LES BÊTES

III. Le papillon

À la fin du voyage, j’arrive devant ma maison. La neige innombrable tombe doucement sur la plaine, et le ciel est noir. Ma maison, seule au milieu de la plaine, est le vrai refuge, tiède et couvé de silence.

Ma longue voiture ne fait aucun bruit. Je la conduis au garage, et je monte les marches du perron pour entrer chez moi. Je suis jeune et belle, mes cheveux roux, en ondes, baignent mes épaules. Je porte une robe blanche de velours qui coule jusqu’à mes pieds. J’ai dans le corps et dans l’esprit cette aisance que donne la fortune totale. Je n’ai pas de soucis, je ne peux pas supposer qu’il me sera jamais possible d’en avoir. Sur la porte je m’attends. Je suis là à m’attendre. J’ai tout préparé dans la maison pour mon arrivée. Je suis ma servante absolument dévouée, comme on ne peut l’être qu’à soi-même. Je suis âgée, mais je suis restée mince, avec des cheveux en bandeaux. Je m’incline avec amour et respect devant moi qui entre. L’entrée est un long et large couloir aux murs blancs, éclairé par le plafond doucement lumineux. Mes pieds s’enfoncent dans un tapis rouge. Il fait calme, il fait chaud. Je suis heureuse d’entrer dans ma belle et chaude maison qui est à moi seule et où je reste pour tout entretenir dans le calme et le blanc et le chaud, où je reste pour tout préparer pendant que je voyage afin que tout soit prêt à m’accueillir lorsque j’arrive.

Voici ma chambre, un grand lit où je me coucherai toute seule, des colonnes de bois blond aux coins du lit, et des rideaux légers. Dans la grande cheminée, un feu de bois brûle et jette des lumières dansantes au plafond et sur les tapis de peaux de chèvre blanche. J’étends les bras et je danse un peu, sans bruit, aux pointes des lumières du feu sur le tapis. La fenêtre est grande ouverte. Un vent léger gonfle les rideaux de tulle qui moussent et se tendent vers moi. Dehors, la neige tombe doucement sur la plaine.

Je m’arrête devant le feu. Je ne suis pas essoufflée, je ne suis pas émue, je suis lisse comme l’eau d’un lac de montagne dont on voit le fond, que n’habite aucun poisson et sur lequel jamais aucun vent ne souffle. Debout devant la cheminée, je me regarde, accroupie, occupée à donner à la flamme de nouvelles bûches. Je suis heureuse de me rendre service, et je suis si légère, si nette, de n’avoir absolument rien à faire, de compter pour tout sur moi, d’être soulagée de tout par moi qui reste à la maison. Légère, blanche, nette, seule avec moi muette qui me charge de tous soucis et travaux. Sans aucun, aucun tourment, aucune pensée d’avoir à faire la moindre chose, rien. Tout est prêt pour moi, seule.

Peut-être, dans ce voyage d’où je viens, avais-je un mari et des enfants, et tous les instants d’une vie à prévoir sans cesse et à subir, et beaucoup de moments d’énervement et de mauvaise humeur, des angoisses parce qu’il rentrait tard ou parce que les enfants avaient les pieds mouillés. Ici c’est ma maison, seule au milieu de la plaine nue, ma maison pour moi seule, et Dieu que c’est bon et léger d’être seule et de n’avoir rien à dire et d’être en paix…

Je laisse glisser ma robe, je suis nue. J’entre dans la salle de bains. Un bloc d’eau silencieuse l’emplit et tombe du plafond au sol, sans arrêt. J’y pénètre, je m’y étends, je m’y envole en longs gestes lents, et mes cheveux volent autour de moi. Je ne pèse plus, je me confonds avec la chaleur, je suis comme l’enfant dans sa mère.

Je n’ai ni faim ni soif, ni aucune envie d’aucune sorte. Dans le salon, de longues chaises basses s’abritent sous l’immense table ronde en marbre rose. Je me couche un instant sur l’une d’elles, mais je ne dors point, car je suis plus calme, plus en repos que même dans le sommeil le plus profond où je m’oublie. Et je suis dans le blanc alors que le sommeil est noir. Le calme est si grand dans la maison que j’entends tomber en murmure la neige sur la plaine.

Je me lève. La porte est grande ouverte. Je sors. Ma longue robe caresse mes pieds nus. La neige, doucement, tombe. Le ciel est noir mais la plaine est claire, et la neige la fleurit jusqu’à l’horizon. Je marche, je laisse derrière moi ma maison. La neige est douce sous mes pieds, et, douce, caresse mes joues et mes yeux. Je ne sais pas où je vais, mais je sais que je vais marcher sans fatigue et que là-bas je serai bien. Je lève ma main devant moi, et un papillon se pose au sommet de mon doigt.