assemblage des costumes et de la création des décors. Moriarty, se souvenant de la manière par laquelle il avait essayé de remonter le moral de Booth à leur arrivée sur le sol anglais, était reconnaissant à son ami de sa prévenance, mais il lui était difficile de témoigner de l’enthousiasme pour cette entreprise. Il savait qu’en Eleanor il avait rencontré quelqu’un d’étranger à sa propre expérience de la vie, quelqu’un qui, à cause de sa classe et de son milieu, rendait sa galanterie scénique et son badinage triviaux et hors sujet. Quel que soit le personnage qu’il jouait sous les feux de la rampe de New York ou de Londres, et quel que soit son point de vue d’homme du Nouveau Monde sur l’aristocratie britannique, il n’était au mieux qu’un simple acteur, et au pire, le fils d’un paysan. Il passa tout le voyage avec les Booth en silence. Ses pensées étaient fort éloignées de Richelieu et de Covent Garden.
Les présages entourant la pièce, toutefois, furent bons dès le début. Deerfoot avait remporté sept courses successives en trois semaines, un programme ardu. Il avait couronné le tout en écrasant trois des meilleurs coureurs anglais, White, « Crowcatcher » Lang et Richards, sur six miles, devant les quinze mille spectateurs des Copenhagen Grounds de Manchester, forçant tout le monde, sauf Crowcatcher, à l’abandon. La stratégie des accélérations soudaines et répétées n’avait trouvé aucune opposition de la part de professionnels anglais assez bornés.
Et, assurément, Richelieu fut un triomphe, la performance de Booth faisant oublier la faiblesse de l’intrigue. Même les critiques londoniens furent près d’admettre qu’ils avaient pu se montrer un peu hâtifs dans leurs jugements précédents. « M. Booth, au cours de la grande scène finale, sembla grandir dans son rôle », reconnut le Times. Moriarty sourit en lisant cette critique car il savait qu’Edwin, vêtu d’une robe flottante, dans cette scène précise s’était tenu tout le temps sur la pointe des pieds.
Booth était ravi. La décision fut prise de continuer Richelieu jusqu’à trois jours de leur départ pour Manchester, où ils devaient jouer Richard III, Hamlet et Le Marchand de Venise, ce qui laissait très peu de temps pour répéter dans le Nord.
La compagnie partit pour Manchester le 16 août. Le premier aperçu de la ville ne permit pas à Moriarty de guérir de son mal d’amour, car même en été le soleil y était caché par le voile de poussière que vomissaient implacablement les usines et les moulins. Tandis que le train se faufilait entre des rangées sordides de maisons et d’usines, Moriarty se rappelait ses tournées dans l’Iowa ou le Kansas, ainsi que les espaces infiniment étendus de l’Ouest. Il était difficile d’imaginer que Manchester et le Kansas se trouvaient sur la même planète.
Les représentations se passèrent bien, Booth étant en grande forme, mais c’est d’un des nouveaux jeunes seconds rôles, Henry Irving, que Moriarty allait apprendre le plus. Car il fut tout de suite évident pour lui qu’Irving était exceptionnel, qu’il imprimait son sceau sur tous les rôles qu’il jouait. Lorsqu’il interprétait Iago en face du Maure incarné par Booth, même ce dernier ne pouvait dominer la scène : c’était la rencontre de deux égaux.
Ce mois à Manchester passa rapidement, malgré la mélancolie de Moriarty. Lui comme Booth continuaient à suivre les progrès de Deerfoot, mais c’était à présent dans les pages du magazine sportif Bell’s Life. Les choses n’allaient pas très bien pour l’athlète seneca. La Grande Tournée des champions de Martin était devenue le rôle minable d’une équipe terne et fatiguée, se traînant de ville en ville et transportant avec elle son « arène » portable. Ladite arène consistait en plusieurs centaines de mètres de toile et de grillage que les athlètes eux-mêmes devaient installer sur des portions d’herbe convenables pour y former un stade de fortune, avant de demander au public six pence pour assister à chaque « épreuve ».
