6. L’homme de Saint Louis

Pendant leurs premières années au sein de la scène théâtrale new-yorkaise et au cours de leurs expéditions occasionnelles dans les trous perdus de l’Iowa et du Kansas, Eleanor Cameron apprit le métier d’actrice. Elle apprit également à être une partenaire ingénieuse et aimante. En 1865, après l’assassinat du président Lincoln par le frère d’Edwin Booth, John Wilkes, ce fut sa force de caractère qui aida Edwin à traverser une période de désespoir pendant laquelle même sa femme Mary ne pouvait l’atteindre.

Puis, en 1869, Booth se lança dans une aventure désastreuse : l’achat du Booth’s Theatre, à l’angle de la 6e avenue et de la 23e rue. En moins d’un an, le projet capota en accumulant des dettes effroyables. Là encore, Eleanor fut une vraie forteresse, aidant Moriarty au cours de l’année 1871 à ramener Booth à la meilleure période de sa carrière d’acteur. Mais les incursions des Moriarty dans le Midwest avaient suscité en eux le désir de la vie excitante de tournée. Après la guerre, la nation tout entière sembla se diriger vers l’Ouest et les vastes espaces arides des Grandes Plaines. C’était là, pensaient-ils, qu’un nouveau public les attendait, avide d’art dramatique. Fin 1871, Moriarty et Eleanor vendirent tout ce qu’ils possédaient et partirent. Le premier Théâtre de l’Ouest de Moriarty était né.

Ils avaient rencontré Bern Muller pendant l’été 1874 à la foire de Saint Louis.

Bern était le fils unique de Karl Muller, un ancien membre du Hanau Turnverein. Le Hanau Turnverein était un club de gymnastique allemand politiquement radical qui avait, pendant l’année révolutionnaire de 1848, lorsque la Prusse et d’autres États réactionnaires allemands avaient envahi l’État de Bade, tenu tête avec ses six cents membres pauvrement équipés à la meilleure armée d’Europe. Mais après quatre semaines de combats acharnés, les volontaires du Hanau avaient finalement été vaincus. Environ deux cent quarante d’entre eux, dont Karl Muller, avaient atteint la frontière suisse, et les autres avaient été tués au combat ou fusillés en tant que rebelles après leur capture. Muller avait traversé la Suisse à pied et rejoint la France, et pendant quelques mois il avait gagné sa vie comme acrobate dans un cirque parisien. Puis, en mai 1850, comme des milliers d’autres réfugiés politiques, il avait traversé l’Atlantique pour se rendre aux États-Unis.

Il s’installa à Boston, où il trouva en 1851 un poste de professeur de gymnastique dans une école privée allemande. Deux ans plus tard, il épousait Marita Mauermeyer, qui y enseignait le latin, et en 1854 Bern Muller était né.

Avant même de savoir marcher, le petit Muller démontrait déjà de grandes capacités physiques. À l’âge de huit ans, il maîtrisait les barres parallèles et la barre fixe, et à neuf ans il savait faire le saut périlleux avant en courant. Les compétitions de Turnen1 commençaient à huit ans dans la communauté allemande de Boston, et le jeune Muller ne se satisfit pas de gagner dès sa première participation : il remporta la victoire chaque année jusqu’à ses quatorze ans, en 1868. Cette année-là, il fut admis pour la première fois aux Jeux calédoniens de Boston.

Jamais Bern n’avait vu d’athlète en action. Les Écossais et les Irlandais l’impressionnèrent par leurs tours de force aux différentes épreuves de lancer, du marteau, de la pierre et du tronc d’arbre. Il ne croyait pas possible, avant cela, qu’un homme puisse projeter des poids aussi lourds à des distances aussi longues. Mais c’étaient les sauts et la course à pied qui le fascinaient le plus, et en particulier les sprinteurs, avec leurs pointes qui griffaient le gazon du terrain de Boston.

C’était la totalité de cet effort qui l’attirait – l’engagement parfait et absolu nécessaire pour couvrir des distances courtes à une vitesse phénoménale, sans s’économiser le moins du monde. Dès l’instant où il vit des sprinteurs pour la première fois, il sut que c’était ce qu’il voulait faire.

En 1869, il participa au cent yards juniors et, en compétition contre des garçons plus âgés que lui d’au moins deux ans, il finit troisième. En 1870, il remporta la course juniors et termina dernier de la finale du cent yards hommes. Un an plus tard, à l’âge de dix-sept ans, Bern courut le cent yards hommes et le furlong. Il finit à la quatrième place dans chaque course.

