Sur le Rocher de la Justice, au sud du fort Saint-André, vis-à-vis d’Avignon, 26 juillet 1793
Sur le rempart de l’Oulle, Buonaparte pointa lui-même le canon, ventre de bronze accouchant inlassablement de la mort. C’était là que la plate-forme du rocher d’Avignon se montrait le plus à découvert. Au premier coup, il démonta une pièce des Marseillais. Un murmure d’admiration se fit parmi ses canonniers. Au second, il tua un des artilleurs marseillais et cassa le bras à un autre. Le feu continua avec un tel succès que l’artillerie marseillaise renonça bientôt à combattre.
*
Désireux d’éliminer une menace sur son flanc droit appuyé au fleuve, le général Carteaux avait confié, neuf jours plus tôt, à Buonaparte, le commandement d’une colonne d’artillerie chargée de reprendre le contrôle de Villeneuve. Buonaparte avait alors remonté cette même rive gauche, traversé le fleuve au bac de Roquemaure et débouché, en traversant Sauveterre et le bois du Four, rejoignant le fort Saint-André, par les hauteurs dominant l’ancien étang de Pujaut. Profitant, sur ces hauteurs, de l’avantage appréciable de la portée, il avait mis en fuite les Fédéralistes et repris Villeneuve, avant de canonner Avignon.
Cinq ou six jours de canonnade furent nécessaires au rétablissement de l’ordre dans la ville papale. Puis la panique se mit dans les rangs marseillais, et le général Carteaux reprit Avignon, avec à peine plus de 2 500 hommes, dont 500 de cavalerie menaçaient de couper toute l’armée marseillaise en occupant les ponts.
Souple et vif, tous les poils collés, Buonaparte semblait un tigre en réduction tombé dans le Rhône. Ses cheveux longs et sales, non poudrés mais couverts de poussière, dépassaient d’un chapeau à grandes ailes, porté « en bataille ». Porteur d’un uniforme d’artilleur à trois galons de capitaine, il était chargé depuis des mois de l’organisation des convois de poudre de l’armée d’Italie. Un carnet lui pendait toujours au poignet, comme à ces officiers qui s’exercent au polygone, pour noter les réserves de munitions et les calibres des différents arsenaux. Sa physionomie arrêtait les regards, malgré le peu de prestance que lui conférait son uniforme troué aux coudes. Ses yeux bleus dénotaient une intelligence toujours en mouvement. Sa beauté féline séduisait les femmes et son énergie bouillonnante les hommes. Flottait sur ses traits quelque chose d’indéfinissable et de grotesque, fait de colères retenues et d’emportements de théâtre. De ces exubérances à l’italienne qui sont terribles et ridicules.
Les partis qui se déchiraient depuis le début de la Révolution et avaient poussé la France à la guerre, avaient réclamé alternativement la protection de la Garde Nationale ou des troupes de ligne, suivant qu’ils disposaient ou non de l’appui populaire. Le 31 mai 1793, la Montagne avait triomphé à Paris et s’était assuré le contrôle des armées. Soixante-dix départements coururent aux armes pour soutenir la Gironde, cependant la Montagne, disposant des meilleures troupes et de la planche aux assignats, crut pouvoir balayer toute opposition avec quelques escadrons de gendarmes.
Lyon fit une longue et brillante résistance et le Midi se souleva en masse. Aussi, de Grenoble, les représentants du peuple détachèrent-ils des troupes, sous les ordres du général Carteaux. Celui-ci mit l’avant-garde des Marseillais en fuite à Orange, dispersa la cavalerie nîmoise à Pont-Saint-Esprit, arriva au Pontet et descendit la rive gauche du Rhône.
Avignon pris, Carteaux détacha à nouveau Buonaparte sur sa droite, pour reprendre Beaucaire et Tarascon.
Beaucaire, 29 juillet 1793
Par une chaleur écrasante, entrant au pas de charge à Beaucaire par l’est, la petite colonne, précédée de trois tambours, mit en fuite les mécontents sans brûler une cartouche. Ainsi les Girondins étaient-ils entièrement rejetés de la rive droite du Rhône et n’avaient d’autre choix que reprendre Avignon ou repasser la Durance.
Le jeune capitaine Buonaparte fronça ses yeux myopes pour reconnaître le nom d’une rue.
— Rue Haute, murmura-t-il, c’est bien ici.
Buonaparte héla un galopin qui lui indiqua la maison du pharmacien, le citoyen Renaudet, où son logement était retenu dans une belle et simple maison de pierre à deux étages comme on en trouve tant à Beaucaire entre le château, le Rhône et l’écluse. Il déposa son maigre paquetage et confia son cheval pour qu’on le fît boire. La chaleur insupportable de cette fin de juillet faisait souffrir hommes et bêtes. Pressé de se désaltérer, il marcha en direction des bords de l’écluse vers l’auberge principale du pays, là où se réunissaient près d’une fontaine, en fin de journée, les paysans et les commères, les enfants de la rue, les voyageurs et les marins. Les traits tirés, il posa silencieusement son chapeau à cocarde sur un coin de la table d’hôte, pour prendre possession d’une place.
