CHAPITRE II

L’Occident latin et Byzance

Les croisades — celle du peuple comme celle des chevaliers — étaient des expéditions entreprises par des chrétiens, dans le but de chasser les musulmans de la Terre sainte. Or, les musulmans détenaient les Lieux saints depuis plus de quatre siècles, et c’était la première fois que des nations chrétiennes d’Occident décidaient que c’était là un intolérable scandale.

Une des principales causes politiques de la première croisade était l’apparition, en Orient, d’une puissance nouvelle qui, depuis près d’un siècle, ne cessait de progresser vers l’Ouest, imposant sa domination au vieil empire abbasside de Perse, s’emparant de la Mésopotamie, de la Syrie, s’avançant en Asie Mineure où elle pressait de plus en plus durement l’Empire byzantin. Un grand peuple conquérant, un peuple dont la puissance allait durer huit siècles, faisait son entrée dans l’Histoire : dans la deuxième moitié du XIe siècle, ses progrès devenaient si menaçants que même pour l’Occident ils commençaient à être des sujets d’inquiétude. L’existence d’un Islam arabe était depuis si longtemps admise qu’elle semblait légitime. Les Turcs, ce peuple nouveau, réputé aussi barbare qu’invincible, faisaient basculer un équilibre de forces établi depuis des siècles et se révélaient comme un véritable danger pour la chrétienté.

Or, les Turcs étaient loin de Rome et n’étaient encore une menace pour la chrétienté occidentale que dans la mesure où les guerres et les razzias gênaient le commerce et rendaient difficiles les pèlerinages. Les chrétiens directement menacés par les Turcs étaient les chrétiens d’Orient. Et, parmi ceux-là, moins encore les sujets chrétiens de l’Empire arabe que les sujets des provinces byzantines conquises par les Turcs au cours du XIe siècle, et l’Empire byzantin lui-même. En fait, à la veille des croisades, un des princes turcs de la famille seldjoukide avait établi sa capitale à Nicée, presque en face du Bosphore. Et si les Lieux saints ne couraient pas de danger immédiat, les Turcs étant au moins aussi favorables aux chrétiens que les Arabes, Constantinople, elle, semblait être à la veille de subir un assaut des armées turques.

L’Empire de Byzance était le plus grand et le plus ancien des États chrétiens ; il était encore, au XIe siècle, un centre de rayonnement culturel et économique dont l’Occident était largement tributaire. La prise de Constantinople par les Turcs eût été, à l’époque, ressentie comme le plus effroyable des malheurs qui puissent frapper la chrétienté, non seulement par les Orientaux, mais par tout l’Occident. Urbain II, au concile de Clermont, avait rappelé à ses auditeurs que c’était le grand Empire chrétien d’Orient qui se trouvait en danger ; que c’était un patrimoine commun à tous les chrétiens qu’il s’agissait de défendre en venant au secours de l’empereur des Grecs. Ce même empereur avait, peu de temps auparavant, envoyé au pape un message, un appel à l’aide, s’adressant à lui au nom des intérêts de la chrétienté1… Repousser les Turcs, reconquérir les provinces chrétiennes d’Asie Mineure, tel était le premier objectif proposé aux croisés. Les projets d’Urbain II étaient plus vastes, on le sait. Mais de toute façon l’ennemi visé était le Turc. Le moment de l’attaquer était d’autant mieux choisi que la puissance turque semblait justement être à son déclin, du fait de rivalités internes au sein d’un empire encore mal affermi. Le grand bénéficiaire de la pieuse expédition devait en principe être Byzance, le bastion de la chrétienté face à l’Islam.

À la fin du XIe siècle, l’Empire byzantin, autrefois maître de tout le Proche-Orient, de la Libye et de l’Égypte jusqu’au Caucase et aux frontières de la Perse, maître des Balkans, de la Grèce, de l’Italie du Sud et de l’Est, de la Sicile, ne gardait plus, en Europe, que la péninsule balkanique, en Méditerranée les îles de Chypre et de Crète, en Asie que l’Asie Mineure, et encore venait-il de perdre les trois quarts de celle-ci et ne se maintenait-il plus que sur les côtes. Depuis longtemps sa puissance effective ne correspondait plus ni à sa réputation ni à ses ambitions. C’était tout de même, de loin, le plus puissant des États chrétiens.

Au moment où les Turcs, peuple nomade et guerrier, partaient à la conquête des Empires d’Orient, en Occident un autre peuple non moins entreprenant semait, avec moins de méthode et autant d’énergie, la terreur sur les côtes méditerranéennes : les Normands, Scandinaves christianisés, installés en maîtres en Angleterre, au Nord-Est de la France, tout au long des côtes des mers du Nord et des fleuves de la grande plaine orientale, partaient à la conquête des possessions arabes et byzantines en Méditerranée ; l’Empire byzantin se trouvait donc pris entre deux feux, ayant à repousser les Turcs à l’Est et les Normands à l’Ouest. Les uns et les autres étaient de redoutables guerriers. Et l’Empire, qui avait sur terre et sur mer des frontières beaucoup trop étendues par rapport à la superficie de ses territoires, était sans cesse à court de soldats.

Cet Empire chrétien menacé était le premier allié naturel des croisés. Constantinople devait être le point de rassemblement des armées de volontaires ; l’empereur allait être leur auxiliaire, leur guide, leur arbitre. Et pourtant, dans cette grande aventure de reconquête chrétienne, Byzance était destinée à jouer un rôle secondaire, sinon équivoque. Il importe de bien comprendre dès le début ce que furent les rapports entre les deux puissances chrétiennes ; car, tout autant qu’une guerre contre l’Islam, les croisades furent, inconsciemment, puis consciemment, un affrontement entre les deux chrétientés rivales.

BYZANCE

Les malheurs des chrétiens d’Orient, opprimés par les Turcs, et les malheurs des pèlerins latins étaient des thèmes qu’Urbain II et ses auxiliaires développèrent longuement dans leur prédication ; et il faut dire que leurs auditeurs étaient déjà familiers avec le second. Quant aux chrétiens d’Orient, ils étaient, pour les foules qui écoutaient le sermon du pape, des frères dans la foi, certes, mais des frères dont ils soupçonnaient à peine l’existence (et les compagnons de Pierre l’Ermite, le premier jour où ils les rencontreront en Asie Mineure, les massacreront sauvagement, les prenant pour des Turcs…). Ces chrétiens-là étaient des gens totalement inconnus. Quant aux autres chrétiens d’Orient, les Grecs de Byzance, les Occidentaux ne pouvaient en ignorer l’existence, mais s’en faisaient en général une idée assez vague, où le respect et l’admiration commençaient à céder la place à un mépris hargneux : mépris dû à la fois à un complexe d’infériorité et à la déception provoquée par les récentes défaites des Grecs en Turquie.

Depuis 1054, la séparation entre l’Église grecque et l’Église latine était tenue pour un fait accompli, et les deux Églises se traitaient mutuellement de schismatiques, sans pourtant cesser d’espérer une réconciliation. L’Occident latin et catholique s’habituait de plus en plus à croire sa propre tradition la seule authentiquement chrétienne — non par suite de profondes divergences doctrinales, mais plutôt par ignorance et indifférence. Il en allait de même pour l’Église grecque.

Mais le fait est qu’aux yeux de l’Orient musulman (infiniment plus puissant, plus riche, plus civilisé que ne l’était alors l’Occident latin) Byzance — ou Rome, comme elle s’appelait elle-même et comme l’appelaient les musulmans — était encore au XIe siècle la grande puissance chrétienne. (Il est vrai que le péril normand contrebalançait sérieusement, pour l’Islam méditerranéen, le péril grec.) Cette deuxième Rome avait, à vrai dire, subi au cours du siècle bien des revers, avait été très affaiblie par des révolutions internes, et, sur ses frontières, par les attaques incessantes de voisins belliqueux ; mais elle était encore un grand empire. Sa flotte contrôlait la Méditerranée orientale, et la menace d’une grande armée impériale était encore capable d’intimider les souverains seldjoukides.