À présent, Bern faisait office, à l’école, d’instructeur assistant de gymnastique auprès de son père. Son corps était taillé comme un roc après ces années de gymnase. Il ne s’entraînait pas de façon spécifique au sprint, se reposant sur la forme physique développée sous la tutelle de son père.

Celui-ci, en effet, croyait fermement que la gymnastique était le centre névralgique de toute activité sportive grâce à l’éventail complet des mouvements qu’elle proposait. Il croyait aussi que son fils devait être exposé à une large gamme de disciplines. Ainsi, au début de son adolescence, Bern avait concouru avec les honneurs non seulement dans des rencontres de natation locales, mais aussi au lancer du fer à cheval et au tir à la carabine.

En 1871, il était devenu un concurrent régulier des rencontres de « pique-nique » de la région de Boston pendant les mois d’été, gagnant d’honnêtes sommes d’argent dans chaque épreuve, du cent yards au saut en hauteur, mais il lui manquait une victoire aux Jeux calédoniens. Les courses y étaient dominées par des sportifs affûtés venant de partout, de New York à Saint Louis, des hommes tels que le sprinteur irlandais Reardon et le grand coureur de fond Moriarty. Il y avait peu d’espoir pour un garçon du cru contre des professionnels d’un tel calibre.

En juillet 1873, Bern, après avoir terminé troisième derrière Manderson sur le cent yards de Boston, rencontra William Cummings.

Cummings, grassouillet et basané, se présenta comme un sponsor et un manager de boxeurs et de coureurs. Dans son costume noir et sous son chapeau melon brillant, son ventre menaçant de faire sauter les boutons de son gilet à carreaux, Cummings semblait avoir confortablement gagné sa vie avec son travail.

Il était venu à Boston pour une rencontre entre son protégé Hutchings et la jeune star irlandaise Reardon, un pari dont la mise était fixée à deux cents dollars. Hutchings avait été battu par Reardon d’un mètre, faisant perdre à Cummings plus de deux mille dollars, et le parieur était resté pour les Jeux calédoniens, espérant se refaire.

Mais Hutchings avait encore perdu dans les deux sprints, et c’était le jeune Muller qui avait attiré son attention. Le garçon de Boston était un peu vert, certes, mais il avait couru en dix secondes six sur de l’herbe mal tondue, soit six yards seulement au-dessus du temps de référence. Avec une bonne préparation, songea Cummings, il pouvait regagner quatre yards sur ce temps, ce qui le propulserait dans la cour des grands – celle des champions, à Saint Louis.

Après la course, Cummings avait abordé Bern. Deux mois de préparation au fin fond des Adirondacks, vingt dollars par semaine d’argent de poche quoi qu’il arrive, puis descente à Saint Louis en septembre pour affronter les hommes les plus rapides des États-Unis au Sprint Sweepstake. Cela voulait dire que chacun des coureurs – entre dix et vingt – engagerait deux cents dollars, et que le vainqueur raflait le total. Si Muller gagnait, il ramasserait la cagnotte entière et Cummings lui offrirait dix pour cent de tous les paris, ce qui pouvait atteindre deux mille dollars supplémentaires.

L’Irlandais était convaincant. Bern ne pouvait pas perdre, disait-il. Même s’il ne gagnait pas la course, il repartirait tout de même avec quelques centaines de dollars dans la poche et l’expérience du meeting de Saint Louis. Il avait de sérieuses chances, car deux yards au-dessus du temps de référence suffiraient à gagner et Cummings considérait que deux mois passés avec son entraîneur, le sergent Routledge, lui garantissaient ce chrono. Qu’en pensait-il ?

Bern ne fut pas long à répondre. Une semaine plus tard, il était installé dans une cabane en bois sommaire située dans les Adirondacks, à quelques kilomètres au sud de Lake Placid, avec un ancien soldat de l’Union, petit et revêche, nommé Archibald Routledge. Routledge, qui était borgne, était aussi un disciple américain du fameux capitaine Barclay. Au début, Bern pensait que ce dernier avait sans doute été le commandant de Routledge dans l’armée nordiste, mais Routledge lui expliqua rapidement que le célèbre capitaine était un Anglais, le père de l’entraînement athlétique moderne.

