Avant-propos

Le présent ouvrage n’est pas à proprement parler une « Histoire des Croisades » — il ne traite que de ce qu’il est convenu d’appeler les trois premières croisades et de l’histoire du royaume de Jérusalem jusqu’à sa conquête par Saladin.

L’histoire de ces trois premières croisades et des États francs de Syrie est ici considérée surtout du point de vue de la situation politique du Proche-Orient au XIIe siècle. Le phénomène de la croisade, les rapports de l’Occident latin avec Byzance et l’Islam et la tentative, unique en son genre, d’implantation d’un État occidental dans un milieu oriental sont évoqués dans ce livre de façon nécessairement schématique et incomplète, étant donné l’ampleur du sujet ; ce que j’ai essayé d’analyser, après tant d’historiens éminents auxquels je n’ai pas la prétention de me comparer, c’est le côté humain de cette aventure longue, tragique, complexe et malgré tout glorieuse.

Quelque signification que l’on veuille accorder au mot gloire, il est sûr que les premières croisades sont à l’origine d’une certaine notion de la gloire, notion propre à l’Occident latin, et, à ce titre, elles n’ont pas peu contribué à la formation de cette civilisation occidentale qui, de nos jours, a fini par s’identifier, même aux yeux des autres peuples, avec la « civilisation » tout court.

Ni migration de peuples, ni guerre de conquête entreprise par un souverain ambitieux, ni recherche de nouveaux comptoirs et pays à coloniser (car tous ces éléments existèrent dans le fait des croisades, mais à un degré relativement faible), l’aventure de la première croisade reste sans parallèle dans l’Histoire, parce que, tout en étant une guerre véritable, elle ne semble avoir été commandée par aucun des impératifs qui d’habitude provoquent les guerres. On ne peut la comparer à la foudroyante expansion de l’Islam au VIIe siècle — là, un peuple pauvre et belliqueux, enflammé par l’exemple d’un grand chef, initiateur d’une religion nouvelle, se lançait à la conquête de l’univers. Infiniment plus modeste dans ses dimensions comme dans ses objectifs, le phénomène de la croisade avait ceci de singulier que, pour une fois, une « guerre sainte » était menée d’une façon en apparence désintéressée, sans nécessité véritable, et sans l’impulsion d’un grand chef ou d’un prophète. Bref, la première croisade fut, à ne prendre que les faits tout nus, une aventure assez extravagante qui par hasard — et à cause de son extravagance même — ne tourna pas à la catastrophe et réussit finalement au-delà de tout espoir.

Cette aventure — qui, avec les années, prit assez d’ampleur pour engager, plus ou moins profondément, la conscience de toute la chrétienté catholique — avait pour raison d’être, but, mobile et justification le mirage de la ville sainte : Jérusalem. Jérusalem seule donne encore à cette longue suite de misères et d’atrocités, de guerres, de guérillas féodales, d’expéditions militaires le plus souvent malheureuses, un éclat que les siècles, en dépit de tout, n’ont pas terni. Pourtant, en cette fin du XIe siècle, après dix siècles de christianisme et quatre siècles de domination musulmane en Syrie, il n’y avait nulle nécessité, pour des Français, des Flamands ou des Provençaux, d’aller se battre pour Jérusalem.

 

Il nous faut jeter un bref coup d’œil sur la situation de cette partie du monde qui n’était pas l’Europe d’aujourd’hui, et qui, depuis Alexandre et les conquêtes romaines, peut être considérée comme le monde où se forma notre civilisation : géographiquement, l’Europe actuelle, l’Afrique du Nord, l’Égypte, l’Asie Mineure, la Syrie, la Mésopotamie, la Perse.

Dans ce vaste ensemble de territoires à ce moment-là soumis à l’influence des religions de la Bible — le judaïsme, ancêtre renié, le christianisme et l’Islam —, la chrétienté catholique et latine était très loin d’être la force dominante ; elle ne prétendait du reste pas à la domination de ce monde plus puissant, plus riche, plus civilisé qu’était l’Orient byzantin ou musulman, de cet Orient dont les grandes invasions l’avaient pratiquement coupée.

L’Empire romain de Byzance, la grande puissance civilisée et civilisatrice de la chrétienté, bien qu’amputé dès le VIIe siècle de ses possessions d’Afrique et d’Asie (où elle ne gardait que l’Asie Mineure), dominait la Méditerranée orientale et soumettait à son influence et à l’influence de la religion grecque orthodoxe les peuples des Balkans, les envahisseurs nomades qui venaient s’installer dans ces provinces et les peuples slaves de la grande plaine de l’Est. Le christianisme latin gagnait toujours du terrain en direction du Nord et de l’Ouest, en convertissant les peuples scandinaves après avoir converti (dès les premiers siècles) l’Angleterre et l’Irlande. La chrétienté grecque et la chrétienté latine, qui jusqu’en 1054 ne formèrent qu’une seule Église, représentaient à elles deux l’orthodoxie chrétienne (telle que définie par le concile de Nicée), mais le nombre des chrétiens hérétiques était encore assez grand, surtout en Orient, et en particulier dans les pays soumis à l’Islam. Les deux grandes Églises — Rome et Constantinople — n’étaient en apparence séparées que par des disputes d’ordre hiérarchique et administratif, alors qu’en fait les divergences politiques et la différence de langue liturgique en faisaient déjà deux Églises rivales.