L’appel d’Alexis Comnène à Urbain II n’a pas provoqué les croisades ; il en a cependant été un des prétextes. Il est certain que l’empereur de Byzance espérait obtenir, par l’intermédiaire du pape, des renforts pour son armée, car il était à court de soldats ; il s’était adressé à Urbain, exposant les difficultés de sa situation en face de l’avance progressive des Turcs dans les provinces byzantines d’Anatolie et demandant au souverain pontife d’user de son influence morale pour encourager des volontaires à venir s’enrôler dans les armées impériales. Demande raisonnable, car l’Occident ne manquait pas d’hommes d’armes sans emploi, et l’empereur était disposé à bien payer.

Urbain II, on l’a vu, conçut et réalisa un projet qui n’avait pas grand-chose à voir avec la demande d’Alexis Comnène. On ne demandait nullement aux futurs croisés de se mettre au service de l’empereur des Grecs. Quel était donc le rôle que le pape assignait à l’empereur, comment ses auditeurs comprenaient-ils ce rôle ?

On sait que le succès de la prédication de la guerre sainte dépassa les prévisions d’Urbain II, si bien que les Grecs, effrayés, se crurent en présence d’une migration de peuples, et non d’une armée de volontaires. Mais le pape, en méditant sur les conséquences probables de son grand projet, pensait répondre, partiellement au moins, aux désirs de l’empereur, inaugurer une ère de collaboration entre les deux Églises au service de la chrétienté et travailler ainsi à la réunification des Églises grecque et latine. Il pouvait espérer que le basileus, reconnaissant pour l’aide fournie dans la lutte contre les Turcs et impressionné par le spectacle de la puissance militaire de l’Occident, ne lui marchanderait plus l’acceptation officielle de la primauté du Saint-Siège.

Alexis était sans doute disposé à se montrer accommodant (il est vrai que les prélats de l’Église grecque étaient beaucoup plus intransigeants que lui) : il comprenait que le pape n’était pas un allié à dédaigner ; il se cherchait désespérément des alliés. À l’époque de l’appel à la croisade, Alexis Comnène occupait le trône impérial depuis quinze ans ; à force d’expédients, de diplomatie, de mesures financières hardies et périlleuses, et en dépit de guerres incessantes, ce monarque habile était parvenu à sauver l’Empire romain de la catastrophe où avaient failli l’entraîner dix années de guerres civiles. Mais enfin Byzance, en proie depuis près de cent ans à une lente désagrégation intérieure et amputée d’une grande partie de ses possessions par les entreprises des Turcs et des Normands, devait faire face à des difficultés dont le pape, si bien informé qu’il fût, ne pouvait concevoir l’étendue.

En fait, pensant aider l’empereur et acquérir ainsi des droits à sa gratitude, le pape ne voyait pas qu’aux yeux d’Alexis Comnène ce service risquait de faire l’effet du pavé de l’ours. Non seulement le basileus recevait dix fois plus qu’il n’avait demandé (ce qui est déjà fâcheux) ; il recevait exactement le contraire de ce qu’il voulait : il cherchait des renforts pour sa propre armée et voyait arriver sur ses terres une armée indépendante et nullement disposée à se mettre à son service.

Les volontaires qui répondirent à la prédication d’Urbain II avaient, eux, toutes les raisons de croire que l’empereur d’Orient n’attendait que leur venue pour se précipiter sur les Turcs et pour les chasser des provinces chrétiennes qu’ils avaient occupées. Ou du moins pensaient-ils que, si l’empereur manquait d’hommes, ou si ses hommes manquaient de courage, il ne pouvait qu’être heureux de voir d’autres chrétiens se charger à sa place de la reconquête des Lieux saints.

Seulement la solidarité entre chrétiens était un mythe, ou plutôt un de ces bons sentiments dont on ne se souvient que pour reprocher aux autres d’en manquer. Les chrétiens d’Occident guerroyaient entre eux, sans répit et depuis des siècles, royaume contre royaume, province contre province ; la plupart des petits seigneurs étaient sans cesse en guerre contre leurs voisins, voire leurs parents. L’Église elle-même était obligée de subordonner les intérêts de la chrétienté à ceux, plus pressants, de sa politique : au moment de la prise par les Turcs d’Antioche, une des plus grandes et plus vieilles cités chrétiennes du Proche-Orient, le pape se trouvait être l’allié des Normands, et ces derniers, quoique chrétiens, ne cherchaient qu’à profiter des difficultés de Byzance pour dépouiller l’Empire de ses possessions occidentales ; indirectement, le pape se faisait donc l’allié des Turcs contre Byzance. Le pape (Grégoire VII) avait des excuses : il avait besoin de l’appui des Normands dans la guerre qu’il soutenait contre l’empereur d’Allemagne ; chassé de Rome par les armées impériales, errant à travers l’Italie et menacé par l’antipape créé par les Allemands, il ne pouvait se montrer difficile sur le choix de ses alliés — et les intérêts de l’Église de Rome passaient avant une hypothétique loyauté à l’égard d’un empire chrétien mais schismatique. De son côté, Alexis Comnène, menacé jusque dans sa capitale par les troupes normandes de Robert Guiscard, n’hésitait pas à faire appel aux Turcs et à leur demander des mercenaires pour son armée ; de plus, par la force des choses, il se trouvait être l’allié de l’empereur d’Allemagne contre les Normands — donc contre le pape.

Donc, sur un point du moins, Urbain II s’était gravement trompé : la croisade qu’il prêchait, loin de servir au rapprochement des Églises, ne pouvait que créer d’innombrables occasions de conflits, de heurts, de vexations réciproques ; et l’on verra que ce climat de méfiance va s’établir dès les premiers contacts des croisés avec Byzance. Esprit réaliste mais trop généreux, le pape avait surestimé la générosité de ces alliés auxquels il imposait, de force, une coopération pour laquelle ni les uns ni les autres ne se sentaient prêts.

ALEXIS COMNÈNE

Alexis Comnène considérait, non sans quelque raison, que le combat contre les Turcs était son affaire à lui ; il entendait le mener à sa guise et n’avait besoin, pour cela, que de deux choses : la paix sur ses frontières occidentales et une armée puissante. Or, du côté des Normands, le danger était provisoirement écarté (il avait, dans ce but, établi de bonnes relations avec le pape et lui avait sacrifié l’alliance de l’empereur d’Allemagne) ; les provinces byzantines des Balkans étaient sans cesse attaquées et ravagées par les Petchenègues — avec ceux-là depuis plus de cent ans il ne semblait y avoir ni alliance ni paix possibles, et à ces nomades belliqueux d’autres peuplades parentes venaient périodiquement s’ajouter.

Le XIe siècle avait vu la montée foudroyante puis la rapide dislocation de la puissance turque dans le Proche-Orient. À l’époque de l’appel à la croisade, vingt-quatre ans après le désastre de Malazgerd (Manzikert) qui avait sonné le glas de la domination grecque en Asie Mineure, les descendants du grand Malik-shah se disputaient son héritage ; Byzance n’avait plus à faire face à une grande puissance turque mais à plusieurs princes rivaux, encore mal établis dans un pays de conquête récente ; Alexis Comnène, en pratiquant une politique de divisions, d’intrigues, de renversements d’alliances, espérait affaiblir peu à peu ses adversaires en les excitant les uns contre les autres, afin de pouvoir plus tard en venir à bout plus facilement.

Le basileus, dont la famille était originaire d’Asie Mineure, considérait l’Anatolie, la Cilicie, la Cappadoce, la province d’Antioche comme des terres grecques de droit et de fait ; dans son désir de rendre ces provinces à l’Empire, il était prêt à beaucoup de sacrifices. Il eût volontiers pris à sa solde toutes les armées croisées (bien que cela représentât pour son pays un effort financier exorbitant) si ces dernières voulaient s’engager à le servir fidèlement et à suivre ses instructions. Il eût également été prêt à exploiter, dans les intérêts de ses propres conquêtes, le thème de la guerre sainte, comme son prédécesseur Héraclius l’avait fait au Xe siècle.