La première semaine fut consacrée à nettoyer les tripes de Bern de tous leurs déchets, à l’aide d’une méchante potion noirâtre de la composition du sergent, et les principaux sprints de Bern étaient courus entre sa cabane et celle qui faisait office de toilettes, à une vingtaine de mètres. Ce nettoyage des entrailles était associé à des « suées » quotidiennes accomplies en courant longtemps sous un soleil écrasant, habillé en caleçon long, en pull en laine et en cagoule, puis en passant une heure au lit emmitouflé dans des couvertures.

On aurait pu croire que Bern, avec toute la sueur perdue, aurait été autorisé à soulager sa soif avec un peu de liquide. Mais il n’en était rien, car le sergent Routledge avait durci le régime pourtant déjà draconien du capitaine en empêchant son élève d’avaler le moindre fluide qui ne soit pas complètement nécessaire. Bern Muller passait par conséquent le plus clair de ses journées dans un état de déshydratation presque total, recherchant de l’eau partout comme un dément. Une fois, Routledge ayant attrapé Bern en train de lécher les feuilles humides d’un buisson après une brusque averse, il avait puni le jeune sprinteur en lui imposant une énième course torride sur la colline.

Routledge n’était pas un coach, il était un conditionneur d’hommes. Pour lui, la tâche principale était de faire maigrir Bern Muller jusqu’à soixante-dix kilos de muscles et d’os, et c’était ce qu’il allait faire, même s’il devait tuer Muller pour y arriver. Ainsi, en un mois, Bern ayant perdu tout le poids nécessaire, Routledge avait atteint son objectif principal. Au cours des quatre semaines suivantes, il se cantonna à donner des départs en tirant des coups de feu et à chronométrer son élève, affûtant et perfectionnant, par l’essai et l’erreur, sa course jusqu’à faire de Muller une machine sprinteuse efficace. À une semaine du départ pour Saint Louis, Bern avait couru cent yards en dix secondes trois dixièmes sur une portion d’herbe plane de la prairie en contrebas de la cabane, sous la supervision de son sponsor, William Cummings.

Ce fut alors que Cummings demanda à Bern de se choisir un « nom de guerre », car c’était la tradition parmi les coureurs professionnels. Bern, qui avait lu beaucoup de romans à deux sous contant les aventures d’un héros toujours habillé en daim, « Buck Brady, la terreur des Grandes Plaines », choisit immédiatement Buck comme prénom. Il ne parlait presque pas un mot d’allemand, mais il était fier de ses origines. En guise de nom de famille, il opta pour l’équivalent anglais de Muller. Ainsi, le 1er août 1874, Bern Muller devint Buck Miller2.

Le voyage de Buck vers Saint Louis se passa dans des conditions de secret absolu. Avant de quitter les Adirondacks, il avait, sur ordre de Routledge, laissé pousser sa moustache. Vêtu d’habits qui auraient plutôt correspondu à un homme de cinquante ans, il fut conduit à Chicago, où il fut séquestré pendant une journée au dernier étage du Grand Union Hotel. De là il fut emmené, en compagnie du sergent Routledge, le 7 septembre, deux jours avant la course, dans une ferme proche de Saint Louis où il demeura avec un couple de vieillards irlandais, les McCarthy.

La foire de Saint Louis était dédiée à la « sainte quête du dollar facile ». Centrées autour du tout nouveau champ de courses de la ville, les compétitions étaient une pépinière de paris en tout genre : courses hippiques, course à pied, boxe, combats de coqs et de chiens. Elles attiraient donc comme un aimant tous les joueurs, tous les voleurs à la tire et toutes les putes de l’Ouest car elles offraient quatre journées entières consacrées à la déesse Chance.

Billy Joe Speed était arrivé deux jours avant Buck et avait très vite perdu presque tout son argent – il ne lui restait qu’une centaine de dollars – sur une jument de trot appelée Pretty Sally. Il s’était ensuite immédiatement inscrit à une course à handicap de cent cinquante yards. Son handicap, comme il était étranger, n’était pas très généreux, seulement trois yards. Il rendait jusqu’à dix yards à d’autres coureurs plus avantagés que lui – les deux cracks, l’Irlandais Reardon et l’Indien, étant chargés de les rattraper en partant de la ligne de départ. Cependant, Billy Joe avait regagné tout le terrain nécessaire aux cent yards et il était toujours devant d’un tout petit yard lorsqu’il avait cassé le fil devant l’Indien qui revenait comme une fusée. Le prix de cent dollars, ajouté aux cinq cents dollars de paris annexes, avait rempli sa poche arrière gauche et regonflé sa confiance, mais il avait décidé de ne pas se risquer à une autre course à handicap contre Reardon et l’Indien car il savait que le handicapeur, l’ayant enfin vu en action, aurait très certainement baissé son avantage à un niveau plus réaliste.

