LE PRINCE BLESSÉ

« Allô ! Ici Radio Bagdad… Vous êtes à l’écoute de Radio Bagdad sur ondes longues, sur ondes moyennes, sur ondes courtes et ultracourtes, sur toutes les ondes que vous voudrez et sur les autres aussi, car il faut que le monde entier reçoive aujourd’hui la nouvelle : notre souverain bien-aimé, Commandeur des Croyants, béni d’Allah, le grand Khalife Haroun al Raschid vient d’avoir un fils.

« Au cours de la très longue vie qu’Allah lui a accordée, notre souverain bien-aimé a fait don de lui-même, pour leur bonheur, à treize mille sept cent quarante-deux épouses. C’est la dernière choisie, la plus jeune, la plus rose, la plus ronde, Fatima la bien-aimée — elles furent toutes les bien-aimées —, qui a reçu d’Allah la grâce de porter en son sein le fils né ce soir. Il est venu au monde les yeux ouverts, ce qui signifie qu’il sera toujours à la recherche de la lumière. Qu’Allah lui accorde de la trouver, et qu’Il vous accorde, à vous qui écoutez, la Paix et la Joie. Sa mère a donné au glorieux garçon le nom d’Ali. Qu’ils soient bénis, elle et lui. Il n’y a qu’un seul Dieu, c’est Dieu. »

Seize ans et un jour après la diffusion de cette nouvelle, au lever de la pleine lune, la 2 CV en or du Khalife s’arrêta devant l’entrée du stade olympique de Bagdad, où allait se disputer la finale de la coupe du Monde de football, entre l’équipe du Croissant et celle de la Faucille. Haroun al Raschid replia sur son avant-bras gauche sa longue barbe blanche afin de ne pas la piétiner en descendant de voiture, introduisit ses pieds nus délicats dans les babouches que lui présentait son Grand Vizir agenouillé, et entra dans le stade entre deux haies de paras en battle-dress qui lui présentaient leurs armes.

Quand il apparut dans la tribune impériale, les trois cent mille spectateurs, y compris les supporters de la Faucille, se levèrent et l’acclamèrent en brandissant des fanions et des banderoles. Et le match commença. Ali jouait avant-centre. Il marqua de la tête, de façon foudroyante, les trois buts qui donnèrent la victoire au Croissant. Ce fut si beau que les deux équipes réunies le portèrent en triomphe. Les paras durent tirer dans la foule qui avait envahi la pelouse et se précipitait vers lui comme la mer. Elle n’en aurait rien laissé. Chacun voulait en emporter un morceau, tant l’amour qu’il inspirait était grand. Il était le plus beau, le plus vaillant, le plus doux, le plus intelligent des garçons de l’Empire et peut-être du Monde. Quand il apparaissait à la télévision, ses grands yeux purs ouverts sur la profondeur de son âme, les femmes de Bagdad sentaient toute la chaleur de leur sang se concentrer au même endroit de leur corps, et certaines, parfois, mouraient.

Après avoir essuyé une larme de joie, Haroun al Raschid rentra au palais. Il traversa le jardin bleu où chantaient les rossignols et les fontaines, et le vent frais de la nuit lui caressa les joues avec douceur. Il traversa le harem et tendit sa barbe à baiser à celles de ses femmes qui ne dormaient pas encore. C’était tout ce qu’il pouvait faire maintenant pour elles. Depuis la naissance d’Ali, Allah lui avait retiré sa jeunesse. Il n’avait plus pris d’épouse, il avait renvoyé dans leurs familles, avec un sac d’or, les vierges que lui offraient les tribus. Et les tribus savaient, comme lui et Allah le savaient, que la fin de son grand règne approchait. Ali serait son successeur. La plupart de ses précédents fils étaient depuis longtemps morts de vieillesse. Ceux qui vivaient encore et auraient pu prétendre à la succession y avaient renoncé quand ils avaient vu les yeux d’Ali.

Couché dans ses coussins de soie — les plus beaux étaient en soie de Chine et lui avaient été offerts par l’empereur Mao qui était presque aussi âgé que lui — Haroun al Raschid soupira de bonheur et de lassitude, et appuya sur le bouton d’une sonnette. Omar apparut. C’était le génie que le Commandeur des Croyants avait chargé de veiller sur Ali, dès le premier instant de sa naissance. Il ne le quittait jamais, jamais. À ce moment même, bien qu’il fût debout au pied de la couche du Khalife, il était aussi auprès d’Ali. Il restait en général invisible, mais pouvait se manifester matériellement à la demande du prince ou de son père, sous toute forme qu’ils lui demandaient. Dans le désert, il devenait tente, chameau ou source. Au palais, il pouvait être petit chien ou cinéma, ou n’importe quoi selon le besoin ou le devoir. Quand on ne désirait rien de précis, c’était lui qui décidait. Ainsi venait-il d’apparaître là sous la forme discrète d’un jeune serviteur, vêtu d’une robe bleue à ceinture d’or qu’il aimait beaucoup.

— Comment va Ali ? demanda le Khalife.

C’était la question de chaque soir. Ce soir-là, le Khalife ajouta :

— Il n’est pas trop fatigué ?

— Il est superbe ! dit Omar avec orgueil, comme s’il se fût agi de son propre fils.

Mais il y avait des milliers d’années qu’Omar n’avait plus engendré. Son dernier fils, après une longue carrière, avait pris imprudemment la forme d’un dragon pour manger quelques jeunes filles et saint Georges l’avait tué.

Le Khalife soupira et dit :

— Il est temps de penser à en faire un roi…

— Il est temps, dit Omar.

— Il connaît le Coran et les poèmes, la chimie du pétrole et sa géologie, la gravitation du dollar, le langage des oiseaux et celui des étoiles, et bien d’autres choses indispensables à ce métier, qui devient chaque jour plus difficile. Tu n’imagines pas, mon pauvre Omar, comme il est compliqué de travailler au bonheur du peuple sans s’attirer sa rancune.

— J’imagine, j’imagine, dit Omar.

— Moi, je me suis toujours arrangé pour être aimé par les femmes. L’amour des femmes du peuple est la racine des rois. Encore ne faut-il pas se laisser dévorer. Mon Ali est vierge du cœur et de la chair, et plus tendre que la crème du lait de gazelle. Si nous n’y prenons garde, toi et moi, elles le mangeront comme un agneau. Il faut qu’il apprenne à se méfier des femmes, Omar. On ne les aime bien que si l’on y prend garde. Où pourrions-nous l’envoyer pour l’aguerrir ?

Omar leva les deux mains ouvertes en un signe d’évidence.

