MONSIEUR CHARTON
Ce que M. Charton regretta le plus, quand il eut cessé de travailler, ce fut son pavillon de banlieue. Les hommes regrettent toujours, ou espèrent. L’un et l’autre leur permettent de supporter le moment présent comme une transition.
Il faut reconnaître que son pavillon de banlieue était bien. À une heure douze minutes à partir de la gare Saint-Lazare, plus vingt minutes de marche par beau temps. Vingt-cinq minutes les jours de pluie. Il connaissait toutes les flaques, même la nuit il n’hésitait pas. Mais il fallait le temps de les contourner. Il n’avait pas les moyens de mettre les pieds dedans, de marcher droit, fût-ce en relevant ses bas de pantalon. Il ne pouvait pas acheter une paire de chaussures tous les ans. En banlieue, il y a souvent des jours de pluie, beaucoup plus qu’ailleurs.
De la gare Saint-Lazare à l’entreprise de fers et ciments, rue Cambronne, dont il était le chef comptable, il fallait compter une demi-heure de métro (changer à Pasteur). L’autobus était plus rapide, mais trop cher. Pour se trouver à neuf heures assis devant ses livres, il se levait chaque matin à cinq heures et demie. Il disait que c’étaient ces levers matinaux qui le tenaient en bonne santé, le gardaient si vert. Tandis que sa femme, qui ne se levait qu’à huit heures, est morte. Ils n’ont pas eu d’enfants, parce qu’ils ne pouvaient pas s’offrir en même temps des enfants et un pavillon. Ils l’ont payé année par année. Et puis sa femme est morte, et deux ans après, pendant qu’il était à la fenêtre de son bureau, rue Cambronne, en train de regarder les fleurs de la D.C.A. s’ouvrir dans le ciel bleu autour des petits avions d’argent, une grosse bombe est entrée dans son pavillon par le toit, est descendue jusqu’à la cave, a éclaté, et le pavillon s’est dispersé en morceaux dans les jardins. Le soir, il n’a retrouvé qu’un trou. S’il n’avait pas eu son travail, il serait tombé malade, peut-être serait-il mort. Mais qui l’aurait remplacé devant ses livres ? Son patron était un gros homme, avec une épaisse moustache blanche, comme avant la guerre de mil neuf cent quatorze. Il lui a dit que la maison lui devait bien quelque chose, après vingt-trois ans de fidèle comptabilité, et c’était vrai. Il lui a donné ce quelque chose pour remplacer son pavillon, il lui a donné une bicoque au bord de la mer, deux pièces en bas, deux à l’étage, un grenier, un puits et un jardin. Pas beaucoup de patrons en auraient fait autant. Il n’y avait plus mis les pieds depuis longtemps. Elle avait été occupée par les réfugiés, puis par les Allemands, puis par les F.F.I. Il ne savait pas dans quel état elle se trouvait. Il la lui a donnée. Il lui a dit : « M. Charton, je viens de vendre le machin. Je me retire, j’ai fait assez de machin dans ma vie, assez de travail, je vais me reposer. Je vous conseille d’en faire autant. Laissez tout le machin au jeune Millat. Allez donc vous installer dans la bicoque. Vous verrez, c’est charmant, c’est là que je passais mes vacances quand j’étais gamin. C’est plein de machin. »
M. Charton s’est installé. Il ne restait rien dans la maison. Les réfugiés avaient brûlé les mauvais meubles, et les Allemands déménagé les bons. Et les F.F.I. avaient tracé des croix de Lorraine, des faucilles et marteaux et des V dans toutes les cloisons, à la mitraillette.
Dans une vente aux enchères, il a acheté un lit, deux tables, quatre chaises, une cuisinière, un seau hygiénique, un réchaud à pétrole, une échelle, un édredon, et une statue en plâtre bronzé représentant une chasseresse et son lévrier, pour mettre sur la cheminée de sa chambre. Il s’est installé. Il a bouché les trous, remplacé les tuiles cassées, il a scié, cloué, collé, repeint, comme il faisait, par petits morceaux, le dimanche, dans son pavillon.
Quand il en a eu fini avec la maison, il a regardé le jardin. Et c’est alors qu’il s’est mis à regretter son pavillon de banlieue. Là-bas, il n’avait qu’un petit jardin, mais quel jardin ! Plat comme un billard, pas un brin d’herbe, pas une feuille d’ombre.