Billy Joe s’était donc octroyé un peu de détente. Il avait passé deux jours à se soûler comme un Polonais avec un tord-boyaux local avant de revenir aux courses pour assister à la dernière journée d’épreuves.

Pendant les deux jours de débauche de Billy Joe, Moriarty s’était distingué d’une autre manière, en remportant à la fois le demi-mile et le mile à handicap de la ligne de départ. Mais sur la distance la plus courte il avait eu chaud et avait cassé le fil en même temps qu’un jeune garçon du Sud, La Salle, en deux minutes et quatre secondes, le temps le plus rapide jamais enregistré à Saint Louis. Moriarty songea qu’à trente-six ans ses jambes avaient perdu un peu de la sève de sa jeunesse et que cela commençait à se sentir sur les distances courtes. Mais sur le mile il avait largement dominé une grosse douzaine de coureurs, certains deux fois plus jeunes que lui, l’emportant facilement, un cinquième de seconde sous les quatre minutes quarante.

Dans les gradins, Eleanor le regardait avec un mélange de plaisir et de désarroi car, tant que Moriarty pouvait toujours battre les meilleurs coureurs américains, il continuerait ses errances et retarderait son projet de monter un Théâtre de l’Ouest permanent à San Francisco. Elle ne pouvait néanmoins pas se plaindre car presque trente mille dollars dormaient déjà dans cette ville, plus précisément dans les coffres de la banque A.P. Wagstaffe ; avec cinquante mille de plus, le Théâtre de l’Ouest pouvait devenir réalité. Les mille dollars du butin du jour allaient gonfler la cagnotte encore davantage.

L’expédition à Saint Louis avait été plus athlétique qu’artistique. Il en avait toujours été ainsi depuis leur première visite en 1866. Ils n’avaient présenté aucune pièce complète, ni même d’extraits, se contentant à la place de faire deux lectures au Barn Theatre et une apparition en tant qu’invités au Hall of Fantasies du colonel Blincoe. Saint Louis avait toutefois permis à Eleanor de profiter d’un peu de temps libre pour raccommoder les costumes et acheter des chevaux frais pour la dernière partie de la saison, qui devait commencer à Dodge City. Saint Louis s’avéra un séjour distrayant ; il offrit à Moriarty l’occasion de rajeunir et de gagner de l’argent en même temps, tandis que pour Eleanor ce fut un court répit avant une période de voyages intensifs.

Moriarty était parti à la recherche de Buck et Billy Joe directement après sa première victoire, car cela faisait longtemps qu’il recherchait un ou deux partenaires pour une entreprise aventureuse qui contenait, avait-il expliqué à Eleanor, « tous les meilleurs ingrédients du sport et du théâtre ». Mais Speed avait disparu immédiatement après sa victoire et Buck était resté sous la garde des malabars de Cummings. Ce fut alors que, dans une bousculade sous la tente des rafraîchissements en ce dernier jour des courses, Moriarty était soudain tombé sur Billy Joe, qui se tenait debout à côté de lui, livide après deux jours de cuite, en train de descendre une bière. Moriarty se présenta au jeune homme, qui semblait ne rien savoir des victoires de ce type plus vieux que lui, et il l’invita à s’asseoir dans les gradins en sa compagnie. Billy Joe accepta et, au matin du 11 septembre 1874, lui, Moriarty et Eleanor assistèrent ensemble aux séries du cent yards, tandis que Moriarty expliquait la nature de son projet.

Le parcours n’était pas propice aux bons chronos pour le sprint car le gazon, labouré plus tôt dans la journée par les sabots de six séries de trotteurs, était plein de bosses et irrégulier, et les sprinteurs couraient en plus de cela contre un fort vent de face. Quinze coureurs avaient chacun engagé deux cents dollars. Ils avaient été partagés en trois séries, les deux premiers de chaque série se qualifiant pour la finale.

Moriarty avait apprécié l’attitude de Buck Miller dès le départ. Le garçon de Boston remporta sa série avec six yards de retard sur le temps de référence, deux dixièmes de seconde plus vite que le deuxième plus rapide, un petit Mexicain du nom de Gomez. Hutchings, qui avait battu Buck à Boston, se qualifia de justesse pour la finale en finissant deuxième de la dernière série.