— Tu as raison, j’y pensais aussi, dit le Khalife…

Le lendemain, Haroun al Raschid fit savoir au président de la République française qu’il désirait acheter le jardin des Tuileries pour y construire un palais pour son fils. Le président lui répondit qu’il ne pouvait laisser une dynastie étrangère, fût-elle amie, s’établir dans un jardin municipal. Avec son profond regret. Le Khalife, alors, acheta le Crillon, renvoya les clients dans leurs foyers et fit entièrement reconstruire et redécorer l’intérieur en style du Croissant. Cela ne prit que deux ans, pendant lesquels Ali devint plus grand, plus fort, et encore plus beau.

Quand vint le jour du départ, la mère du prince, Fatima — toujours belle —, versa beaucoup de larmes et Ali en versa quelques-unes en lui baisant les mains. Mais l’intérieur de son cœur était joyeux à la pensée du voyage et du séjour dans la capitale de l’Occident pleine de merveilles et de fumées. Il prit respectueusement congé de son père, qui lui dit :

— Surtout ne sois pas sage !

— Oui, Sire.

— Omar t’accompagne.

— Et Allah aussi, mon père.

— Et Allah aussi, bien entendu.

En une semaine, Paris devint fou d’Ali. L’intérieur du Crillon avait été en partie enlevé, comme celui d’une tomate qu’on veut farcir. Dans cet espace rendu libre, les architectes du Khalife avaient fait naître un jardin oriental plein de fleurs, de fontaines et de perroquets, avec quelques gazelles mélancoliques. Ali y donna des fêtes comme on n’en avait plus vu depuis des siècles. Au petit matin, elles débordaient sur la place de la Concorde qu’elles emplissaient de lumière et de musique. Les quelques automobiles qui passaient se joignaient à la danse, avec les agents accourus. Quand venait le jour, la place était couverte de confetti et de serpentins parmi lesquels dormaient des filles et les éboueurs ivres.

Le visage du prince paraissait sur la couverture de toutes les revues. Des attroupements se formaient devant les kiosques pour le contempler. Van Dongen fit de lui soixante-dix-sept portraits et les accrocha au mur d’une pièce ronde. Il s’assit sur un pouf tournant, au centre de la pièce, au point exact où les soixante-dix-sept immenses regards du prince regardaient, et on ne put plus l’en faire bouger. Le pinceau qu’il tenait à la main devint sec. On inhuma le peintre sur place. Ce lieu se nomme depuis le Musée du Regard.

Toutes les buveuses d’or aux grandes dents, toutes les adolescentes romanesques et naïves, toutes les femmes mûres incomprises se ruèrent vers Ali. Omar se rappela les craintes du Khalife et, pour empêcher que son jeune maître fût dévoré, il le revêtit sans qu’il le sût d’un scaphandre invisible et magique qui le gardait à l’abri : Ali recevait ses admiratrices, se réjouissait de les trouver belles, dansait et jouait avec elles, les emmenait au Maxim’s, aux courses, à Deauville, à trois cents à l’heure dans sa Maserati avec une pluie de contraventions, les déshabillait dans sa somptueuse chambre pleine de coussins, de lamé, de miroirs et de lévriers du désert, batifolait, les embrassait, les chatouillait et s’endormait sans faire rien de plus. Omar se manifestait alors sous la forme d’une grande et forte servante à moustache et évacuait les désolées, dont Ali ne se souvenait plus au réveil.

Mais, à être si bien préservé, le prince, après six mois de séjour à Paris, possédait encore autant d’innocence qu’à son arrivée. Omar, laissant la moitié de lui-même veiller sur son sommeil, fit faire en un instant à l’autre moitié le voyage de Bagdad pour rendre compte à Haroun al Raschid et demander des instructions. Le Khalife l’écouta, assis sur un tapis qui avait mille ans d’âge, les yeux presque clos et les deux mains croisées dans sa barbe.

Enfin, Omar, qui avait gardé sans y penser l’apparence de la servante moustachue, termina par ces deux mots :

— … et voilà !

Le Khalife rouvrit les yeux, releva la tête, regarda le curieux aspect du génie et lui dit :

— Tu as bien l’air de ce que tu es : une vieille bête… Ce n’est pas la peine d’être plus âgé que le mont Ararat pour avoir si peu de jugement… Tu devrais savoir que ce ne sont pas les femmes qui sont dangereuses, mais une femme. Tant qu’elles sont une foule à le vouloir, lui n’en voudra aucune, et il ne risquera rien. Comment veux-tu qu’il apprenne à s’en préserver si tu l’en protèges ? Ce n’est pas sur le sable du désert qu’on apprend à nager. Jette-le à l’eau !…

Trois secondes plus tard, Omar dépouilla Ali de son scaphandre et introduisit dans son lit toutes les filles nues du Crazy Horse Saloon qui venaient de terminer leur spectacle. Mais elles étaient exténuées et s’endormirent. Ce fut seulement la nuit suivante que le prince eut la révélation de ce qu’on nomme les joies charnelles, par les soins d’un bataillon de filles ravissantes qu’Omar avait sélectionnées dans la journée. Il y en avait des brunes, des blondes, des rousses et même des noires et des jaunes, toutes un peu grasses, comme on les aime à Bagdad. Il y en avait dans les fauteuils, sur les coussins et les sofas, dans la baignoire, sur l’armoire incrustée de nacre, sur la table basse en bois découpé, dans le plateau de cuivre et dans le lit, sous les draps, entre les draps, sous chaque couverture et une en travers, à la place du traversin. Cela composait une sorte de jardin mouvant de bras, d’épaules, de seins et de derrières qui découvraient parfois la bouche rose d’un sexe, fleur carnivore et assoupie.

Ali ne se rappela jamais en quelle fleur il avait sombré en premier, puis en combien d’autres. Cette nuit lui laissa un souvenir confus et chaud, comme celui d’une baignade au bord de la plage en plein été : on n’identifie pas les vagues aimables qui vous recouvrent, vous aspirent, vous reçoivent, s’évanouissent…

Il fut d’abord émerveillé par ce jeu nouveau et, comme Allah lui avait donné une grande santé, il s’y amusa beaucoup. Mais en quelques mois il en fut saturé et commença à dire :

— Les femmes ? Bof !…

En vérité, il en avait tant vu qu’il n’en avait vu aucune, mais Omar crut que son éducation était faite. Il fit savoir au Khalife qu’il était temps de ramener l’enfant au bercail. Ali accepta avec joie l’idée du retour. Il commençait à ne plus supporter Paris, son agitation et ses odeurs. Il lui semblait, chaque jour un peu plus, être pareil à la graine de pissenlit que le vent emporte, passant d’un tourbillon à un contre-tourbillon, ne se posant jamais assez longtemps à terre pour y pousser des racines et y goûter l’humus. Parmi les gens qui tourbillonnaient autour de lui en ces voyages sur place, il y avait certainement des hommes et des femmes intelligents et qui lui portaient de l’amitié, peut-être de l’affection, mais il ne pouvait vraiment s’approcher d’aucun ni d’aucune, car ils étaient tous sceptiques et égoïstes. Il ne les entendait jamais parler avec bienveillance de qui ni de quoi que ce fût. Ils critiquaient, ils ricanaient, ils protestaient, ils affirmaient, à la rigueur ils souriaient mais seulement pour montrer qu’ils n’étaient pas dupes. Parfois un regard des grands yeux du prince les décontenançait un instant et ils s’y surprenaient tels qu’ils étaient, comme en un miroir de vérité. Ils se détournaient très vite, ils n’auraient pu supporter de savoir, ils seraient tombés en morceaux.