Mais il ne voyait aucune raison de combattre les Turcs parce qu’ils étaient des infidèles (il avait eu assez à souffrir de la part de chrétiens pour partager ce préjugé) ; et il ne s’intéressait pas beaucoup à la délivrance du Saint-Sépulcre — entreprise certes louable, mais chimérique et dangereuse. L’apparition en Asie Mineure d’une puissante armée occidentale était, aux yeux d’Alexis, une arme à deux tranchants : une telle armée pouvait peut-être tenir tête aux Turcs — elle pouvait aussi provoquer la réconciliation de frères ennemis et forcer les princes musulmans à s’unir devant le danger commun. Or, l’empereur le savait mieux que les croisés, les divers royaumes seldjoukides qui s’étaient créés au cours du siècle dans le Proche-Orient ne pouvaient être battus que séparément ; et il était sans cesse nécessaire de ménager l’un en attaquant l’autre…

Enfin — et c’est là un fait qu’il ne faut pas perdre de vue — les terres où les armées croisées allaient pénétrer n’étaient aux mains des Turcs que depuis peu de temps ; la population en était presque entièrement chrétienne — grecque ou arménienne. Si les rapports de Byzance avec les Arméniens étaient très tendus, il n’en était pas de même pour les populations d’Anatolie de Cappadoce, et même en Cilicie et à Antioche les Grecs orthodoxes étaient encore en majorité. Les considérant comme ses sujets, l’empereur ne se souciait nullement de les exposer au bon vouloir d’une armée étrangère.

Cependant, le serment de vassalité qu’il exigea des chefs croisés parut à ces derniers une prétention insupportable et humiliante. Pourquoi ?

 

Guillaume de Tyr, dans le début de son Histoire, nous apprend que le trône de Constantinople était, au moment de la première croisade, occupé par un « Grec très faux et déloyal » (vir subdolus) nommé Alexis Comnène. L’archevêque de Tyr parle avec un recul de quatre-vingts ans et voit les choses à la lumière d’événements ultérieurs ; mais, de fait, la « perfidie byzantine » faisait partie du jargon politique de l’époque, et non seulement au XIIe mais aussi à la fin du XIe siècle. Les chroniqueurs dont Guillaume de Tyr s’est inspiré, et qui furent les témoins oculaires de la première croisade, sont presque unanimes dans leur exécration des Grecs, et leur condamnation de la conduite d’Alexis Comnène.

À propos de la retraite d’Alexis au moment du siège d’Antioche, Guillaume de Tyr a cette réflexion singulière, réflexion qui traduit du reste les sentiments de la plupart des chrétiens d’Occident : « Toutefois ce [cette retraite] fut l’œuvre de Dieu : car si cet empereur qui venait avec sa grande armée de troupes toutes fraîches eût levé le siège et battu les Turcs, Notre Seigneur n’en eût pas été aussi bien honoré… » Ainsi, tout chrétiens qu’ils étaient, les Grecs n’étaient apparemment pas dignes de participer à l’œuvre de la délivrance des Lieux saints (et même de la libération de leurs propres territoires), et Dieu repoussait leur aide, voulant vaincre par les seules forces des chrétiens de rite latin ! Jamais la séparation entre les deux Églises n’avait été proclamée de façon aussi tranquillement hautaine.

Les croisés traversaient les territoires de Byzance, s’installaient dans la banlieue de la capitale de l’Empire, exigeaient des secours pour aller faire la guerre dans des provinces que Byzance avait possédées depuis des siècles et n’avait perdues que deux décennies plus tôt, et en même temps ils affichaient à l’égard des Grecs une attitude de totale indépendance, semblant oublier que toute l’affaire concernait Byzance au moins autant qu’eux. Or, s’ils refusaient — et non sans raisons valables — de se mettre au service de l’empereur, l’empereur n’était pas non plus d’humeur à se mettre à leur service ; et c’est ce que, dans leur enthousiasme pour la cause de Jérusalem, ils ne purent jamais lui pardonner.

Byzance avait, il est vrai, quelque peu mérité le mépris que lui témoignaient ses alliés occidentaux : elle s’était révélée incapable de garder ses provinces d’Asie Mineure ; la défaite de Romain Diogène à Malazgerd (1071) avait montré l’impuissance des armées impériales devant les invasions turques ; et au cours des années qui suivirent cette bataille — une des plus terribles catastrophes de l’histoire de Byzance — des généraux rebelles, avides de prendre le pouvoir, firent tour à tour appel aux Turcs contre leurs propres compatriotes, livrant ou promettant villes et provinces en échange d’aide militaire et consolidant ainsi de façon irréparable la domination turque en Asie Mineure.

De tels faits pouvaient légitimement exciter l’indignation de l’Occident. (Encore ne faut-il pas oublier que le mercenaire normand Roussel de Bailleul, chrétien et catholique, avait eu sa part au désastre de Malazgerd, où son attitude fut plutôt douteuse, et avait contribué de son mieux à l’affaiblissement de Byzance en essayant de se tailler son propre royaume en Anatolie.) Les erreurs politiques commises par Byzance et l’évidente inconscience de la cour de Constantinople devant la menace turque après 1071 ont accrédité en Occident l’idée que les Grecs étaient des gens dégénérés, sans courage et sans énergie. Seulement, il faut dire qu’Alexis Comnène ne méritait justement pas ce reproche-là. Il n’avait pas attendu les croisés pour commencer la reconquête des territoires envahis par les Turcs. Il avait repris Cyzique en 1092 et avait réussi à reconquérir les îles de Phocée, Clazomène, Lesbos, Chio et Rhodes ; il pratiquait une politique fort habile, excitant ses adversaires les uns contre les autres, et préparait ainsi le terrain pour une guerre offensive. Il eût sans doute fait davantage s’il n’avait pas été aussi harcelé à l’Ouest par les Normands et les Petchenègues.

Ce général, devenu empereur à la suite d’intrigues de palais et grâce à la popularité dont il jouissait auprès des armées, était, de caractère, un diplomate plutôt qu’un soldat ; mais il était tout de même un militaire de carrière, dès sa jeunesse exercé dans les campagnes contre les Turcs, et qui passa la moitié de sa vie dans les camps et sur les champs de bataille. Au gré des croisés, il n’était sans doute pas assez belliqueux. Ils ne pouvaient pas non plus l’accuser de lâcheté.

Vingt ans plus tard, le vieil empereur agonisant aura à lutter contre les intrigues de sa femme et de sa fille, et à soutenir contre cette dernière les droits de son fils Jean — et c’est en secret qu’il donnera à Jean l’ordre d’aller recevoir les serments de l’armée ; l’impératrice Irène, se voyant jouée, lancera au visage du moribond, déjà incapable de parler, ces paroles amères : « Toute ta vie tu n’as su que ruser, et même en mourant tu n’y renonces pas ! » (Il s’agissait pourtant là d’une ruse légitime destinée à protéger les droits de l’héritier naturel de l’Empire…) Alexis fut l’homme de toutes les ruses, des charitables comme des cruelles, des innocentes comme des perfides ; ce Grec, digne émule d’Ulysse, rangeait la ruse au nombre des armes nobles. Les croisés, assez clairvoyants pour discerner ce trait de son caractère, s’y méprirent et supposèrent que cet homme suprêmement rusé ne pouvait que nourrir contre eux de sinistres desseins. Il est vrai aussi que l’empereur n’était pas disposé à courir de grands risques pour eux, et qu’il cherchait à les utiliser au service des intérêts de sa politique ; mais rien dans sa conduite ne permet de croire qu’il ait été déloyal à leur égard.