Moriarty décida de donner au jeune Miller quelques instants pour redescendre en tension, puis traversa la foule du champ de courses vers la tente de Buck, située derrière les tribunes. Mais alors qu’il approchait, il vit qu’elle était gardée par deux des molosses de Cummings qui se tenaient là, intimidants, les bras croisés, leurs visages indiquant qu’il ne pourrait pas emporter le morceau en cas de dispute. Pour Moriarty, c’était logique : avec à peine deux heures à tenir avant la finale, Cummings surveillait son poulain de près. Il décida par conséquent de miser un peu plus sur Buck et se dirigea vers son bookmaker, le petit juif Len Levine. Il fut surpris de constater que la cote de Buck avait grimpé de un contre deux à un contre un, tandis que celle de Hutchings avait baissé de trois contre un à un contre un. Quelque chose était donc en train de se passer. Beaucoup d’argent était misé au dernier moment sur Hutchings, ce qui indiquait qu’un coup était dans l’air. Moriarty refit le chemin vers les quartiers de Buck, prenant cette fois-ci un autre chemin pour atteindre la tente par l’arrière.

 

À deux heures du grand moment, Buck se sentait bien. Il était allongé sur son lit de camp pendant que Routledge, impassible, le massait doucement en lui passant de la pommade sur les jambes. La demi-finale avait été facile et il aurait pu gagner encore deux yards – il en était certain. Avec quinze coureurs dans le sweepstake, cela ferait trois mille dollars qui l’attendraient dans la tente des gains à l’arrivée. Tout avait vraiment valu le coup – les laxatifs, les suées, les kilomètres interminables dans les Adirondacks – et à présent il n’était plus qu’à deux heures de rafler la mise.

Soudain, il se rendit compte que Cummings se tenait au-dessus de lui.

– Bravo, mon gars, dit-il de son léger accent irlandais. Une sacrée belle course, et je m’y connais.

Buck se releva et s’appuya sur les coudes.

– Merci, monsieur Cummings.

Cummings se pencha au-dessus du lit et Buck grimaça en sentant l’odeur rance de la bière et des cigares.

– Et tu t’sens comment pour la finale ?

– Je peux le faire pour vous, monsieur Cummings.

– Bien sûr qu’tu peux, mon garçon. Le seul type ici qui peut battre Buck Miller c’est l’Indien, hein, Routledge ? Et il court pas.

Routledge hocha la tête et continua à pétrir les mollets de Buck.

Cummings sortit de la poche de sa veste une bouteille en verre transparent qui contenait un sirop brunâtre.

– J’ai un petit r’montant pour toi, Buck. Avec ça tu gagnes un yard.

Buck se rallongea.

– Pas besoin, monsieur Cummings, je vous remercie bien.

Cummings jeta un regard de vieux briscard à Routledge. L’entraîneur arrêta de masser les jambes de Buck et s’essuya les mains sur une serviette rêche. Il marcha vers l’entrée de la tente et en referma les rabats avant de revenir vers le lit.

– Y a du fric en jeu, mon p’tit Buck, dit Cummings doucement, en saisissant une grande cuillère sur une table derrière le lit.

Quelque chose dans l’intonation de la voix de Cummings fit se relever Buck sur les coudes. Il vit que les deux malabars se tenaient à présent, avec Routledge, au-dessus de lui, l’un de chaque côté du lit, tandis que Cummings versait lentement le fluide marron dans la cuillère.

– Ça fait partie de l’entraînement, mon p’tit Buck…

Avant que Buck n’ait pu esquisser un geste, les deux brutes le maintinrent fermement sur le lit. En même temps, Routledge lui ouvrit habilement les mâchoires. Cummings versa le contenu de la cuillère dans la gorge de Buck, qui toussa par réflexe, éclaboussant les deux chiens de garde. Cela n’avait pas d’importance. Cummings versa une deuxième large cuillerée et la fit descendre par la bouche ouverte de Buck. Cette fois-ci, elle y resta malgré les efforts de Buck, impuissant, les larmes et la sueur coulant le long de ses joues. Cummings fit un signe de tête à ses trois acolytes. Buck, balbutiant et toussant, fut libéré.

– Donne tout ce que t’as, beau gosse, dit Cummings. T’as aucune chance.

Il fit un nouveau signe de tête aux autres hommes, glissant la bouteille et la cuillère dans une poche de sa veste. Alors qu’ils sortaient de la tente, Buck commençait à avoir des haut-le-cœur.