Quant à Celles de la nuit, elles étaient savoureuses et sans visage, comme les poulardes, les pintades et les cailles bien plumées, serrées les unes contre les autres à un étalage enrubanné pour la fête de Noël.

Le départ fut donc décidé. Ali s’acheta pour rentrer un avion Concorde, qu’il fit bourrer de chocolats pour sa mère et pour les autres femmes de son père. La veille de l’embarquement, voulant passer une dernière soirée tranquille, il décida d’aller au théâtre. Dans la salle qu’il choisit on jouait une pièce d’Anouilh, Ardèle ou la marguerite.

À la demande du directeur de théâtre, qui était son ami, Jean Anouilh avait ajouté un rôle à sa pièce. Il était destiné à Pauline, la fille du directeur. Dès son plus jeune âge elle avait voulu faire du théâtre, mais elle était peu douée. Elle avait échoué six fois au Conservatoire, découragé René Simon et tous les autres directeurs de cours dramatiques et, malgré les amitiés et les relations de son père, n’avait jamais pu faire partie de la distribution d’un spectacle. Elle tirait toutes les sonnettes, couchait avec les directeurs, les auteurs et les metteurs en scène. En vain. Elle était devenue une légende. Elle faisait peur. Son nom prononcé pendant les répétitions hérissait les cheveux des responsables, qui prévoyaient aussitôt la catastrophe. On conjura le sort en mettant à l’amende ceux qui parlaient d’elle, comme de la corde. Elle avait ainsi atteint trente-cinq ans, et la passion et la déception l’avaient tant dévorée qu’elle était maintenant semblable à une chèvre, avec des membres secs et du poil noir qui lui poussait partout. Elle restait belle, cependant, à cause de la flamme dans ses yeux, de sa légèreté chaque jour plus légère, de ses petits seins raides.

Anouilh, amusé, avait inventé pour elle quelque chose d’exceptionnel : vêtue d’une sorte de combinaison sans style, de couleur verte, elle entrait dès le lever du rideau, venait s’asseoir à la rampe, les jambes plongeant dans la salle, et ne bougeait plus. Elle ne faisait toujours pas partie de la distribution, elle n’appartenait pas à la pièce, elle n’était pas un des personnages, elle leur tournait le dos, elle regardait les spectateurs et ne disait rien. Jusqu’au moment où retentissait au lointain le cri terrible du paon et de la femme folle : « Léon ! Léon !… » Alors Pauline se levait, et, toujours face à la salle, répondait en criant : « Merde ! » puis se rasseyait, muette.

L’effet fut prodigieux. Pauline, du jour au lendemain, connut la gloire. Elle resta modeste, ne vivant que pour ce cri, autour duquel elle se concentrait pendant les heures de la journée, le répétant parfois à son balcon au-dessus de Paris, au vingt et unième étage de la Tour de Seine, ou dans la solitude d’un fourré du Bois de Boulogne. Il arrivait qu’elle se crût seule et qu’elle ne le fût pas, et qu’elle emplît de stupéfaction un promeneur, un enfant ou un chien, qui s’enfuyait en courant, la queue entre les pattes.

Bien qu’il eût été le plus parisien des Parisiens pendant un an, Ali restait bien élevé. Il arriva et s’assit, au premier rang, avant le lever du rideau. Quand celui-ci monta vers les cintres, du fond du décor arriva Pauline toute verte. Elle vint prendre place juste en face d’Ali et le regarda. Et lui ne vit plus qu’elle. Il n’entendit rien de la pièce, sauf le Cri. Quand elle le poussa, il se dressa et cria à son tour en lui tendant les bras. Il n’avait pas compris le sens du mot. Il parlait dix-sept langues parfaitement, sauf leurs termes grossiers. Et le cri persan qu’il poussa pour répondre à Pauline signifiait « joie ! ».

Ce fut le début de ces fameuses amours qui occupèrent pendant des mois les premières pages de la presse du cœur. On avait, évidemment, remis à plus tard le retour à Bagdad, poussé le Concorde sous un hangar et racheté le Crillon. Aux inquiétudes d’Omar, qui crut voir en Pauline la femme dévorante, Haroun al Raschid répondit qu’il n’y avait rien à craindre d’une actrice, que celle-ci était incapable de s’attacher à qui que ce fût plus qu’au théâtre, et que cet épisode terminerait convenablement l’éducation du prince.

Pourtant, Pauline paraissait folle d’amour pour Ali, comme Ali était fou d’amour pour elle. Il venait tous les soirs au théâtre et l’emportait aussitôt après la représentation, à demi démaquillée, à demi déshabillée, une jambe verte, une jambe brune, dans sa Lamborghini en trois secondes jusqu’au Crillon, en deux secondes jusqu’à sa chambre. Et les perroquets du jardin se réveillaient pour apprendre un nouveau répertoire : des râles, des halètements, des sanglots, des rires, des clameurs, des soupirs, silence…

Il composa pour elle ce poème immortel :

Ton visage est comme la Lune

Tes seins sont comme la Lune

Ton ventre est comme la Lune

Ta fontaine d’amour est comme le croissant de la Lune

Tes genoux sont comme la Lune

Tes orteils… etc.

C’est ce qu’on peut écrire de plus beau pour une femme, en Orient.

Il ne la quittait pas de la journée. Elle répétait en sa compagnie. D’un bout à l’autre du jardin du Crillon elle lui jetait le Cri, et les perroquets le répétaient avec tous les accents d’oiseaux. Ali ne savait toujours pas ce qu’il signifiait, il ne le lui avait pas demandé, elle n’imaginait pas qu’il pût l’ignorer.

Il lui offrit des kilos de diamants et des kilomètres de perles. Il fit rouvrir les usines Rolls qui étaient fermées depuis un siècle pour lui faire fabriquer une voiture constellée de pierres précieuses et peinte par un miniaturiste venu de Téhéran. À cause de la rareté de l’essence, elle était suivie partout par un camion-citerne qui se ravitaillait directement au pipe-line personnel du prince.