Les barons d’Occident, élevés dans la tradition féodale du respect, au moins théorique, des serments, de la légitimité dynastique, des devoirs réciproques du vassal et du suzerain, s’irritaient de se voir traités avec une courtoisie condescendante par un homme qui n’était, après tout, qu’un général rebelle et un « usurpateur » : n’avait-il pas, quinze ans plus tôt, pris d’assaut la capitale et détrôné Nicéphore Botaniatès, se servant contre son empereur des armées que ce dernier lui avait confiées ? C’était vrai. Et il était vrai aussi que pour parvenir à ses fins il avait gagné les faveurs secrètes de l’impératrice… Mais, neveu d’un des empereurs précédents, il se croyait autant de droits au trône que Botaniatès, qui était lui aussi un général élevé au pouvoir par un coup de force ; mais l’impératrice était l’ancienne épouse du précédent empereur, Michel, détrôné par Botaniatès — elle avait été forcée d’épouser le vainqueur de son mari. Elle ne devint pas impératrice pour la troisième fois, car Alexis, lors de son coup d’État, avait besoin de l’appui des Doukas, parents de sa jeune femme Irène — laquelle était aussi la parente de l’empereur précédent. Ces rivalités entre les grandes familles grecques, ces haines de clan, ces alliances conclues et rompues au gré des intrigues de palais, et ces révolutions où l’Église jouait son rôle en favorisant tantôt l’un, tantôt l’autre candidat au trône — tout cela était de bonne tradition byzantine ; et la majesté de la pourpre couvrait tout. Les Occidentaux n’y voyaient que le signe certain de la corruption et de la décadence.

Or, l’empereur, souriant et affable, mais ostensiblement majestueux, et entouré d’un faste et d’une solennité que les Latins jugeaient excessifs, semblait sans cesse chercher à leur faire sentir sa supériorité ; et, si éblouis qu’ils fussent par le luxe byzantin, ils ne « marchaient » pas. Il ne fallait pas les prendre pour des sauvages qui s’extasient devant un étalage insolent d’or et de pierreries. Ni le charme personnel d’Alexis ni les cadeaux somptueux que l’empereur distribua sans compter à ses nouveaux alliés ne réussirent à gagner les croisés à la cause de Byzance.

LES « BARBARES »

Parmi les historiens byzantins, le seul qui nous ait laissé du passage des croisés à Constantinople un récit tant soit peu détaillé est Anne Comnène — la fille d’Alexis. Cet événement, pourtant considérable quand on le regarde de neuf siècles de distance, n’a pas paru digne d’une attention particulière aux contemporains grecs, beaucoup trop occupés par leurs propres guerres et les difficultés de leur propre politique pour discerner la signification historique de ce phénomène qui, pourtant, avait de quoi les étonner, et qui leur causa, sur le moment, pas mal d’inquiétudes et d’ennuis ; ils n’étaient pas à cela près, il faut le dire.

Du reste, Anne Comnène elle-même, en général bien informée, jamais avare de détails et d’explications, traite cet épisode de l’histoire de son père avec une brièveté et une sécheresse qui prouvent que la société où elle vivait portait peu d’intérêt à des « barbares », ces « Celtes », comme elle les nomme… Ils passèrent par les terres d’Empire et par Constantinople, telle une nuée de sauterelles ; y firent quelques dégâts — pas trop, grâce à l’habileté du basileus ; puis s’en allèrent poursuivre leur but, la conquête des Lieux saints. Le seul croisé auquel Anne s’intéresse vraiment est le Normand Bohémond ; seulement ce n’est pas le croisé qui nous est présenté dans l’Alexiade, mais le tenace, indomptable et turbulent adversaire de l’Empire grec.

Anne explique l’origine des croisades d’une façon à la fois vague et fantaisiste, dans un style qui étonne sous la plume d’un historien sérieux : un style de conte populaire. Un certain moine nommé Pierre (il s’agit évidemment de Pierre l’Ermite) décida un jour de se rendre à Jérusalem ; rebuté par les difficultés et les dangers du voyage, il revint dans son pays ; et, comprenant qu’il était moins périlleux de voyager en nombreuse compagnie et sous la protection d’hommes armés, il se mit à prêcher et à exhorter ses compatriotes à se rendre à Jérusalem… (Anne Comnène n’est pas la seule, du reste, à attribuer l’initiative du mouvement à Pierre l’Ermite ; mais elle semble oublier complètement le rôle joué par le pape dans cette affaire.) Donc, ce Pierre qui avait simplement peur de voyager seul avait si bien su exploiter la piété et la crédulité des « Celtes » et autres Français (gens, comme on sait, naïfs et superstitieux ; la princesse byzantine se fait une pauvre idée du niveau intellectuel des peuples latins), ce Pierre avait si bien excité les esprits que, pour le suivre à Jérusalem, des foules se sont levées en masse, prêtres, soldats, civils, femmes, enfants, vieillards ; et tout un peuple de pèlerins se mit en marche vers Constantinople.

Anne, qui en 1096 avait treize ans, vit passer successivement les bandes de Pierre l’Ermite, les armées de Godefroi de Bouillon, de Bohémond, du comte de Toulouse, du comte de Flandre, d’Hugues de Vermandois… puis, quatre ans plus tard, les troupes des Lombards, des Aquitains, des Poitevins, des Allemands, etc. Elle les confond un peu, dans son souvenir : il s’agit d’événements si lointains et de gens qui l’intéressent si peu ! « … Malgré ma bonne volonté, je préfère ne pas donner les noms de ces chefs. Les mots ne me viennent pas, en partie parce que je suis incapable d’articuler ces sons barbares qui sont imprononçables, en partie parce que je recule devant leur nombre. À quoi bon essayer d’énumérer les noms de tant de gens dont la seule vue remplissait d’ennui les contemporains ?2 »

Anne n’est pas un témoin impartial, et sans doute devine-t-on chez la femme âgée le souvenir de ses rancunes de jeune fille : elle parlera à plusieurs reprises de la fastidieuse longueur de ces visites officielles au cours desquelles les Francs venaient exposer leurs projets au basileus. Mais il peut nous sembler étrange de constater — étant donné le halo de légende dont les siècles ont entouré ces événements — que la seule vue des héros de la croisade pouvait remplir d’ennui. Et Godefroi de Bouillon, Robert de Flandre ou le comte de Toulouse eussent été bien étonnés de ce jugement porté sur eux par une jeune princesse grecque.

Nous apprenons donc, par Anne Comnène, que le nommé Pierre avait réussi à provoquer dans son pays et en Allemagne un grand mouvement populaire, une ruée en masse vers Jérusalem ; avec sa tendance à l’hyperbole, la princesse nous décrit l’arrivée de foules innombrables ; elle n’eût pas parlé autrement de quelque migration d’un grand peuple nomade. Il faut croire que l’apparition des bandes de Pierre l’Ermite avait vivement frappé l’imagination des contemporains et que ce qui les avait surtout surpris, c’était la pauvreté de cette foule de pèlerins et la présence d’un grand nombre de femmes et d’enfants. Mais enfin cette première croisade, celle des pauvres gens, ne comptait en arrivant à Constantinople que vingt mille à trente mille personnes — chiffre trente fois inférieur à celui de la seule population de la capitale.

Ces premiers « croisés » allaient être suivis, cinq mois plus tard, et tout au long du printemps 1097, par tant d’autres troupes d’hommes d’armes et de civils, toutes assez nombreuses — la plus faible, celle de Bohémond, comptait plusieurs milliers d’hommes — qu’à la longue cette arrivée par vagues successives de pèlerins latins devait paraître quelque chose d’inouï et de monstrueux.