Debout sur le pas de la porte, il regardait. Ses longs bras maigres pendaient le long de son corps. Il était vêtu d’un veston noir et d’un pantalon rayé. C’étaient ceux qu’il portait le jour du bombardement. Il avait touché une tenue de sinistré, en drap kaki. Il la gardait pour le dimanche. Les autres jours, il achevait d’user son costume de bureau. Aux genoux, les rayures du pantalon disparaissaient dans le dessin de la trame, mise à nu.
Il regardait le jardin. Il l’avait déjà bien vu, il en avait fait le tour plusieurs fois, mais en ce moment il se demandait par où il allait commencer.
Il avait dû être, dans sa jeunesse, blond, peut-être roux, car le vent de mer et le soleil, au lieu de brunir son visage, semblaient l’écorcher, tiraient le sang à fleur de peau. La couronne de cheveux qui lui restait autour de la tête avait pris une sorte de couleur de mastic, ou de tabac de vieux mégot américain longtemps délavé par la pluie. Il était plutôt grand, et ses joues rouges étaient maigres. Il s’était toujours promis, quand il prendrait sa retraite, de ne plus se raser que le dimanche, de se libérer enfin de cette obligation de se raser tous les matins. C’était une des principales libertés que la retraite devait lui apporter. Il l’avait espérée tous les matins, au moment où il repassait son rasoir. Il n’aimait pas se raser, il avait la peau sensible.
Mais une habitude qui vous tient depuis l’acné ne vous lâche pas si facilement au temps des dents branlantes. Chaque jour, après s’être débarbouillé dans sa cuvette en émail, il empoignait son blaireau. Il ne pouvait pas s’en empêcher.
Ses yeux avaient pris la même couleur que ses cheveux, et l’iris semblait usé sur les bords, il n’avait pas une limite franche, il se continuait par des veinules jaunâtres dans le blanc de l’œil. Il n’y avait pas la moindre étincelle de joie dans ces yeux, pas un reflet de ciel, ils n’étaient jamais traversés par l’image du vol d’un oiseau ou d’une branche balancée. Ils ne reflétaient rien.
Il se rendait compte qu’il allait entreprendre un travail énorme. Au bout du jardin, au sud, se dressait un bouquet de pins fort âgés si l’on en jugeait par leur taille. Au-dessous d’eux, le sol était recouvert d’un tapis de douces aiguilles, horizontalement allongées et bien tissées les unes dans les autres, et que la graminée la plus audacieuse ne parvenait pas à traverser. Mais les pins étaient dominés par un arbre plus grand encore, un chêne vert qui était peut-être né au temps de Louis XIV. C’est de cette espèce dont les feuilles, à peine plus grandes que l’ongle du pouce, ne tombent point en automne et restent vertes tout l’hiver, d’où le nom de chêne vert. Sur ses racines on peut cultiver des truffes, mais il faut des conditions de terrain, une terre un peu rouge. Ce n’était pas celle du jardin. Et M. Charton ne voulait pas de truffes, il voulait des pommes de terre, des poireaux, des carottes, des haricots verts, des petits pois, et un carré de luzerne pour ses lapins.
Contre le mur de l’est du jardin s’épanouissaient un mimosa et un laurier-rose, et de là jusqu’à la maison il y avait encore un cerisier, un figuier, un énorme lierre qui encapuchonnait le puits, recouvrait un bon quart du mur de l’ouest et même rampait au sol, mélangé aux liserons, jusqu’au poirier qu’il avait à moitié étouffé. Enfin, il y avait encore un autre arbre que M. Charton ne connaissait pas et dont il venait seulement d’apprendre le nom par un voisin : un jujubier.
Un jujubier. M. Charton haussa les épaules. Un jujubier ! C’était le comble !
Il para au plus pressé. Il défricha un carré de terre grand comme quatre draps de lit, le seul endroit du jardin qui ne fût pas à l’ombre toute la journée. Il brûla les herbes, mélangea les cendres à la terre, sema des carottes, repiqua quelques rangées de laitues et de romaines, une escouade de poireaux et six douzaines d’oignons. Pour le reste, c’était trop tard. Puis il vendit sur pied les pins et le chêne, qu’un marchand de bois fit abattre par ses hommes. Ce fut une grande opération, avec des haches, des scies à quatre mains, des cordes, des palans, des calculs de chute, des hans et des crachements dans les paumes. Le chêne fut d’abord amputé de ses branches, puis coupé au milieu de sa hauteur, juste en haut du fût. Le tronc, en tombant, n’en fit pas moins une brèche dans le mur, à côté du mimosa. C’était inévitable.