Elle l’emmenait déjeuner dans des bistrots incroyables où on trouvait encore du bifteck-frites nature. Derrière eux, la mode s’emparait de ces endroits insolites, les prix flambaient, le patron était aspiré par l’Amérique, et sur les tables on ne trouvait bientôt plus, comme ailleurs, que l’entrecôte de soja et le vin national, obtenu, dans les vignobles du Sud-Ouest, par la fermentation des vieux papiers.

Elle avait une grand-mère en Auvergne qui lui envoya un saucisson d’âne presque grand comme le doigt. Ils allèrent le manger en pique-nique dans le bois de Saint-Cloud. Ils se réjouirent comme des enfants et laissèrent derrière eux, exprès, un papier presque gras.

Il ne la quittait qu’au moment où elle allait entrer en scène. Il courait à travers les coulisses pour rejoindre sa place au premier rang et être là, assis, au moment où elle arrivait du fond obscur du plateau pour s’asseoir dans le rond d’un projecteur, en face de lui. Elle le regardait, il la regardait, il n’y avait rien d’autre au monde.

Un soir, à l’entracte, il trouva, assis dans la loge de Pauline, dans l’encoignure, sous le portemanteau, avec une jambe de pantalon qui lui pendait sur la tête, un personnage triste et blême, vêtu de noir, portant des lunettes noires et coiffé d’une casquette noire. Pauline le lui présenta avec excitation. C’était Brrojislav Kadin, le célèbre metteur en scène bulgare, le rénovateur du théâtre, célèbre dans le monde entier. Du fond de Sofia, il avait entendu son Cri, et il avait traversé l’Europe pour l’entendre de plus près, et pour la voir. Ali se réjouit pour Pauline, mais cette nuit-là elle fut distraite pendant l’amour et, l’après-midi suivant, au lieu de répéter avec lui dans le jardin, elle le quitta pour la première fois depuis leur rencontre : elle avait rendez-vous au théâtre avec Brrojislav Kadin.

Au bout d’une heure, Ali, fou d’impatience, sauta dans sa Ferrari, freina à mort, usant ses quatre pneus dans un nuage de vapeur de gomme, bondit jusqu’à la loge, la trouva vide, courut en tous sens dans le théâtre désert et finit par trouver Pauline, en collant blanc sale, en train de ramper sur le sol des lavabos, tandis que Brrojislav, assis sur la cuvette, toujours aussi triste et blême, lui jetait comme des insultes des morceaux de phrases rocailleuses après lesquelles elle se contorsionnait sur le carreau, se nouait les bras, tire-bouchonnait une jambe, révulsait les yeux.

Ali, voyant sa bien-aimée dans cette situation horrible, ne prit pas le temps de se demander quelle était la puissance du génie malfaisant qui était en train de la torturer : il bondit sur l’ennemi, le souleva, le fit pivoter et le plongea dans la cuvette, les pieds en l’air. Puis il ramassa Pauline et la serra sur son cœur en la couvrant de baisers et de mots d’amour.

Elle poussa des clameurs et lui frappa le visage de ses deux poings. Surpris, il la lâcha, elle courut à Brrojislav, le tira de la cuvette comme un merle tire un ver de son trou, lui essuya les joues, lui baisa les mains, pleura. Il n’avait pas perdu ses lunettes.

Puis elle se tourna vers Ali et d’une voix glacée lui dit qu’il n’était qu’un bourgeois inculte qui par sa bêtise avait interrompu un moment sublime : elle était en train de répéter du Brecht ! Le plus grand metteur en scène du monde, celui qui avait réinventé tout le théâtre, en supprimant les décors, les costumes, les lumières, le texte, était venu exprès pour elle du fond de l’Europe, et voilà comment il était reçu : Imbécile ! imbécile ! imbécile !…

Elle s’agenouilla devant le Bulgare qui s’était rassis sur la cuvette sans émotion apparente. Il avait l’habitude d’être persécuté. C’est le sort du génie. Elle lui baisa les genoux et lui demanda pardon. Il fit un geste et prononça quelques mots qui ressemblaient à un tas de cailloux qu’on vide dans un broc. Elle ne connaissait pas le bulgare, il ne parlait pas le français, mais le théâtre est un langage universel. Elle comprenait. Ce qu’il venait de dire signifiait : « On enchaîne. » Elle se renversa en arrière sur le sol, allongea son bras droit au-delà de sa tête, et se fit un tour-du-cou avec le gauche. Ali, désemparé, les yeux pleins de larmes, vit les pointes dures de ses petits seins essayer de percer le collant sale pour lui faire un signe de reconnaissance. Puis il ne les vit plus : Pauline s’était retournée sur le ventre, et léchait le carreau.

Deux mois plus tard, Ali était devenu pareil à l’ombre d’Ali. Il passait ses nuits à pleurer et à gémir, et ses journées à mille tentatives pour essayer de parvenir jusqu’à Pauline, qui, après la scène des lavabos, n’avait plus voulu l’entendre ni le regarder ni se laisser effleurer par lui du bout du petit doigt.

Elle avait vendu une poignée de diamants, et subventionnait Brrojislav qui allait monter Le Cid comme on ne l’avait jamais vu. Elle répétait chaque jour sur le quai de la station désaffectée du Champ-de-Mars, où auraient lieu les représentations. Brrojislav, parvenu au sommet de son évolution, avait décidé de supprimer aussi les spectateurs. Ceux qui voudraient voir la pièce prendraient le métro et regarderaient en passant. Pas de privilèges.

Pauline jouait Don Gormas. Rodrigue était interprété par une vieille femme énorme. Pourquoi réserver aux hommes, et aux hommes jeunes et beaux, l’exclusivité du rôle du héros, et le refuser aux femmes et aux affreux ? Pas de ségrégation.

Le duel avait lieu en scène. Les deux personnages, en collants sales, rampaient l’un vers l’autre longuement, essayaient de se redresser, se ramollissaient, s’écroulaient, et ne bougeaient plus. Alors Chimène, jouée par un Noir barbu, venait regarder les deux corps immobiles et disait doucement : « Papa est mort » en grattant ses cheveux papous. C’étaient les seuls mots du spectacle. Le texte de Corneille était remplacé par un enregistrement du marché au poisson, avec une phrase qui revenait toutes les trente-sept secondes : « J’ai du maquereau à trois francs cinquante, frais comme l’œil !… » Obsédante et tragique. La voix impitoyable du destin.