Anne, rationaliste et quelque peu cynique, ne peut croire que les barons latins soient réellement poussés par le simple désir de libérer le Saint-Sépulcre de la domination musulmane. Elle constate que, parmi les pèlerins pauvres, beaucoup étaient animés par une piété sincère ; elle y a du mérite, car certains de ces pauvres se conduisaient dans la banlieue de Constantinople en véritables bandits ; mais enfin l’opinion publique grecque leur était malgré tout favorable. La part faite à la faiblesse humaine et aux inévitables désordres qu’entraînent les aventures de ce genre, la piété des compagnons de Pierre l’Ermite était si évidente, leur passion pour les Lieux saints si touchante, qu’on leur pardonnait et leur manque de bon sens et leurs excès. Alexis daigna lui-même s’entretenir avec Pierre, le traita avec respect et fit son possible pour aider ces « pauvres de Dieu » dans leur entreprise. Mais Anne les considère comme des âmes simples dont la piété est exploitée par d’ambitieux aventuriers dans des buts qui n’ont rien à voir avec le service de Dieu. C’est ainsi également qu’elle jugera les armées des princes croisés : les simples soldats, les combattants pauvres, dit-elle, étaient sincères. Les autres…

Les autres, c’est-à-dire : Godefroi de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, et son frère Baudouin, Hugues de Vermandois, frère du roi de France, les comtes de Flandre et de Normandie, et — deux personnages à ne pas être confondus avec les autres — Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, et Bohémond de Tarente ; tous ces barons, assure Anne, n’étaient ni pieux ni sincères (exception sera faite, pourtant, en faveur du comte de Toulouse) ; ils ne songeaient qu’à s’enrichir sur le compte de l’Empire romain, voire même à s’emparer de Constantinople.

(Il faut avouer que cette opinion, quoique erronée, s’explique facilement par les premiers contacts entre Godefroi de Bouillon et Alexis Comnène. Il y eut, on ne l’oublie pas, une véritable ouverture d’hostilités. On peut dire qu’Alexis Comnène avait tort d’exiger avec autant de brutalité l’hommage du duc de Basse-Lorraine, déjà vassal de l’empereur d’Allemagne. Mais enfin, pour les deux hommes il s’agissait d’une question de principe et de prestige ; Alexis, vainqueur, pardonna avec une facilité qui prouve moins sa générosité que le peu d’estime où il tenait les barons latins ; Godefroi, sans doute, ne pardonna jamais.)

Les chefs de la croisade sont donc, aux yeux des Grecs, des personnages dangereux, poussés uniquement par l’ambition et la cupidité. Leur piété ? Comment y croire, puisque le duc Godefroi n’avait pas hésité à mener ses soldats à l’attaque de Constantinople un jeudi saint ? Alors que toute la population de la ville, y compris les militaires, était en prière et ne pouvait s’attendre à une telle perfidie de la part d’autres chrétiens ? (Il est vrai qu’Alexis avait choisi ce jour-là pour couper les vivres aux croisés ; si peu chrétien que fût le procédé, à quelque riposte qu’il s’attendît, l’empereur, pas plus qu’aucun de ses sujets, n’imaginait la possibilité de prendre les armes un jeudi saint.) Les Grecs, horrifiés par un tel sacrilège, ne pouvaient désormais considérer leurs hôtes que comme des sauvages, des êtres à la sensibilité fruste, aux réactions imprévisibles et brutales.

N’importe — ayant réduit le duc de Basse-Lorraine à accepter ses conditions et à prêter ce serment que durant trois mois il avait obstinément refusé, l’empereur comblera son nouveau vassal de cadeaux, distribuant or, argent, vêtements et tissus de prix, chevaux et bêtes de somme, avec une générosité presque humiliante pour l’orgueilleux Godefroi. Ce dernier avait besoin d’argent et acceptait les présents et la solde versée à son armée, sans enthousiasme et sans gratitude — comme la suite des événements allait le prouver. Ni Alexis, ni son entourage, ni — bien des années après — Anne Comnène ne pouvaient comprendre pourquoi ces étrangers étaient si déloyaux, pourquoi ils éprouvaient si peu de sympathie pour les Romains ; l’empereur se montrait si bon envers eux, si poli (à part les quelques malentendus où leur propre obstination était seule à blâmer) ! La réponse se trouve pourtant dans les propres écrits d’Anne Comnène : on peut, à la rigueur, éprouver de la sympathie pour des ennemis, non pour des gens que votre seule vue « remplit d’ennui ».

Ces gens, se plaint Anne — se faisant sans doute l’écho des opinions de son père et de l’entourage de celui-ci, — ont toujours les yeux ouverts sur les richesses. Ils sont d’une incroyable cupidité. Ils demandent et acceptent l’argent, et refusent ensuite d’accomplir la tâche pour laquelle ils ont été payés. On les comble sans cesse de bienfaits, pour les voir redoubler d’arrogance et d’ingratitude. Ils violent leurs serments avec une honteuse facilité ; ils sont légers, inconséquents, fantasques, superstitieux… De nos jours les Européens parleraient ainsi de tel peuple « sous-développé ». Et les Francs en étaient un, par rapport à Byzance ; économiquement, du moins. Mais, mis à part ces griefs d’ordre général, les personnages exotiques qu’étaient les chefs croisés n’eurent pas l’honneur d’éveiller la curiosité de la vive et intelligente porphyrogénète : elle qui est si bonne observatrice, et qui sait tracer de ses compatriotes des portraits aussi vivants que psychologiquement intéressants, ne se donne pas la peine de s’interroger sur la personnalité d’un Godefroi, d’un Baudouin, d’un Robert de Flandre — et ne fera l’éloge du comte de Toulouse qu’en quelques lignes conventionnelles (où elle nous apprend que le basileus appréciait chez Isangélès — Saint-Gilles — « la supériorité de son esprit, la droiture de son cœur et la pureté de sa vie » et aussi son « souci de la vérité »). Cet éloge est, évidemment, dicté par des considérations politiques : Raymond devait, plus tard, devenir un allié de Byzance.

Hugues de Vermandois donne à la princesse le prétexte d’exercer sa verve satirique : cet homme, frère du monarque d’un petit pays pauvre, lointain et arriéré — la France —, se croyait un si grand personnage qu’il avait pris la peine d’écrire à Constantinople pour annoncer son arrivée et demandait au basileus de se préparer à le recevoir avec les honneurs dus à son rang ! Il aurait écrit : « Je suis le basileus des basileis… » — est-ce vraisemblable, et Anne n’en rajoute-t-elle pas, pour le plaisir de s’amuser un peu aux dépens du barbare ?

Godefroi, lui, sembla avoir particulièrement frappé la cour de Constantinople par son attitude hautaine. « L’homme était très riche, très fier de sa noblesse… » ce n’est pas dire beaucoup, mais c’est tout de même quelque chose : la fierté de ce prince wallon, descendant de Charlemagne, dut en imposer aux Grecs, qui pouvaient dédaigner la noblesse des barbares, mais lui reconnaissaient tout de même, comme à contrecœur, une sorte de fruste majesté. Mais ce sont là à peu près toutes les observations que notre historien fait sur la personnalité des divers chefs francs ; il y a aussi l’incident quelque peu comique du chevalier qui s’assit sur le trône impérial, incident à propos duquel, en passant, Anne rapporte un trait assez révélateur du caractère de Baudouin de Boulogne ; elle ne semble, elle-même, y accorder aucune attention.

(Il est vrai qu’à Bohémond la fille d’Alexis Comnène consacrera plus d’une page et plus d’un chapitre, et ira jusqu’à tracer de son apparence physique un portrait aussi détaillé qu’admiratif ; soit qu’aux yeux de la jeune princesse la puissante personnalité du Normand ait rejeté dans l’ombre les visages de tous les autres « Celtes », soit tout simplement que Bohémond l’intéressait à cause du rôle qu’il joua dans l’histoire de Byzance, Anne ne tarit pas sur l’intelligence, la ruse, la perfidie, la cruauté, l’énergie surhumaine de cet homme. Il fut un des grands chefs de la croisade ; il est presque difficile de dire qu’il fut un croisé.)

COLLABORATION GRÉCO-LATINE

Les « Celtes » arrivaient devant Constantinople et faisaient camper leurs armées dans la banlieue ; avec une inlassable patience, le basileus s’occupait à faire procurer des vivres pour ces armées, à aplanir les différends que pouvait créer dans la région la présence continuelle de tant de soldats étrangers ; organisait le transfert par bateaux, sur l’autre rive du Bosphore, du gros des troupes, des chevaux et du bétail, du matériel de guerre ; et, en attendant la fin de cette lente émigration d’hommes d’armes et de pèlerins, recevait les chefs dans ses palais, donnait des fêtes en leur honneur et conférait avec eux sur le plan de la future campagne contre les Turcs.