Ensuite il fallut arracher les racines. Quand ce fut fini, le bout du jardin, avec ses énormes trous, ressemblait à un champ de bataille. La terre jaune du sous-sol apparaissait dans les cratères et avait giclé sur l’humus. Et dans le ciel, à l’endroit où se balançait depuis des siècles la tête des grands arbres, il y avait aussi un trou. Mais M. Charton ne le vit pas. Il vit seulement que tout ce coin de jardin était enfin débarrassé de ce bois inutile, et plus qu’inutile, nuisible, qui abritait la vermine et par son ombre empêchait la pousse des légumes ménagers.
Pendant ce temps, les petites bêtes du jardin avaient donné l’assaut à son premier carré de culture. Les escargots, les limaces et les araignées surgirent de tous côtés. M. Charton n’avait jamais vu d’araignées végétariennes. Il en était stupéfait. C’étaient des araignées de taille moyenne, d’un gris foncé presque noir, pas du tout répugnantes comme certaines qui ont le ventre jaune pus. Elles ne tissaient point de toile, elles nichaient au sol, sous des feuilles mortes, et couraient à toute vitesse sur leurs huit pattes trapues et velues. Ce furent elles qui mangèrent les oignons et les poireaux. Les escargots n’en voulaient pas. Des oiseaux de toutes sortes, des roses, des bleus, des gris cendré, des huppés, des chauves, des haut perchés, des rase-mottes, des longues-queues, des boulots, des minuscules, des dodus, s’abattirent sur le semis de carottes et grattèrent, et se chamaillèrent, et s’ébrouèrent, et mangèrent toutes les graines avec les vermisseaux. De leur côté, les courtilières prirent les racines des plants par leur petit bout et remontèrent jusqu’à la surface, si bien qu’il ne resta vraiment plus aucune trace de ce que M. Charton avait semé ou repiqué. Et une famille de taupes traça des arabesques dans la terre meuble, avec quelques monticules par-ci par-là, aux croisements et nœuds de leur architecture.
M. Charton commença la grande bataille. Il ne pourrait rien voir pousser tant qu’il n’aurait pas nettoyé le jardin de toute cette vermine et de tout ce qui lui donnait asile. Il brûla les buissons de rosiers et de framboisiers, tronçonna les serpents du lierre, coupa le poirier et le figuier et loua les services d’un cultivateur qui, avec sa charrue, retourna le jardin d’un bout à l’autre, enfouissant les capucines qui couvraient vingt mètres carrés, et les fraisiers sauvages, les pissenlits, les œillets, les soucis, les groseilliers, les cassis, les pois de senteur.
M. Charton respira quand il vit la terre bien propre devant lui. Il avait gardé le cerisier parce qu’il espérait vendre les cerises un bon prix, et accordé un sursis au jujubier parce que n’ayant jamais mangé ni même vu de jujube, il voulait savoir ce que c’était.
Les fruits du jujubier ressemblaient à des dattes un peu courtes. Il jugea qu’ils étaient mûrs quand ils cédèrent à la pression du doigt. Il en goûta un. C’était d’une consistance si légère et d’une saveur si neutre qu’il en éprouva comme un vertige d’estomac. Il coupa le jujubier, et passa le reste de l’année à ameublir le sol, à diviser le jardin en carrés avec une allée au milieu et des sentiers transversaux, tracés au cordeau. Il coupa le laurier-rose qui ne le gênait guère, mais il avait lu dans un livre de lectures, avant son certificat d’études, que les racines du laurier-rose empoisonnent l’eau et que l’Arabe du désert se fie au flair de sa fidèle cavale pour savoir si l’eau des puits est ou non empoisonnée. Il craignait pour le sien.
Il hésita un peu au sujet du mimosa, parce qu’il était vaguement flatté, et en même temps angoissé, d’avoir un mimosa dans son jardin. À Paris, on en trouve dans tous les couloirs du métro, dans de longs paniers de roseau. Il reste frais dans le panier, frais au poing du marchand qui vous le propose, mais il se fane dès qu’on le dispose dans un vase. Les autres fleurs, les Parisiens les connaissent, ils en font pousser dans des pots, mais celle-là on ne la trouve que dans de longs paniers. C’est une fleur exotique. Oui, voilà, exotique. Et M. Charton, sans bien s’expliquer pourquoi, hésitait à couper le mimosa. Il s’y décida pourtant, parce que son ombre, dans la fin de l’après-midi, écornait le carré destiné à recevoir les graines de radis.