Le public avait rapidement compris que les courses, qui se tenaient presque chaque jour de la semaine, n’étaient rien de plus que des exhibitions qui avaient peu de points communs avec de vraies compétitions athlétiques. Des rumeurs s’étaient mises à circuler sur l’affection que Deerfoot portait à l’eau de feu. À la moitié de la tournée, il était devenu évident que l’Indien n’était plus du tout en condition physique. Fin août, Martin fut obligé d’annuler le reste du programme et d’affronter ainsi une vraie tempête juridique. Pour la première fois, les chemins parallèles des tournées de Booth et Deerfoot avaient brusquement divergé.
Cependant, pendant son séjour à Manchester, Moriarty avait noué d’autres contacts avec le monde de la course à pied anglaise, car la ville était un foyer d’activité. Des rencontres étaient organisées tous les jours à n’importe quel endroit disponible, et de grandes courses à handicap avaient lieu aux Copenhagen Grounds, juste en dehors de la ville.
Ce fut là, dans la suie et la crasse mancuniennes, que Moriarty devait compléter son éducation athlétique, apprendre que certains coureurs portaient des chaussures à semelle de plomb pour tromper les handicapeurs, que des arnaqueurs venus d’ailleurs étaient inscrits par des bookmakers pour nettoyer la concurrence locale avant de partir vers une autre partie du pays, ou que certains entraîneurs entouraient leurs poulains du plus grand secret afin de les préparer pour un défi ou une grande course à handicap. Ce fut donc à Manchester que Moriarty fit ses premiers plans d’avenir – comme acteur, coureur et manager.
Le vieux Junius Brutus lui avait toujours dit de ne jamais regarder dans le public – en tout cas pas avant le dernier rideau. Moriarty n’avait aucune difficulté à suivre ce conseil car, lorsqu’il était « dans l’instant », le public n’existait plus.
Mais, pour une raison qu’il ne devait jamais comprendre, lors de cette dernière soirée à Manchester, tandis qu’il incarnait Laërte en face du Hamlet interprété par Booth, son regard s’était échappé vers le premier rang de l’orchestre. Et Eleanor y était assise. Pendant une fraction de seconde, il perdit presque sa concentration et lutta pour répondre aux vers suivants : « J’embrasse franchement cette assurance et je m’engage loyalement dans cette joute fraternelle. Donnez-nous les fleurets, allons ! », qui annonçaient le duel avec Hamlet.
Lorsque, enfin, il eut recouvré ses esprits, il s’embarqua dans le combat avec une férocité qui prit son partenaire par surprise. Heureusement, leur chorégraphie avait été minutieusement préparée et Booth put souffler à son collègue de reculer. Ces mots permirent à Moriarty de redescendre sur terre. Pendant tout le reste du duel, il sut se maîtriser et « mourut » à la perfection.
Il dut attendre encore vingt minutes interminables avant de pouvoir venir saluer. Il fouilla avidement des yeux le premier rang à la recherche d’Eleanor. Son siège était vide. Il sentit son cœur sombrer. Booth dut encore une fois lui souffler un avertissement : « Salue, idiot ! »
Quelques minutes plus tard, Moriarty marchait lentement en coulisses, tête baissée. Edwin Booth, plein d’exubérance, le tenait par l’épaule et n’arrêtait pas de parler, débordant de joie après l’ovation enthousiaste du public. Dès qu’ils eurent atteint leurs loges minuscules, dans les entrailles du théâtre, Moriarty se dirigea vers la sienne et referma la porte derrière lui. Pendant quelques instants, il se tint assis et regarda le miroir craquelé. Dans un long soupir, il arracha sa moustache et tendit la main vers son pot de crème démaquillante. Il étala des deux mains la substance blanche et grasse sur son visage, le regard toujours plongé dans le miroir. Un autre soupir le vit attraper une serviette sur la table et la porter à son front.