Godefroi de Bouillon arriva devant Constantinople fin décembre 1096 ; en mai 1097, l’armée croisée était au complet : elle comprenait quatre grandes armées — celle des Brabançons et Flamands avec Godefroi de Bouillon ; celle des Normands avec Bohémond (Normands d’Italie) ; celle des Provençaux avec Raymond de Saint-Gilles et le légat du pape, Adhémar de Monteil ; celle des Français et vassaux du roi de France, avec les comtes de Normandie et de Blois. Godefroi avait devancé les autres de trois mois ; Bohémond n’arriva à Constantinople qu’à Pâques (5 avril), Raymond de Saint-Gilles quelques jours après Bohémond, et les Français vers le milieu d’avril.

Cette impressionnante armée — le plus grand rassemblement de forces occidentales qu’on ait jamais vu jusque-là — avait de quoi effrayer les Grecs, qui, eux, étaient perpétuellement à court de soldats ; et Alexis Comnène avait dû recourir à toutes les ressources de sa diplomatie et à tous les moyens d’intimidation pour empêcher ces armées de faire leur jonction sous les murs de Constantinople. L’armée des Lorrains passa le Bosphore le jour même où Bohémond arrivait avec ses Normands. Mais enfin, les bonnes relations rétablies tant bien que mal, les chefs croisés comblés de cadeaux, traités en amis et en « fils », admis à admirer les beautés de la capitale et à vénérer les reliques gardées dans les sanctuaires de la grande cité, la menace que l’empereur avait pu craindre pour Byzance semblait se dissiper ; et au lieu de virtuels ennemis Alexis Comnène avait devant lui mieux que des alliés : des vassaux, voire des mercenaires. Une armée imposante, bien équipée, prête à commencer pour le compte de l’Empire la reconquête de l’Asie Mineure. C’était, en fait, une très bonne affaire pour l’empereur, en dépit de tout. Il est vrai qu’il puisait sans compter dans son trésor, que toute l’aventure lui avait déjà coûté très cher, mais si à ce prix il pouvait chasser les Turcs de l’Anatolie, il n’aurait pas lieu de regretter les sacrifices consentis.

Les croisés n’eurent pas à se plaindre de l’empereur, à partir du jour où il eut accepté leurs hommages. Il les traita avec bonté, et le comte de Blois — un des derniers arrivés — pouvait, dans son enthousiasme, écrire à sa femme : « En vérité, je te dis qu’un homme pareil, il n’en existe pas d’autre aujourd’hui sous la voûte du ciel ! » Étienne de Blois, comme on va le voir, était un homme impressionnable, aussi prompt à la joie qu’au découragement ; mais ses sentiments devaient être ceux de beaucoup de barons, car ce n’est pas en vain qu’Anne Comnène insiste tant sur l’avidité avec laquelle les barbares latins se précipitaient sur les trésors qu’on leur offrait : leur joie, leur éblouissement devaient être trop manifestes. Parmi les principaux chefs, il semble que Raymond de Saint-Gilles, homme d’âge mûr, plus cultivé et plus fin que ses compagnons, ait pu être sincèrement conquis par la personnalité de l’empereur, et que la sympathie ait été réciproque. On sait que, malgré l’attitude intransigeante du comte (qui fut le seul à ne pas prêter hommage à l’empereur), les deux hommes se parlèrent longuement en privé, chacun cherchant à inspirer à l’autre de la méfiance à l’égard de Bohémond — chacun prêchait un converti ; ils s’entendirent aussi sur d’autres sujets puisque Anne nous affirme que son père avait la plus haute estime pour l’élévation de caractère du vieux comte.

Donc, l’accord régnait, et les deux parties pouvaient s’estimer satisfaites ; Alexis Comnène, ne voulant pas perdre une si belle occasion d’abattre la puissance turque, se préparait à partir lui-même en campagne, équipait son armée, dont une partie devait accompagner les croisés, sous la conduite du général grec Tatikios, et l’autre harceler les Turcs dans les provinces du littoral ; et ainsi le vœu d’Urbain II se trouvait réalisé, et Grecs et Latins prenaient ensemble la croix et s’engageaient dans une action commune contre l’Islam.

En théorie, du moins ; en pratique, les Grecs voulaient utiliser les Latins pour la reconquête de leurs provinces perdues, tandis que les Latins estimaient que les Grecs devaient les aider dans l’entreprise autrement plus importante de la reconquête des Lieux saints. En dépit d’une collaboration parfaitement loyale, la confiance ne régnait pas, chacun des deux partenaires étant intimement convaincu de la déloyauté foncière de l’autre. Plus tard, Guillaume de Tyr, se fondant sur des écrits de contemporains, accusera Alexis d’avoir cherché à trahir les croisés au moment même où il leur distribuait généreusement son or, ses pierreries et ses chevaux de combat. Quant aux « Celtes » — qui ne connaît leur mépris de la foi jurée ? Le basileus, dira sa fille, ne se faisait aucune illusion sur ces gens-là, connaissant trop bien le caractère de leur race.

Les Grecs étaient, selon les croisés, des gens mous, efféminés, futiles, épris de luxe, et — reproche suprême — mauvais soldats. Les Latins, aux yeux des Grecs, ne possédaient pas ces défauts-là ; mais ils eussent été bien étonnés d’apprendre que les Grecs les tenaient pour des girouettes, des esprits faibles, des gens chicaneurs et mesquins… et il nous semble aujourd’hui curieux de constater que le défaut que la terrible Anne Comnène reproche le plus amèrement aux croisés, le défaut qui semble l’avoir le plus exaspérée — stupéfaite, consternée, épouvantée ! — était leur excessive loquacité : à la croire, les croisés étaient des bavards insupportables, inimaginables, toujours prêts à se lancer hors de propos dans des discours sans fin encombrés d’innombrables digressions ; des gens qui n’avaient pas la décence de regarder la clepsydre (sablier) pour régler le flot de leur éloquence, et qui assassinaient littéralement leurs auditeurs par leur insipide bavardage et leur passion pour les discussions stériles. (Il ne semble pas qu’elle exagère lorsqu’elle décrit certaine réception où l’empereur, obligé de rester debout pour recevoir ses hôtes latins, contracta une grave maladie des pieds à cause de l’extrême longueur de ces audiences qui se prolongeaient tard dans la nuit, tandis que ses courtisans, épuisés, s’évanouissant presque de fatigue, s’appuyaient au mur ou sortaient de la salle à tour de rôle pour se reposer dans la pièce voisine…)

Or, les croisés latins n’avaient évidemment pas l’impression de parler pour ne rien dire ; et, qui sait ? peut-être eussent-ils pu apprendre quelque chose aux Grecs, si ces derniers s’étaient donné la peine de les écouter ?

BYZANCE ET LE « BYZANTINISME »

Comme nous l’avons vu, les Latins reprochaient aux Grecs leur perfidie, et ce même reproche était adressé par les Grecs aux Latins, et avec autant de raison ; depuis la disparition de Byzance, ce sont plutôt les Latins qui ont écrit l’Histoire, les Grecs sont donc restés à jamais perfides dans la mémoire de la postérité (bien qu’ils n’aient pas manqué, plus tard, d’éminents défenseurs). Et il est assez curieux de constater que, sur un certain plan et en particulier en ce qui concerne Byzance, nous n’avons pas fait beaucoup de progrès depuis 1907 ; sans posséder l’énergie ni l’exaltation religieuse des croisés, les hommes du XXe siècle partagent en général leurs préjugés, et si « byzantinisme » est un mot nettement péjoratif, c’est peut-être parce que Godefroi de Bouillon avait trouvé équivoque l’attitude d’Alexis Comnène, ou — plus probablement — parce que Bohémond rêvait de conquérir Constantinople… Quels que fussent les torts réels des Byzantins, c’est sur des torts imaginaires et dans une atmosphère de passion qu’ils furent jugés et finalement condamnés par l’Occident.