Le lendemain matin, quand il s’approcha avec sa hache, le mimosa n’était plus là. Il était allé se réfugier au coin de la maison, du côté de la route, au nord du jardin. Il s’était bien étalé contre le mur, tout en largeur, et avait disposé ses branches de telle façon que son ombre ne couvrait que le trou à fumier, dans lequel M. Charton entassait les mauvaises herbes déracinées et vidait son seau hygiénique. Vraiment, là, il ne gênait pas du tout, et M. Charton, qui avait tant de travail utile à faire, alla déposer sa hache et prendre le plantoir.
Vint le temps où le mimosa fleurit. Tout le mur près de la maison en fut illuminé, et aussi la route de l’autre côté du mur. M. Charton n’avait pas le temps de le voir. Il lui tournait le dos tout le jour, il semait, plantait, arrachait, repiquait, arrosait. Il rêvait de tombereaux de pommes de terre, d’entassements de bottes de poireaux, de pyramides de carottes, de bataillons de laitues et de scaroles. Mais d’abord une, deux, puis vingt fois par jour, les promeneurs qui passaient sur la route tirèrent sa sonnette pour lui demander bien gentiment de leur donner un peu de mimosa. Dans ce pays, le mimosa, ça ne se vend pas, ou alors il faut en avoir une vraie plantation, et l’expédier par wagons entiers. Mais pour les voisins, pour les promeneurs, surtout s’ils sont jeunes, le mimosa, c’est gratis. M. Charton n’osait pas refuser. Et son mimosa était si beau qu’on venait de loin pour lui en demander, et plus on en coupait, plus il fleurissait, et quand la saison fut finie pour les autres mimosas, il continua de fleurir de plus belle, il était comme une source d’or, il couvrait tout le trou à fumier, il se versait à pleines brassées dans la route par-dessus le mur. Les promeneurs auraient pu se servir, mais ils préféraient demander, parce que dans ce pays on est aimable et poli.
M. Charton enrageait d’être si souvent dérangé pour ce rien. Un beau matin, il s’en fut reprendre sa hache. Mais le mimosa, de nouveau, s’était enfui. Il était maintenant tout à l’autre bout du jardin, loin des yeux des passants, il avait caché toutes ses fleurs sous ses feuilles, il s’était fait humble comme un saule pleureur, et, une fois de plus, il obtint sa grâce.
Il y avait d’ailleurs fort à faire à défendre les salades contre les escargots qui sortaient de tous les trous du vieux mur à la rosée du soir et y rentraient, repus, avant le jour. M. Charton acheta du plâtre, du ciment, de la chaux, du gravier, ce qu’il put trouver, refit son mur à neuf.
Parfois il levait la tête, et regardait mûrir les cerises, mais d’autres les guettaient aussi : trois couples de merles bien noirs, bien lustrés, au bec bien jaune, restaient perchés du matin au soir dans le cerisier, et mangeaient les fruits un à un, au fur et à mesure de leur maturation. Ils ne mangeaient pas les noyaux, ils les crachaient au pied de l’arbre. Il y en eut bientôt une bonne petite couche qui craquait sous les pieds de M. Charton. Celui-ci accrocha des pièges à toutes les branches, confectionna un hideux épouvantail qui tournait au vent et agitait des grelots. Les merles le regardaient d’un œil, en sifflant, et engraissaient. Ils se perchaient juste à côté des pièges, en miracle d’équilibre, ils les frôlaient du bout de la queue. Ils sifflaient un bon coup, et mangeaient une cerise.
M. Charton leur jeta des cailloux, des pétards, les injuria, les menaça de coups de fusil. Mais il n’en possédait point. C’étaient de très belles cerises, des premières, celles qui se vendent le plus cher. Il se dit que s’il pouvait savoir où se trouvaient les nids des merles, il lui serait peut-être possible de les y surprendre la nuit, et de les tuer, tout au moins de détruire leurs nids, de leur faire une grande peur de nuit, avec une lanterne qui éblouirait d’épouvante leur sommeil, et les livrerait à ses mains. Et s’il les ratait, il pousserait de tels cris dans la nuit et ferait une telle sarabande avec sa lanterne, et mettrait les nids en telle charpie, que les oiseaux noirs s’enfuiraient pour toujours et s’enfuiraient chaque nuit encore plus loin parce que la peur leur reviendrait chaque nuit dès qu’ils fermeraient les yeux.
Il les guetta au crépuscule, de la fenêtre de sa chambre, au premier étage, et il les vit s’ébrouer, siffler, puis s’aller tranquillement coucher dans le mimosa.