Celle de Byzance, la plus riche, la plus civilisée, la plus traditionaliste, semblait la plus forte des deux mais était affaiblie à la fois par sa dépendance effective du pouvoir séculier et par ses luttes incessantes contre les hérésies qui en Orient étaient aussi anciennes que l’Église elle-même. En Occident, le catholicisme avait, dès le VIIIe siècle, triomphé de l’arianisme, éliminait progressivement le paganisme germanique, ne connaissait que peu d’hérésies nouvelles et jouissait d’un semblant d’indépendance grâce à sa soumission au seul pontife de Rome.

Les deux Églises ne s’affrontaient pas encore consciemment ; toutes deux faisaient le jeu de la politique des princes. L’Église catholique avait l’avantage de ne dépendre officiellement d’aucun souverain « oint du Seigneur » et de pouvoir manœuvrer, s’appuyant tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre puissance laïque, et d’y gagner une indépendance morale d’abord précaire, puis de plus en plus réelle.

Le Xe et le XIe siècle virent apparaître, dans le monde chrétien et musulman, deux forces nouvelles qui, après des siècles d’invasions périodiques, ébranlèrent encore davantage son équilibre. À l’Ouest, surgissaient les bandes de pillards scandinaves dont le nombre et l’agressivité firent de leurs raids de pirates une catastrophe comparable aux invasions des barbares. Mais les Normands se révélèrent, dans les pays où ils vinrent s’installer, un élément extrêmement assimilable, très vite adapté à la religion et aux coutumes locales. En Orient, vers la fin du Xe siècle, des peuples d’origine mongole, également pauvres et belliqueux, les Turcs et les Turkmènes (ou Turcomans) commençaient leur expansion vers l’Ouest. Alors que l’Occident eut relativement vite fait de digérer et d’assimiler ses envahisseurs normands, les Turcs, quoique convertis à l’islamisme, se présentaient aux pays qu’ils occupaient comme des conquérants méthodiques, se posant en race dominante ; et la Perse, la Mésopotamie et la Syrie, soumises à leur tutelle militaire, ne l’acceptaient qu’à contrecœur. À la fin du XIe siècle, les Turcs avaient occupé pratiquement toute l’Asie Mineure — terre byzantine — et devenaient une grave menace à la fois pour l’Égypte et pour Byzance.

Ainsi, l’empire de Byzance se trouvait pris comme dans un étau entre les Turcs qui étaient installés presque sur le Bosphore, et les Normands francisés qui, ayant conquis la Sicile et le Nord de l’Italie, visaient déjà les Balkans et Constantinople.

Alors que l’Église romaine soutenait un dur combat pour son indépendance matérielle et morale contre le Saint Empire romain germanique, et que les papes se voyaient chassés de Rome et remplacés par des antipapes à la dévotion de l’empereur, les Normands chassaient les Arabes de Sicile, conquéraient l’Angleterre sur les Saxons et se présentaient (sans former un État unique) comme une des grandes forces dirigeantes de l’Occident. Ils étaient les alliés des papes contre les musulmans ; ils étaient aussi par définition les adversaires des Grecs.

Or, l’empire de Byzance, et en particulier Constantinople, était, même pour les chrétiens de rite latin, un des grands centres de la chrétienté, et son prestige restait très grand. Les ennemis que l’Empire comptait en Occident étaient les Normands, connus pour leur soif de pillage et de conquêtes, et occasionnellement les grandes républiques commerciales de la côte italienne, pour lesquelles Byzance était une rivale dans leur commerce. Les progrès des Turcs n’alarmaient pas uniquement les Grecs eux-mêmes : le danger qui menaçait Constantinople était ressenti comme un danger par toute la chrétienté.

Lorsqu’en 1094 l’empereur de Byzance, Alexis Comnène, écrivit au pape Urbain II pour lui demander une aide contre les Turcs, c’était l’appel d’un chef chrétien à un chef chrétien en vue d’une œuvre commune de défense de la chrétienté, et c’est ainsi, tout naturellement, que le pape Urbain le comprit. Le salut de l’Empire grec était, en effet, une tâche urgente et digne d’intéresser tous les soldats chrétiens de bonne volonté.

Or, si utile que fût cette tâche, nous savons qu’en fait les résultats et même les buts des guerres qui s’appelèrent croisades furent tout autres. Les armées qui s’assemblèrent à l’appel d’Urbain II n’avaient pas en vue le salut de l’Empire, mais des conquêtes pour leur propre compte ; cependant le pays à conquérir était Jérusalem.