Pauline avait loué les services de quatorze anciens paras, mercenaires, gorilles présidentiels, avec pour unique mission d’empêcher Ali de s’approcher d’elle à portée de voix ou du regard. Ali appela Omar à son aide. Le vieux génie se manifesta sous les traits traditionnels d’une fumée sortant d’une bouteille, mais lorsque Ali lui demanda de neutraliser les gardes de Pauline, il matérialisa au milieu de la vapeur un visage coiffé d’un turban pour rappeler à son jeune maître que le traité international de Salomon, de l’an 1411 avant le Prophète, interdisait à tout génie d’user de ses pouvoirs à l’encontre d’un ressortissant d’un pays ami ou allié, client du pétrole.

Ali objecta qu’il ne s’agissait pas de leur faire du mal, mais de les neutraliser momentanément.

— Impossible, dit Omar. Je ne pourrais pas, même si je voulais. Notre pouvoir est fait de conviction intime. Rien de plus facile que de soulever une montagne si on est persuadé qu’on le peut. Mais si j’ai une crainte, un remords, un doute, c’est fini. C’est comme en amour. Un garçon de vingt ans devient pareil à un vieillard s’il sait ou s’il croit qu’on lui a jeté un interdit. Il commence à douter de lui, et il fond…

— Mais tu n’as plus vingt ans ! dit Ali.

— Merci à Dieu ! dit Omar. Dieu est le seul Dieu.

— Tu es sage et puissant. Si tu veux…

— Impossible ! dit Omar.

Et comme Ali insistait, suppliait, ordonnait, il fit « non, non » avec sa tête et son turban, et rentra dans sa bouteille.

En réalité, il aurait pu. Mais il obéissait aux instructions du Khalife qui lui avait dit :

— Laisse-le se débrouiller tout seul…

Et Ali se débrouilla. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Les chèques, ou même les billets de banque enduits de saleté et de microbes, sont aussi puissants que les plus puissants génies. Sur les quatorze gardes du corps, du corps tant désiré de Pauline, treize se laissèrent acheter très cher, le quatorzième ayant dû être transporté à l’hôpital pour une appendicite chaude. Et Ali se trouva enfin en face de sa bien-aimée, dans sa chambre d’or, au septième étage de la tour ronde qu’il lui avait fait construire au centre du Rond-Point des Champs-Élysées, avec une autorisation spéciale du conseil municipal de Paris qui lui avait coûté trois pétroliers de cinq cent mille tonnes. Pleins.

Ce chef-d’œuvre, de style minaret, se composait d’une suite de pièces les unes au-dessus des autres, avec des jets d’eau murmurants et des perroquets, bien sûr, et des coussins et des tapis.

Pour cette entrevue, Ali s’était fait aussi beau qu’il espérait pouvoir l’être. Il avait fardé ses yeux, revêtu le costume de son pays en soie couleur de sable ensoleillé, et coiffé un turban vert comme la cime d’un palmier, qu’ornait, entre les yeux, un rubis de trois livres. Il tenait dans sa main droite une rose rose, juste arrivée d’Ispahan.

Quand il entra dans la chambre de Pauline, il la trouva couchée à plat ventre sur un des tapis précieux qui ornaient le sol, les coudes à terre, le menton dans les mains, le nez sur un livre : une édition allemande de l’œuvre de Corneille. Brrojislav exigeait de ses acteurs qui n’auraient rien à dire qu’ils connussent par cœur le texte de toute la pièce, chacun dans une langue différente, pour donner au silence des personnages une dimension universelle. Pauline ne savait pas un mot d’allemand. C’était pour cela que Brrojislav avait choisi l’allemand pour elle. Le théâtre n’est pas une plaisanterie, une petite rigolade pour amateurs. C’est du travail, du travail, du travail. À force de travail et de décontraction, on obtient la sublimation de la non-communication, et alors tout devient possible, au plan primordial de l’humain.

Pauline était entourée d’une constellation de mégots dont certains avaient fait des trous dans le tapis de deux mille ans. Au centre des mégots et des trous elle était couchée sur le ventre, nue, le menton dans les mains, lisant à mi-voix, avec une prononciation personnelle, une suite horrible de mots dont elle savait ce qu’ils voulaient dire sans connaître leur signification. Elle saurait son texte, elle le saurait, elle le saurait ! Pas de problème. Elle ne s’était pas peignée depuis quinze jours. Il y avait des mégots, aussi, dans les boucles emmêlées de ses cheveux noirs.

Elle n’avait pas entendu entrer Ali. Elle continuait de lire. Elle travaillait. Elle était consciencieuse. Ali fut ému jusqu’aux larmes à la vue de son petit derrière. Il s’agenouilla près d’elle et improvisa à haute voix une nouvelle strophe à son poème :

Ton derrière est comme les deux moitiés de la Lune

Ton devant…

Au son de la voix d’Ali prononçant le nom de son derrière, Pauline se retourna comme s’il l’avait brûlé.

— Vous ! Comment êtes-vous entré ?

Ali fit avec sa main qui tenait la rose un geste vague qui voulait dire « Peu importe… ».

— Je t’aime et j’entrerai partout où tu es…

Elle se leva et lui montra la porte :

— Moi, je ne t’aime plus et je te prie de sortir ! Tout de suite ! Compris ?

Non, il ne comprenait pas, il ne pouvait pas comprendre une chose aussi absurde et monstrueuse. Il lui donna sa rose qu’elle foula sous ses pieds nus parmi les mégots. Elle ne fut pas piquée au talon parce qu’il en avait retiré les épines. Il la supplia, rampa sur le sol comme il lui avait vu faire dans les lavabos, il prit le téléphone et en trois minutes lui acheta le château de Chambord et Saint-Tropez tout entier, avec un aérotrain pour aller de l’un à l’autre. Elle continuait de lui montrer la porte.

Alors, naïvement, il revint à l’essentiel : il déroula les quatorze tours de sa ceinture de soie et d’or, pour libérer son pantalon bouffant et lui montrer son amour qu’elle avait tant aimé et qui tendait vers elle un bras superbe et suppliant.

Ce fut en vain. Elle n’en voulait plus, elle ne voulait même plus le voir, cachez-moi cette horreur, vous n’avez pas honte ? Elle ne voulait plus rien voir de lui, plus rien recevoir, plus de diamants, plus de châteaux, plus de trains aérodynamiques, elle en avait assez, assez, assez, c’est tout de même facile à comprendre, non ?

Il comprit. Il sortit de la chambre d’or. Il descendit les sept escaliers de cèdre. Il sortit de la Tour. Il traversa le Rond-Point, hors des clous, en diagonale, au moment du changement des feux. Les voitures qui n’avaient pas fini de traverser et celles qui commençaient de traverser se rejoignirent sur son corps. Omar l’avait heureusement, à la dernière seconde, transformé en pavé de granit, sous l’asphalte. Il le transporta directement de là dans sa chambre du Crillon où il avait dans le même temps rassemblé les plus belles filles des premières nuits. Elles s’emparèrent d’Ali en poussant des cris de joie et, cinq heures plus tard, il s’endormit d’un profond sommeil. Quand il se réveilla, il ne lui fallut qu’un instant pour se rappeler l’indifférence de Pauline. Il se leva, marcha jusqu’à la fenêtre, l’ouvrit, l’enjamba et se laissa tomber du haut du troisième étage sur la mosaïque du jardin. Omar le cueillit à mi-chemin et, ne voulant plus courir de risque, ne le lâcha plus. Ils se retrouvèrent ensemble, quelques instants plus tard, à Roissy, dans le Concorde, qui s’envola aussitôt.