Moriarty, posté à l’arrière de la tente, avait tout entendu. Avant même que Cummings ait quitté la tente, il courait à travers la foule vers le chariot d’élixirs du professeur Tancredi. Il se doutait de ce qu’on avait administré à Buck : un émétique violent, destiné à lui faire franchir la ligne comme une ombre. Il se maudit de ne pas l’avoir compris plus tôt, lorsque la cote de Hutchings avait subitement commencé à baisser. Hutchings était leur homme depuis le début, depuis l’été, lorsqu’il avait perdu contre Reardon et s’était encore fait battre aux Jeux calédoniens de Boston. Buck avait simplement été un leurre.

Dès qu’il eut atteint la tente de Tancredi, il raconta au « professeur » ce qui s’était passé. De toutes les potions qu’il vendait, Tancredi répondit que la plupart étaient des placebos à base d’alcool, mais certains se révélaient efficaces, comme le « jus de serpent de Hiawatha » : un excellent antidote contre les embarras gastriques. Armé d’une bouteille – et après avoir conseillé au professeur de mettre cent dollars sur la tête de Buck –, Moriarty fonça vers la tente.

Elle n’était plus gardée – ce n’était plus nécessaire. Quand Moriarty entra, Buck était à quatre pattes sur le sol, recrachant de la bile verte. Moriarty le releva et l’assit sur le bord du lit de camp. Il en ôta un drap dont il déchira un coin, le mouillant dans un seau d’eau qui était posé à côté. Avec le chiffon, il nettoya le vomi du visage de Buck. Les yeux du sprinteur étaient fermés, sa bouche ouverte et molle.

– Écoute-moi, chuchota Moriarty en empoignant le bouchon de la bouteille qu’il avait sortie de sa poche. Et écoute bien. Tu vas sortir de cette ville par la grande porte.

Buck ouvrit les yeux et Moriarty répondit à la question qu’il n’avait pas posée :

– Peu importe qui je suis, dit-il. J’ai mis de l’argent sur toi, c’est tout ce qui compte.

Il tendit la bouteille à Buck.

– Bois ça. On va faire payer ces fils de pute.

Buck cligna des yeux et prit une timide gorgée, qui le fit tousser. Ça avait le goût de craie liquide. Moriarty jeta un regard oblique vers l’entrée de la tente et tapota la bouteille.

– Prends-en encore, dit-il.

Buck reprit une gorgée, les yeux pleins de larmes.

– Maintenant, allonge-toi, dit Moriarty en tirant sa montre de sa poche. On a exactement une heure devant nous. Alors ouvre bien tes oreilles et cours exactement comme je vais te le dire.

 

Une heure plus tard, quand Buck Miller émergea de sa tente, il avait une mine effrayante. Pâle et chancelant, enveloppé dans une couverture, il marcha avec Cummings et Routledge à travers la foule vers le départ de la course, faisant de temps en temps une pause pour laisser éclater une quinte de toux inquiétante. Au moment où il atteignit le départ, sa cote avait augmenté à trois contre un et Moriarty avait misé trois cents dollars supplémentaires.

Ce fut une bonne course, car Hutchings n’était pas un tocard. Après trente yards, Buck et lui étaient accrochés l’un à l’autre, les autres derrière à au moins deux mètres. Aux cinquante yards, Buck mit le nez devant et, jusqu’à l’arrivée, il se détacha progressivement de son aîné, le battant d’un bon mètre sur la ligne. Mais il ne s’arrêta pas de courir. Au lieu de cela, il maintint sa vitesse, zigzaguant dans la foule vers la tente des prix, cent mètres après l’arrivée.

Derrière lui, un Cummings en rage et ses sbires trébuchaient à travers la foule stagnante dans une poursuite sans espoir.

Pénétrant dans la tente, dégoulinant de sueur, Buck demanda ses gains, tandis qu’à quelques mètres l’arbitre annonçait sa victoire dans un mégaphone. S’emparant de son sac rempli de trois mille dollars, Buck se précipita hors de la tente et bondit par-dessus la barrière de la piste, sprintant vers la route. Là se tenait Moriarty dans son chariot avec derrière lui Billy Joe sur sa monture et un cheval supplémentaire. En quelques minutes, ils galopaient vers l’ouest, loin des griffes de Cummings, Routledge et leurs sinistres acolytes.

1. Mot allemand désignant la gymnastique (NdT).

2. Müller et miller signifient respectivement, en allemand et en anglais, « meunier » (NdT).