Ce fut alors qu’il entendit un coup léger à la porte. Il ne prit même pas le temps d’essuyer la crème. Il bondit vers la porte en renversant sa chaise.
Eleanor, vêtue de velours bleu et d’un énorme et merveilleux chapeau à fleurs, se tenait devant lui, le fixant de ses yeux noirs et brillants. Ses lèvres tremblèrent ; elle réprimait un éclat de rire. Moriarty nettoya en hâte son visage.
– C’est mieux, dit-elle.
Un instant, Moriarty demeura immobile. Eleanor fit une grimace faussement sérieuse.
– Alors, quand partons-nous, Moriarty ?
– Partir ?
Les mots dégringolèrent de sa bouche.
– Partir où ?
– Vers l’ouest, évidemment, répondit-elle. En Amérique.
Moriarty devait toujours être reconnaissant à Lord Grafton de manquer de la jugeotte la plus élémentaire. Car, lorsqu’en juillet, après que les acteurs eurent quitté le Cumberland, sa fille lui avait raconté son premier mensonge – à savoir que Moriarty l’avait demandée en mariage –, Grafton, au contraire de sa femme, s’était montré enthousiaste. Comme les autres membres de sa famille, il avait été captivé par les récits que l’Américain avait faits du Far West, et il lui semblait tout à fait compréhensible qu’une belle jeune femme bien dotée telle qu’Eleanor émette le désir de partir vers le Nouveau Monde avec un garçon aussi athlétique.
Tout ce qui restait alors à faire, pour Eleanor, était d’embarquer Moriarty dans son petit mensonge. Car la fille des Grafton n’avait aucun doute sur ce qui l’attendait si elle passait le restant de ses jours en Angleterre. En moins d’un an, elle épouserait un aristocrate terne et falot. Au cours des cinq années suivantes, deux enfants naîtraient et elle serait laissée à l’abandon dans quelque vaste domaine, se vouant à une vie partagée entre les sports de la campagne et une ou deux œuvres de charité. Elle avait reconnu en Moriarty l’homme de sa vie dès l’instant où elle avait posé son regard sur lui. La Mégère apprivoisée avait tout simplement scellé leur union, même si Moriarty, selon ses propres mots, n’était pas encore « dans l’instant ». Elle était assez réaliste pour savoir que leur vie ne ressemblerait pas aux histoires du Far West pleines d’aventures avec lesquelles Moriarty avait régalé Grafton et ses invités, mais cela n’avait pas d’importance. Moriarty était son homme, et si jamais il devait devenir un pionnier, alors ils seraient des pionniers tous les deux.
Les Booth reportèrent leur retour en Amérique afin d’assister au mariage. Ce qui s’avéra heureux, car Mary Booth donna naissance à un fils, Edwin, le 16 septembre. Trois Booth assistèrent donc aux noces de Douglas Cameron et Eleanor Sinclair, le 25 septembre, dans la petite chapelle du domaine des Grafton. Edwin, pour célébrer l’événement, interpréta quelques extraits de Shakespeare, dont, en l’honneur d’Eleanor, le duel fatidique de Hamlet.
Par bonheur, Lord Grafton, impliqué comme il l’était dans les préparatifs du mariage, fut plus facile à dissuader que d’ordinaire de jouer Quasimodo dans Notre-Dame de Paris.
Le lendemain, le couple partit vers le sud avec les Booth, juste à temps pour voir une dernière fois Deerfoot qui, sa réputation en lambeaux après l’ignominie du « cirque » de Martin, s’attaquait au record de l’heure.
Le 10 octobre 1862, Louis Bennett se tenait à ses marques devant dix mille spectateurs, sur la piste courte et serrée – deux cent soixante yards de long seulement – du quartier londonien de Brompton, la crème des coureurs britanniques disposée autour de la piste. L’Indien avait en effet décidé d’achever sa tournée en grande pompe. Il avait octroyé des départs décalés à chaque coureur anglais, d’un quart de mile au vétéran Jackson jusqu’à cent yards au meilleur d’entre eux, « Crowcatcher » Lang.