Pendant qu’il survolait la Méditerranée, Pauline reçut une lettre bulgare de Brrojislav. Elle était manuscrite mais photocopiée. Chacun des interprètes du Cid avait reçu la même. Il leur fallut plusieurs jours pour obtenir une traduction et connaître la nouvelle : le metteur en scène, parvenu au sommet de son génie, avait décidé, après les décors, le texte et les spectateurs, de supprimer également les acteurs, restituant ainsi au théâtre, dans son dépouillement total, l’intégrité de ses virtualités.

On annoncerait les représentations, on publierait la distribution, on couvrirait d’affiches les murs de Paris. Et le lieu scénique resterait vierge. Les passagers du métro, passant à soixante à l’heure devant le quai vide de la station désaffectée ne verraient rien et n’entendraient rien. Ils pourraient alors imaginer ce qu’ils voudraient, chacun à sa façon. Ainsi serait enfin réalisée la multiplicité simultanée du spectacle, qui n’avait jamais encore été atteinte. Et, s’ils n’imaginaient rien, alors l’inimaginable lui-même s’ajouterait à tous les possibles, dans la pénombre du quai désert.

Lorsque lui fut révélée la teneur du message, Pauline en fut d’abord bouleversée d’admiration. Puis il y eut un long moment où elle se trouva aussi vide et désaffectée que la station elle-même. La troisième étape de son état d’âme fut une réflexion raisonnable : c’était elle qui payait, elle était en mesure d’exiger que sur les affiches son nom fût le plus gros. Elle eut une discussion horrible avec Brrojislav, qui voulait que le nom le plus gros fût le sien. Le génie, n’était-ce pas lui ? « Et l’argent, c’est moi ! » répondait Pauline. Le dialogue se déroulait en bi-langue. Brrojislav crachait des avalanches de rochers bulgares. Pauline hurlait le Cri d’Anouilh. Ils se comprenaient. Ils finirent par se mettre d’accord. Toutes les palissades des Champs-Élysées, tous les murs vacants de la capitale reçurent une immense affiche rouge imprimée de leurs deux noms égaux en énormes caractères noirs. L’imprimeur avait réussi à loger entre les deux une ligne de machine à écrire : Le Cid, de Corneille.

Un mot dans Ardèle avait valu à Pauline la gloire. Son absence dans Le Cid en fit une star. Hollywood la demanda. Elle refusa. Elle pouvait se le permettre. Rien n’était désormais susceptible de la faire tomber des cimes où elle avait accédé. Elle méprisait le cinéma. C’était une bête de théâtre. Elle accepta d’entrer à la Comédie-Française. Elle joua Phèdre. Elle fut sublime. On vint la voir du monde entier. Il avait fallu lui faire une concession : à sa dernière sortie, au moment d’aller vers la mort, elle poussait le Cri. Après en avoir conféré, l’administrateur et le ministre avaient accepté, parce qu’il était signé Anouilh.

Aussitôt arrivé à Bagdad, Ali courut se jeter aux pieds du Khalife.

— Père ! lui dit-il, elle ne m’aime plus !… Je ne peux plus vivre !…

Haroun al Raschid regarda son fils gravement, lui dit :

— Allez donc distribuer les chocolats à vos mères, qui les attendent depuis si longtemps…

Ali fit trêve à son désespoir pour accomplir ses devoirs filiaux. Les chocolats avaient longuement moisi sous le hangar de Roissy, mais Omar leur rendit d’un mot toute leur fraîcheur.

— Omar, dit le Khalife, tu n’as pas bien veillé sur notre fils bien-aimé…

— Ô Seigneur des Croyants, j’ai fait de mon mieux, mais nous étions dans un pays étrange où les femmes sont libres et malheureuses, et les hommes instruits et stupides. Chacun fait le contraire de ce qu’il devrait faire pour être heureux, puis il accuse les autres de son malheur. J’avais beaucoup de difficulté à les comprendre, et peut-être, à un moment donné, ai-je été en retard d’une microseconde… Punis-moi, maître, mets le bouchon sur ma bouteille, et enferme-moi pour mille ans…

— Non, dit le Khalife. Tu n’y pouvais sans doute rien… Ali a attrapé une mauvaise maladie d’Occident. Ils nomment cela amour, et, comme tu l’as bien compris, c’est justement son contraire. Ils disent « Je te veux, je te prends, tu es à moi… ». Est-ce cela, aimer ? N’est-ce pas plutôt dévorer ? Et, lorsque la nourriture se sauve, ils croient qu’ils vont mourir d’inanition. Alors qu’il suffit de tendre la main…

— Quel est le remède à cette maladie, maître ? Dois-je aller le chercher ? Dis-moi où…

— Le temps, mon bon Omar, rien que le temps… Il faut laisser passer le temps…

Mais à mesure que le temps passait, Ali perdait du poids et des couleurs. Il semblait, effectivement, être en train de mourir de faim. Et comme cela n’allait pas assez vite, dans l’année qui suivit, il tenta cinq fois de se donner la mort. Omar, bien entendu, veillait et intervint. Mais même pour un génie, ce n’était plus une vie.

À la sixième fois, le Khalife prit une colère terrible. Il alla s’asseoir sur le trône de justice et fit comparaître Ali devant lui. De sa propre main il lui donna dix coups de canne, comme à un serviteur indigne, puis lui dit :

— Ô mon fils bien-aimé, toi mon préféré, toi que j’ai engendré avec les gouttes les plus précieuses de ma vie, voilà que tu me couvres de honte et que tu offenses Dieu à chacun des instants qu’il te donne…

— Il n’y a qu’un seul Dieu, dit la voix d’Omar invisible.

— C’est Dieu ! répondit Haroun al Raschid.

Ali restait muet. Prosterné devant son père, le front sur le tapis, il n’entendait rien et ne comprenait rien.