La rage qui le prit ressemblait à une ivresse provoquée par de l’alcool frelaté. Il faillit tomber dans l’escalier tant il mit de hâte à le descendre. Il saisit à deux mains la hache posée, manche dressé, contre le mur, entre la cuisinière et le tas de bois à brûler. Ses doigts serrés devinrent blancs. Il sortit dans le jardin. Le mimosa n’était plus là.
Il le chercha le long de tous les murs. Il n’en trouva trace. En passant sous le cerisier, il fit craquer des noyaux. Il rentra chercher une lanterne, et à sa lueur jaune, il abattit l’arbre. La lune, à son lever, éclaira le jardin sans ombre. M. Charton monta se coucher, exténué.
Désormais il n’eut plus devant lui que de la terre meuble, de la bonne terre de rapport. Ses rangées de légumes étaient aussi bien tenues, propres, alignées, que les rangées de chiffres dans ses livres, en son temps d’activité comptable. Il respirait. Il avait, pendant quelques jours, vaguement continué de chercher le mimosa, mais le jardin pouvait se laisser embrasser d’un coup d’œil, sans le moindre buisson, sans un coin de pénombre où se dissimuler. Et les merles, maintenant, couchaient et mangeaient chez le voisin. M. Charton se trouva enfin dans cet état d’équilibre et de certitude que peut faire éprouver la vue d’un univers limité mais sérieux.
Il cueillit les premiers petits pois pour s’en faire une julienne. Le reste irait au marché. Quand il voulut la préparer, il trouva, à l’intérieur des cosses, au lieu d’un chapelet de pois innocents et tendres, autant de fleurs de mimosa. L’arbre se sentant perdu, s’était entièrement réfugié dans la terre, et recherchait la lumière par des voies détournées.
M. Charton arracha entièrement le carré de pois, et creusa à sa place un grand trou. Il sentit le mimosa s’enfuir sous ses pieds.
Ce furent ensuite les oignons qu’il avait laissés monter pour en vendre la graine, qui se sommèrent d’une boule couleur de soleil, puis les chicorées frisées qui devinrent des chicorées mimosées. Le persil dissimulait des rameaux clandestins subrepticement surgis, une citrouille éclata un beau jour, projetant autour d’elle des gerbes de fleurs. Les tomates, au lieu de rougir, jaunissaient, les feuilles de poireaux se subdivisaient en folioles.
M. Charton poursuivait l’ennemi à coups de bêche, au fur et à mesure de ses manifestations. En quelques semaines, il eut tout dévasté. Il creusa des tranchées, les relia les unes aux autres par des boyaux et des souterrains. Il en lardait les parois avec une barre à mine. Il fouilla ainsi tout le sous-sol. Il avait dépensé à cette tâche une quantité d’énergie qui eût été peu commune même chez un athlète dans la force de l’âge, il avait terriblement maigri, il était devenu dur comme un os. Il ne sentait pas la fatigue, il passait ses nuits à veiller, à parcourir l’une après l’autre ses tranchées, sa lanterne à la main. Le mimosa ne se montrait plus.
Au bout de quelques jours, M. Charton se persuada qu’il avait enfin remporté la victoire.
Il voulut commencer de reboucher les trous. Quand il eut jeté la première pelletée de terre, il se sentit affreusement épuisé. Il alla tirer un seau d’eau fraîche, et se pencha pour y boire à même. À peine eut-il avalé une gorgée qu’il recula d’horreur. Dans l’eau d’argent tourbillonnaient et étincelaient mille petites sphères d’or. L’arbre pourchassé s’était réfugié au fond du puits.
M. Charton répandit le contenu du seau sur le sol, et les fleurs minuscules, toutes fraîches d’eau, brillèrent gentiment au soleil. Il les piétina, cracha sur elles, leur montra le poing, puis se redressa. Il voulait aller chercher le sac de ciment qui lui restait de la réfection du mur du jardin, le sac de chaux, le plâtre, le gravier, les cailloux, le fumier, les déblais, tout dans le puits, tout jeter, combler, plus haut que la margelle. Mais il ne put faire que trois pas. Il plia sur les genoux, mit une main à terre, regarda autour de lui d’un air étonné, essaya de retrouver sa respiration, se coucha sur le côté, puis sur le dos.
Ce fut là qu’un voisin le trouva quinze jours plus tard. Il était tout à fait bien conservé. Autour de lui flottait même comme une légère odeur de printemps. La pupille de ses yeux grands ouverts était couleur d’or, et deux feuilles de mimosa, bien dentelées et délicates, avaient poussé dans ses sourcils.