Deerfoot, fort d’un mois de préparation acharnée, était redevenu mince et puissant, et au cours de l’heure qui suivit il déposa ses adversaires avec une facilité déconcertante, soumettant tous ceux qui tentaient de rester dans sa foulée à des démarrages dévastateurs qui les laissaient littéralement sur place. À un tour de la fin, après avoir établi successivement le record de l’heure à neuf, dix puis onze miles, il n’avait plus devant lui que le grand Lang, à vingt mètres, tous les autres coureurs ayant abandonné.
L’Indien prit la chasse de son homme avec détermination ; la foule anglaise le portait. À vingt mètres de l’arrivée, les deux hommes étaient quasiment à égalité mais Deerfoot, à bout, ne pouvait plus puiser dans ses réserves. Les deux coureurs franchirent la ligne en titubant, accrochés l’un à l’autre, et la foule les engloutit rapidement.
Pour les Booth et Moriarty, ils étaient ex æquo. Mais la plus grande partie de l’argent avait été misée sur Lang. La décision fut favorable à l’Anglais, Deerfoot devant se contenter d’un nouveau record du monde de l’heure qui devait perdurer longtemps après sa mort.
La tournée était finie. Booth donna deux lectures théâtrales à Londres et deux de plus aux universités d’Oxford et de Cambridge, et la compagnie put faire un peu de tourisme pendant une semaine, passant, sur l’insistance d’Edwin, plusieurs jours dans la « ville de naissance du grand homme », à Stratford-upon-Avon.
Tandis que Moriarty, à Southampton, embarquait avec sa nouvelle épouse sur le S.S. Galatea, il songea que Booth et Deerfoot, malgré l’adversité, avaient fini par réussir en Angleterre. Mais c’était Moriarty, lui qui avait fait le voyage simplement pour le plaisir, qui revenait avec la plus belle récompense de toutes.
Eleanor avait décidé d’utiliser comme nom de scène « Eleanor Cameron » pendant le voyage de lune de miel qui les amenait à New York.
Ce fut également au cours du voyage depuis Liverpool qu’elle commença à tenir un journal. Elle pensait qu’elle voyageait vers une vie nouvelle et que c’était par conséquent le moment idéal pour garder une trace des événements. Au début, elle écrivait en secret, isolée dans sa cabine, mais lorsque Moriarty la taquina gentiment au sujet de son « journal secret », elle décida de le tenir ouvertement car elle savait que son mari respecterait son intimité.
La traversée fut studieuse. Moriarty et les Booth lui apprirent, inlassablement, les éléments de base du jeu d’acteur. Eleanor était une élève douée et qui assimilait très vite la masse de conseils qu’on lui prodiguait. Elle s’avéra une élève tout aussi douée après la journée de travail. Elle avait déjà passé le cap des premières nuits avec Moriarty, quand elle était encore abasourdie par les messages osés que ses terminaisons nerveuses envoyaient à son cerveau. Le couple en était à ce moment merveilleux de toute relation, lorsque l’exploration de chaque centimètre carré de la peau de l’autre est une découverte surprenante et délicieuse.
Elle savait que connaître Moriarty allait prendre du temps : comme athlète et comme acteur, il avait vécu une vie solitaire, ne s’intéressant qu’à sa propre imagination et à ses propres désirs. Il possédait cependant une grande générosité, et même une sorte de noblesse. Elle décida que son but, dans cette vie, allait être de transformer Moriarty en un être humain plus complet.
1. « Patte de cerf » (NdT).
2. Partie de la membrane embryonnaire qui subsiste parfois après la naissance sur la tête du nouveau-né, objet de superstition dans certaines régions (NdT).
3. Le texte original est plus clair, en traduction littérale : « Pourquoi nos corps sont-ils doux, et fragiles, et délicats ? » (NdT).