— Dieu, poursuivit le Khalife, t’a placé, comme chaque vivant, au centre de sa Création. Le centre de l’Infini est partout. Il y a un centre pour chacun. Et autour de toi il a installé le théâtre permanent des joies et des merveilles et t’a donné les moyens de les savourer par tous les sens de ton corps et toutes les intelligences de ton esprit. Il t’a donné la lumière et l’ombre, la chaleur et le froid, le ciel bleu et la pluie, l’oiseau et le scorpion, la rose et l’épine… La rose sans l’épine ne serait qu’une pivoine, et dans la lumière sans l’ombre, tout l’univers serait plat. Or, voici que tu dédaignes les dons infinis de Dieu et que tu cherches à détruire la merveille des merveilles, ce corps si compliqué et si simple dans lequel il a logé ton âme pour qu’elle puisse jouir de Sa Création entre deux séjours dans Son Paradis. Et pourquoi ? Parce qu’un des grains de poussière qui composent l’infini s’est détourné de ton chemin… Aurais-tu perdu la raison ?

Ali ne répondit pas. Le front sur le tapis, les yeux fermés, il revoyait le petit derrière de Pauline au milieu de la constellation des mégots. Et toute la Création, pour lui, c’était cela. Et cela lui avait été arraché. Il était nu au milieu du néant et des ténèbres.

— Malgré tout l’amour que je te porte, dit le Khalife, je dois te punir.

Et il fit venir le bourreau.

C’était un colosse indifférent. Il exécutait ce qui lui était ordonné, sans plaisir ni répulsion, ni aucune méchanceté. Sur l’ordre du Commandeur des Croyants, il prit Ali dans ses bras énormes et l’emporta au centre du Jardin du Printemps. Là se dressait le Pavillon de Dentelle de Marbre, qui avait été construit par le grand-père d’Haroun al Raschid pour servir de résidence à toute femme du harem qui se fût trouvée mécontente de son sort. Il n’avait jamais servi.

Le bourreau déposa Ali au creux d’un sofa, sur la terrasse ombragée par des palmes, et se retira dans un coin, debout, immobile.

Devant le prince, c’était le printemps. Des fleurs de toutes formes et de toutes couleurs s’épanouissaient en extase, de jeunes faons ouvraient leurs lèvres vers les feuilles tendres qu’ils ne savaient pas encore goûter, des nuages légers naissaient, s’arrondissaient, s’évanouissaient dans le ciel bleu que parcouraient des vols d’oiseaux venus du reste du monde, les ruisseaux éclaboussaient de perles les primevères et les myosotis, des jeunes filles nues s’y baignaient jusqu’aux chevilles. Elles étaient roses. D’une main elles se cachaient la bouche et aussi parfois, de l’autre, le sexe, par délicate pudeur.

Haroun al Raschid, accablé de douleur, n’avait pas quitté son trône depuis qu’il avait fait comparaître son fils. Quand vint le crépuscule il demanda à voix basse :

— Omar, a-t-il regardé ?

— Heu… heu… dit une voix dans l’air transparent.

— Omar, ne mens pas !

Il y eut un immense soupir, puis la voix d’Omar dit :

— Non, maître, il n’a pas regardé…

À ces mots, des larmes coulèrent sur les joues du Khalife et roulèrent le long de sa barbe, sur les marches du trône et jusqu’au milieu du tapis de trois mille ans.

— Alors, dit-il, que la punition commence…

— Oh maître ! maître ! non !… supplia Omar.

Mais le Khalife fit un signe, et sur la terrasse du Pavillon de Dentelle de Marbre le bourreau se mit en mouvement. Il tira de sa ceinture son poignard aigu, s’approcha du prince et lui creva les yeux.

Ali poussa un cri affreux, mais Omar délivra son jeune maître de la souffrance. Le bourreau le prit dans ses bras énormes et le transporta dans une chambre intérieure, où il l’étendit avec précaution sur des coussins, après l’avoir entièrement déshabillé.

La nuit s’approchait dans une douceur bleue. Un rossignol se mit à chanter, un autre lui répondit, un merle les persifla, et l’oiseau-jaune-du-soir, l’oiseau-retroussé, l’oiseau-miel, l’oiseau-qui-rêve, l’oiseau-doucement-gong, l’oiseau-en-haut, l’oiseau-de-l’herbe, l’oiseau-lune chantèrent chacun leur chanson. Et elles ne se mélangeaient pas et ne se contredisaient pas, elles n’étaient pas ensemble mais chacune à sa place, et chacune avait la place qu’il fallait. La brise de la nuit passait sur les buissons dont les fleurs étaient closes et apportait les chansons dans la chambre du prince, à travers les mille dentelles du marbre comme elle l’avait fait pendant mille et mille nuits, et sous la douceur de ses doigts toutes les arêtes du marbre s’étaient arrondies.

Elle apportait aussi le tout petit rire des ruisseaux, et le rire léger des jeunes filles qui allaient s’endormir, un peu loin. Et, juste au pied du mur de dentelle, le bruit de la fourrure du ventre d’un faon qui touchait l’herbe en se couchant.

Elle apportait aussi le parfum de l’azalée orange et celui des jacinthes, et celui des jeunes feuilles de figuier, et l’odeur du cyprès toujours vert, et juste une goutte violette de violettes, et l’odeur transparente de l’eau qui court et mouille l’air.

Et le bruit très lointain, juste comme un souvenir, de la ville qui continue de faire du bruit quand elle dort.

À l’aube, quand s’éleva le chant du coq-qui-est-à-trois-kilomètres, le Khalife demanda :

— A-t-il écouté ?

— Euh… euh…

— Omar, je veux la vérité !

— Non, maître, il n’a même pas entendu…

— A-t-il senti ?

— Non, maître, il n’a rien senti.

— Mais peut-être dormait-il ? demanda le Khalife avec un brin d’espoir.

— Non, maître, il n’a pas dormi.

Alors des larmes coulèrent sur la barbe du Commandeur des Croyants, qui était toujours assis sur le trône de justice, et il fit un signe.

Le bourreau tira son poignard, entra dans la chambre du prince, lui coupa le nez et les oreilles et lui creva les tympans.

Dans la salle de justice, des larmes naquirent au milieu de l’air et tombèrent sur le sol. C’était Omar qui pleurait.

Des serviteurs apportèrent au prince du thé à la rose et de l’agneau rôti, un couscous léger comme un duvet de colombe, et du rahat loukoum, des cornes de gazelle et des gâteaux d’amande. Comme il n’y touchait pas, le Khalife supposa qu’il avait peut-être pris des goûts différents pendant son séjour à Paris, et lui fit apporter du foie gras, du homard thermidor, des endives meunières, une escalope de veau, des petits pois, une pomme Golden et un café liégeois.

Mais, au milieu de la deuxième moitié du jour, le prince n’avait touché à rien. Alors le bourreau lui ouvrit la bouche et lui trancha la langue.

Le souffle d’Omar cicatrisa la plaie et ôta la douleur. La seule souffrance que ressentait Ali résidait à l’intérieur de lui-même : c’était le déchirement de l’absence de Pauline. Le monde qu’il ne pouvait plus voir, ni entendre, ni sentir, ni goûter, ne lui manquait pas. Il l’avait déjà perdu en perdant la joie de le connaître, et en remplaçant l’élan universel par un seul regret.