Les Grecs, excédés par les interminables discours des fanatiques de la guerre sainte, ne comprirent sans doute pas ce que ces discours exprimaient ; ils étaient à cent lieues d’imaginer que c’était la morale et la logique de ces gens-là qui allaient en définitive triompher.

Les croisés reprochaient aux Grecs leur « mollesse », leur répugnance pour le métier des armes. En fait, à lire la même Anne Comnène et les autres historiens grecs de l’époque, on ne le croirait guère ; Byzance ne manquait pas de batailleurs enragés et de foudres de guerre comparables à un Baudouin ou un Bohémond. Ils étaient, il est vrai, moins nombreux qu’en Occident, et beaucoup de nobles grecs préféraient les joies de la spéculation théologique, de la littérature, ou simplement de la vie mondaine à celles de la guerre. Or, la noblesse occidentale, dont la guerre était le seul métier, était si peu capable de comprendre cela qu’elle méprisait de tout son cœur ces nobles « efféminés » : si ces gens ne faisaient pas la guerre, c’est que, de toute évidence, ils étaient des lâches. (On pourrait dire qu’à un moment où leur pays avait à tel point besoin de soldats, ces patriciens eussent mieux fait de se vouer au métier des armes, ce à quoi le gouvernement les incitait sans cesse. Mais enfin, dans cette société-là, s’intéresser à autre chose qu’à la guerre ne passait pas pour un déshonneur, et le fait en lui-même n’est pas encore un signe de dégénérescence.)

Byzance, perpétuellement attaquée, perpétuellement en guerre, était à court de soldats d’origine grecque par suite de la maladroite politique des successeurs de Basile II, qui avaient jugé bon de réduire les crédits et privilèges accordés à l’armée, par crainte d’un coup d’État militaire. Il s’agissait là d’une mesure administrative, plutôt que de la carence du peuple et de la noblesse grecs, mais le fait était là : la puissante armée de Byzance était, au XIe siècle, en majorité composée de mercenaires étrangers, et même une partie des généraux était d’origine étrangère. Certains de ces mercenaires étaient une véritable plaie pour l’Empire (les Turcs, les Petchenègues, les Normands), puisqu’ils étaient recrutés justement parmi les peuples auxquels les Grecs faisaient la guerre.

Comment les croisés ne se fussent-ils pas indignés en voyant cet état de choses ? Si les princes latins se servaient également de mercenaires, le meilleur de leurs armées était composé de vassaux qui les servaient par hommage et serment ; et si ce système présentait aussi des inconvénients, du moins ne pouvait-on reprocher à la noblesse franque de ne pas aimer se battre.

Les Byzantins ne pouvaient comprendre cette exaltation exclusive, excessive, du courage physique, qui pour les Occidentaux était une vérité première : la valeur d’un homme était, avant tout, sa valeur en armes. Pour les Grecs, c’était là une vertu estimable, certes, mais dont le premier mercenaire venu pouvait donner l’exemple — ils étaient trop habitués à acheter l’héroïsme à prix d’or. Le basileus et les grands seigneurs grecs étaient tenus d’être de bons militaires ; ils eussent été bien fâchés de n’être que cela — ils se devaient d’être également théologiens, lettrés, voire poètes, juristes, musiciens… d’être au courant de tous les raffinements de l’étiquette des cours, de rivaliser avec les prélats dans les joutes philosophiques. L’idéal de l’« honnête homme » du XVIIe siècle leur eût paru grossier et superficiel ; les Grecs, héritiers de la plus vieille civilisation européenne, ne faisaient pas les choses à moitié. (S’il ne s’agissait là que d’un idéal, et si la haute société de Byzance n’était pas toute composée d’hommes capables d’assimiler une culture aussi vaste, on peut dire que c’était là une société authentiquement cultivée, au sens moderne du mot.)

Or, en Occident, on ne pouvait encore concevoir l’idée d’une telle culture ; celle même des ecclésiastiques était relativement bornée et fragmentaire ; les grands seigneurs étaient pratiquement illettrés. D’où reproche de « byzantinisme » adressé aux Grecs — on a tendance à mépriser les valeurs qu’on ignore. Comment, aux yeux des Grecs, les Latins n’eussent-ils pas passé pour des barbares ?

À Byzance, non seulement l’aristocratie, mais le peuple était parvenu à un niveau de culture qu’on ne rencontrait guère à l’époque que dans les grandes cités musulmanes — Bagdad ou Le Caire. On connaît la passion du petit peuple de Constantinople pour les discussions théologiques. Les maçons, les porteurs d’eau et les marchands de quatre-saisons se passionnaient pour les questions de dogme comme aujourd’hui ils eussent discuté politique ; encore leur fallait-il être doués de sens critique et de curiosité intellectuelle. La curiosité intellectuelle est un facteur de désagrégation ; elle est en même temps une indiscutable richesse. Or, en Occident, un prélat — et un prélat envoyé en mission à Constantinople pour discuter de divers points de doctrine3 — pouvait ignorer que le filioque était une addition postérieure qui ne figurait pas dans le symbole de Nicée ! Si un tel fait était une cause de scandale pour les Grecs, il ne semble pas que les Latins en aient été particulièrement gênés. Et pourtant l’ignorance du cardinal Humbert fut une des causes de la rupture officielle entre les deux Églises.

Donc — la différence de langue étant d’ailleurs un obstacle de taille pour la compréhension réciproque des deux civilisations — les croisés se montrèrent insensibles aux qualités intellectuelles des Grecs ; ce qui les frappait surtout, c’est le fait que les Grecs ne se battaient guère et laissaient des étrangers se battre à leur place. Les Grecs étaient riches ou passaient pour tels, et il entrait beaucoup d’envie dans les sentiments d’hostilité qu’on éprouvait à leur égard. Ils achetaient du sang, des vies humaines avec de l’argent ; ils exigeaient pour leur argent la fidélité qu’un homme doit à son seigneur naturel ou à sa patrie ; ils s’imaginaient que tout s’achète. Or, les croisés, justement, venaient de donner une belle preuve de leur mépris de l’argent en vendant leurs biens, en quittant leur pays, pour le privilège de servir Dieu. Ils ne pouvaient pardonner à Alexis Comnène de traiter la croisade comme une affaire.

Les Grecs ne méprisaient ni la bravoure ni le métier de soldat. Leur système de fortifications, leur flotte de guerre, leurs machines, leur artillerie étaient à l’avant-garde du progrès pour l’époque. L’Empire était toujours en guerre, sur terre et sur mer. Au cours du XIe siècle, ce furent surtout des guerres défensives — souvent malheureuses. Et les récits des historiens de l’époque ne vibrent pas d’enthousiasme guerrier. Ils révèlent cependant, pour tout ce qui touche à la guerre, un intérêt profond et passionné ; et même Anne Comnène, une femme, se transforme en ingénieur, en stratège, pour nous décrire en détail le fonctionnement de l’arbalète, l’aménagement d’un camp retranché, le déroulement d’une bataille navale. Et il lui arrive de parler d’un chef d’armée avec la même précision tranquille, comme si elle décrivait une machine de guerre… Non, les Grecs étaient aussi des guerriers, à coup sûr, et possédaient dans ce domaine-là une vieille expérience, une énergie encore très appréciable, et une agressivité dont le fils d’Alexis, Jean Comnène, allait donner la pleine mesure.