Il pouvait encore toucher. La fine extrémité de ses doigts était capable de connaître les différences de deux grains de sel, l’intérieur de ses mains où des lignes dessinaient son destin pouvait savoir si le poli du chapelet qu’on y posait était celui de l’ambre roux ou celui de l’ambre blond. Un serviteur y mit un bouquet de feuilles fraîches. Il les rejeta. Une servante posa sur son ventre nu un chat persan endormi. Il le repoussa.

Une jeune fille qui se baignait sous la pluie d’une fontaine traversa lentement le soleil qui la sécha et la tiédit en lui laissant sa fraîcheur, entra dans la chambre d’Ali, s’agenouilla près de lui, lui prit les deux mains et les posa sur ses seins comme des oiseaux. Elles y restèrent un instant, ne les reconnurent pas comme étant les Uniques, glissèrent et tombèrent.

Alors le bourreau entra avec deux aides. Ils soulevèrent chacun un bras du prince, et le bourreau les trancha avec son sabre. Et les larmes d’Omar cicatrisèrent les plaies et ôtèrent la douleur.

Le prince restait étendu sur les coussins, indifférent à ce qu’il avait subi. Il ne mangeait ni ne buvait, mais Omar le faisait vivre. Il passa deux semaines sans se lever ni faire un pas. Alors le bourreau lui trancha les jambes au-dessous des genoux.

Ainsi Ali était-il devenu charnellement semblable à ce qu’il était en esprit depuis le commencement de son chagrin : mutilé de tous ses sens et de tous ses membres, sauf le membre masculin, dont la lance enfoncée en lui-même y versait le poison d’un désir unique.

Toutes ses pensées venaient et revenaient sans cesse vers sa peine et s’y déchiraient. Posé sur les coussins, il n’était plus qu’un emballage informe enfermant la douleur qu’il nourrissait de lui-même et dont il se nourrissait.

Haroun al Raschid se leva du trône de justice, mais les forces lui manquèrent. Ses jambes ne pouvaient plus le soutenir, bien qu’il fût devenu léger comme une feuille sèche. Il se fit transporter par Omar dans la Mosquée Blanche, se prosterna et pendant douze heures prononça le nom de Dieu en lui demandant pardon et compassion pour son fils.

Une puce piqua Ali à la joue droite, près du coin de la bouche. Il voulut se gratter mais il n’avait plus d’ongles plus de doigts plus de mains plus de bras. Il s’en rendit compte, et s’en souvint. Parce qu’il ne pouvait pas la gratter, cette minuscule démangeaison devint insupportable. Il essaya de la lécher mais il n’avait plus de langue. Avec ses moignons il se traîna droit devant lui jusqu’à ce que sa tête cognât le mur. Il y appuya sa joue avec un soulagement indicible, frotta et frotta et frotta encore contre la douce peau du marbre l’endroit de la piqûre. Les délices envahirent sa joue et de là se répandirent dans son corps. Le marbre était frais, et il sut ainsi que c’était la nuit. Alors dans sa tête s’éveillèrent les chants des oiseaux et des ruisseaux et de l’herbe que ses oreilles avaient reçus et qu’il avait refusé d’entendre. Et les parfums s’éveillèrent à leur tour et emplirent sa poitrine. Il gonfla ses poumons et les vida et les gonfla encore et connut le bonheur de se sentir respirer et de le savoir. Il se dressa autant qu’il le put sur ce qui lui restait de jambes et avec tout ce qui lui restait de peau se colla contre les dentelles de marbre pour les sentir avec son front, avec ses joues, avec sa poitrine et avec son ventre. Il se roula de joie dans les coussins et sur la mosaïque au-dessous des coussins. Il sentait avec son dos et avec ses côtés et son ventre la soie et les broderies et les vernis des carreaux minuscules, et les petites langues, entre eux, du ciment. Il frappa le sol avec son front et remercia Dieu de l’avoir fait vivant pour le placer au centre de son univers, et de lui avoir donné un esprit pour le savoir. Il s’aperçut à ce moment que depuis la piqûre de la puce il avait oublié Pauline. Il se mit à rire et, en se ressouvenant d’elle, il souhaita qu’elle fût aussi heureuse que lui, quoi qu’elle fît.

Alors le miracle survint. Ce ne fut pas Dieu qui le suscita. Dieu ne fait jamais de miracle, car Sa création est parfaite, et ce qui est parfait n’a pas à être réparé. Un miracle est un phénomène naturel qui se produit tout seul quelque part lorsque s’y trouve réunie une assez grande quantité d’amour. En cet instant, Ali brûlait d’amour pour Pauline alors qu’il s’était jusqu’alors consumé de pitié pour lui-même. Il ne pensait plus : « elle est à moi, je la veux ici », mais : « elle est elle, qu’elle soit heureuse où qu’elle soit ». Il brûlait d’amour pour l’univers qu’il ne voyait plus et n’entendait plus. Il brûlait d’amour pour Dieu qui lui permettait de se souvenir d’avoir vu et entendu, et pour lui avoir laissé la joie de respirer et de le savoir, la joie de sentir son propre poids sur son ventre et sur sa poitrine contre le sol, et la fraîcheur des petits carreaux de mosaïque contre son front et ses joues. Il brûlait d’amour pour la puce. Il se souvenait de son père et du bourreau et les remerciait de l’avoir arraché à la nuit pour l’amener à la conscience et à la lumière.

Alors, parce que ne demeurait plus en lui la moindre trace de regret, d’amertume, d’insatisfaction, de douleur imaginaire, parce qu’il était devenu une fontaine de joie, tout ce qui avait été enlevé à son corps lui fut rendu.

Le jour se levait. Le coq-qui-est-à-un-kilomètre chantait pour la septième fois. Le Commandeur des Croyants, prosterné dans la Mosquée Blanche, se releva sur ses jambes légères, transporté par le bonheur. Il sut que ses heures maintenant seraient courtes, mais qu’un fils enfin adulte allait lui succéder à la tête de l’Empire pour y faire régner, autant que cela fût possible, la sagesse et la paix.

Omar, soulagé et épuisé, s’endormit pendant trois secondes, pour la première fois depuis dix mille ans.

Ali, nu dans sa splendeur, sortit du Pavillon de Dentelle et fut reçu par le soleil levant. Tous les oiseaux du matin se mirent à chanter. Les jeunes filles roses qui se baignaient dans les ruisseaux jusqu’aux chevilles devinrent plus roses encore, et se cachèrent la bouche à deux mains. Il n’y a qu’un seul Dieu, c’est Dieu.