Ce qui leur manquait, c’était, si l’on peut dire, la poésie de la guerre. Ils pouvaient être heureux de gagner une bataille, et plus heureux encore de l’éviter par une habile négociation ; les victoires diplomatiques étaient à leurs yeux des victoires véritables et ils pouvaient trouver honorable, et même glorieux (puisque plus agréable à Dieu), d’acheter la paix à prix d’or. Même de nos jours, le mythe de la guerre garde un tel prestige qu’il paraît généralement plus beau de vaincre en versant du sang ; et les croisés, eux, brûlaient du désir de verser leur propre sang et celui des Turcs. Mais quand on songe, en ce qui concerne ces mêmes croisés de 1097, à l’effrayante proportion de tués parmi la piétaille et le petit peuple (alors que les chefs sortirent presque tous indemnes des plus durs combats), on peut estimer que la relative « lâcheté » des généraux grecs ne manquait pas de noblesse.

Non que l’on doive croire que les Grecs étaient doués de plus de bonté naturelle que les « barbares » latins ; dans les provinces de population chrétienne non grecque ils s’étaient fait détester par leur dureté ; la cruauté de la plèbe de Constantinople horrifiait les spectateurs occidentaux ; la condition du petit peuple des campagnes était plus dure qu’en Occident, du fait de la cupidité des grands et des fonctionnaires impériaux ; telles coutumes d’origine orientale — comme la pratique courante de la castration, volontaire ou forcée — choquaient légitimement les Latins ; le système gouvernemental byzantin, ostensiblement despotique, pouvait lui-même paraître barbare à des féodaux. Mais il y avait, dans la civilisation du vieil Empire déclinant mais encore puissant, une certaine tradition d’humanité dont en Occident on ne retrouve plus de traces.

Les Byzantins avaient — en théorie du moins, mais c’est beaucoup — un respect réel de la vie humaine ; et si le supplice de l’aveuglement est une chose atroce en elle-même (et il arrivait que le patient en mourût), il ne faut pas oublier qu’il avait pratiquement remplacé la peine de mort4. Si, au Xe siècle, les Grecs, sous la conduite de Basile II, commettaient un véritable génocide en exterminant la population de la Bulgarie, si l’empereur Basile porta fièrement le titre de « massacreur des Bulgares » (Bulgaroctone) — au XIe siècle, aucun de ses successeurs ne se signala par de tels exploits ; et l’on n’imagine pas un Alexis Comnène convoiter le titre de « massacreur ». (Une étrange anecdote, contée en détail par Anne Comnène, illustre à la fois le caractère d’Alexis et un certain aspect de la morale byzantine : Alexis Comnène, en 1074, est un jeune général guerroyant en Anatolie contre les Turcs, et aussi contre le mercenaire normand révolté, Roussel de Bailleul. Ce Roussel, personnage d’une rare énergie, s’était emparé de plusieurs forteresses grecques, avait fait prisonnier Isaac Comnène, frère aîné d’Alexis, et le général Jean Doukas ; l’empereur Michel VII, effrayé, avait dû faire appel aux Turcs, et Alexis Comnène, par une habile négociation avec le prince turc Tutush, finit par se faire livrer le redoutable Normand — contre promesse d’une forte somme d’argent qu’il ne possédait d’ailleurs pas… Donc, Alexis gardait son prisonnier dans la forteresse d’Amasée, dont la population sympathisait avec Roussel, alors que les Grecs ne disposaient que de troupes très faibles : allaient-ils voir le peuple leur arracher leur capture ? Alors Alexis eut recours à une ruse — une de ses premières car elles allaient être légion, une ruse extravagante : il fait venir le bourreau, et, en présence du peuple, fait semblant d’aveugler Roussel, qui, préalablement averti, joue son rôle à la perfection : un homme aveuglé est un homme fini, qui voudra se révolter en sa faveur ? Or, le cousin d’Alexis, Dokeïanos, croit, comme tout le monde, que le Normand a bien été aveuglé ; il va trouver son cousin et l’accable de reproches, lui disant qu’il n’avait pas le droit de traiter aussi cruellement « un tel héros » — son héroïsme, pourtant, s’était surtout exercé aux dépens des Grecs. Alors le jeune général, souriant, amène son cousin dans la tente du captif, savourant d’avance l’heureuse surprise qu’il va faire à Dokeïanos : il lui montre Roussel avec des yeux intacts, « clairs comme des étoiles » — et les deux cousins se réjouissent ensemble… On ne peut dire qu’il s’agisse d’une joie intéressée, car le gouvernement grec, on s’en doute, ne songea plus à utiliser les services du trop combatif Normand. Anne affirme, cependant, que l’empereur Michel et toute sa cour se réjouirent grandement en apprenant que Roussel n’avait pas perdu ses yeux.)

La différence profonde, irréductible, entre la tradition de Rome et celle de Byzance résidait dans l’attitude des uns et des autres à l’égard du meurtre — ou, si l’on veut, de la guerre. C’est du moins ce qui allait être mis en lumière par les croisades. Ceci est plus qu’un détail, plus qu’une question de nuance. Si les uns et les autres faisaient la guerre, l’approuvaient, célébraient leurs victoires, et, quoique chrétiens, invoquaient Dieu, priaient pour la victoire et couraient au combat en brandissant croix et oriflammes à l’image des saints — pour les Grecs la guerre, même « sainte », resta toujours un péché, une affaire purement humaine ; péché nécessaire, véniel, péché tout de même, si grave qu’un soldat, quel qu’il fût, si légitime que fût la guerre où il prenait part, était exclu de la participation aux sacrements pour un temps plus ou moins long, à titre de pénitence ; et le fait de verser du sang — même le sang des ennemis de Dieu — ne pouvait en aucun cas être considéré comme une bonne œuvre. Le héros qui tombait sous les coups des Turcs pouvait tout au plus espérer le pardon in extremis, à l’exemple du bon larron, s’il avait le temps de se confesser.

En théorie, il en était exactement de même en Occident : la doctrine chrétienne ne transige pas sur des questions aussi graves. Cependant, si les papes, dès le milieu du XIe siècle, accordaient des indulgences spéciales aux soldats qui allaient combattre les Maures en Espagne ou se mettaient au service direct de l’Église, c’est que le meurtre sous sa forme noble — la guerre — bénéficiait déjà depuis longtemps d’un préjugé favorable. La classe dirigeante de la société laïque était composée de militaires, donc les valeurs morales et intellectuelles étaient des valeurs guerrières, et l’Église luttait en vain contre cet état de choses : la trêve de Dieu, la paix de Dieu n’étaient, en dépit de menaces d’excommunication, observées que par une minorité de chevaliers ; et l’Église ne pouvait, on le comprend, condamner ceux qui luttaient pour la défendre ; elle ne pouvait qu’encourager les chrétiens d’Espagne qui tentaient de reconquérir leurs provinces sur les musulmans. À Byzance, si l’empereur, chef temporel de l’Église, était aussi le chef des armées, l’Église elle-même, tout en accordant ses bénédictions à ceux qui menaient une guerre « juste », restait à l’écart, fidèle en théorie à son horreur pour toute effusion de sang. Les Grecs eussent frémi d’horreur s’ils avaient vu leur archevêque monté sur un cheval de bataille, casque en tête et épée en main ; on sait qu’un tel spectacle n’était pas fait pour déplaire aux Latins, du moins aux chevaliers.

La différence profonde était dans la coexistence — chez les Occidentaux — dans une même conscience, de l’idéal guerrier et de l’idéal chrétien. Cette coexistence, Byzance semble ne l’avoir jamais connue : le réalisme grec se refusait à accepter une aussi flagrante contradiction.


1.  Guibert de Nogent, H. Oc., IV, p. 131-132.

2 Anne Comnène, L. X, chap. X.

3 Le cardinal Humbert de Moyenmoutier, chef de la délégation papale à Constantinople en 1054, accusa les Grecs d’avoir soustrait le filioque du Credo de Nicée !

4 Ce supplice, souvent infligé aux empereurs détrônés, équivalait à la mort civile. On sait que Romain Diogène mourut des suites de l’opération. Par ailleurs, dans l’État « byzantinisé » qu’était la Russie médiévale, on vit un prince de Moscou, Basile II, reprendre le pouvoir après son aveuglement, et se montrer même un souverain fort énergique.