Buonaparte étancha sa soif dévorante à petites gorgées puis commanda un pichet de vin rosé de Tavel et une soupe de poissons. La disette régnait dans toute la Provence et c’était là un festin comme on faisait peu. Il n’avait pas fallu moins que le prestige de son uniforme et le tintement de quelques pièces dans sa poche, pour déterminer l’aubergiste à lui donner ce qu’il avait de meilleur.
Le jeune capitaine, une serviette blanche passée dans le col, se fit verser sa soupe fumante sur de larges tranches de pain, ce qui suscita un certain émoi dans l’assistance. Quatre marchands, qui revenaient de la foire, s’extasièrent sur ce plat où quelques morceaux de poisson flottaient, entre le fenouil et le céleri.
— Pécaïre, quel fumet ! Ah ça… c’est une bouillabaisse comme on n’en a plus vu depuis longtemps. De la vieille, de la rascasse, du rouget… où ont-ils trouvé du rouget, peuchère ?…. du saint-pierre, de la galinette… Eh bien dis, tu vas te régaler… ça c’est de la bouillabaisse en règle. Une bouillabaisse de colonel. N’est-ce pas qu’il est colonel ? Regarde, il a trois galons. Mais où ils sont les deux autres ? Ils étaient mal cousus ?
— Capitaine Buonaparte, commandant l’artillerie du général Carteaux, fit le jeune homme auquel ces galéjades avait fini par arracher un sourire.
— Buonaparte, tu es de Gênes ou de Nice ?
— De Corse, fit-il, un peu pincé.
— Et moi je suis de Nîmes et lui de Montpellier. Eux de Marseille.
Estimant la glace rompue, les marchands s’installèrent autour de lui à la table d’hôte, avec la cordialité des méridionaux et ce sans-gêne des gens qui manient l’argent. Le tutoiement était de rigueur, au risque de passer pour un ci-devant.
— Mauvaises les affaires cette semaine à la foire, fit l’un en dénouant sa serviette, personne ne sait ce qui va se passer ! Les Marseillais ont quitté Avignon. Qui l’aurait cru, il y a encore deux semaines ? Barricadés derrière les remparts, ils auraient dû tenir face à des forces triples.
Buonaparte sourit.
— Les troupes des Marseillais ne sont que des gardes nationaux. Dès qu’ils ont vu la menace sur leur retraite, ils se sont éparpillés. Carteaux a avec lui le vieux régiment de Bourgogne, un bataillon de la Côte d’Or… De vieilles troupes éprouvées. Il peut en venir beaucoup plus, si les représentants du peuple décident de prélever d’autres régiments sur l’armée d’Italie ou celle des Pyrénées. Ne croyez pas qu’un homme brave armé soit un soldat. Votre vanité dût-elle en souffrir.
— Oui, mais ils avaient avec eux du calibre 18 et même du 24. Du 24, rends-toi compte, de quoi mettre en fuite une frégate anglaise. Toi qui es artilleur, tu le sais mieux que nous. C’est la supériorité de l’armement qui donne la victoire aux armées d’aujourd’hui.
— Les canons sont comme les hommes, ils doivent se déplacer. Avez-vous essayé de déplacer du 24 dans un pays de montagnes ? Vous perdez en mobilité plus que vous ne gagnez en puissance. Pour tenir la campagne, le petit calibre suffit. D’ailleurs l’artillerie nécessite un savoir-faire, une habitude… Savez-vous combien il est difficile de mettre en batterie dans ces montagnes où il se trouve toujours un olivier qui vous gêne ? Le calibre 5 se déplace, se concentre aisément.
Buonaparte but une gorgée de tavel qu’il compara mentalement à un de ces mouvements qu’on fait à la guerre pour se tirer brillamment d’un mauvais pas. Aussi peu gourmet qu’il fût, il ne put retenir une grimace. Nos méridionaux s’en aperçurent et comme ils avaient grand intérêt à le faire parler, ils commandèrent deux bouteilles de champagne, en échange d’une pièce d’or. Étonnant comme à la guerre, les meilleurs produits viennent au-devant de la meilleure monnaie.
— Et maintenant, où les Marseillais peuvent-ils manœuvrer depuis que l’armée occupe Beaucaire, continua Buonaparte en dessinant du doigt sur la table ? Toutes les routes du Languedoc leur sont coupées. Forcés sur la Durance, ils ne peuvent plus résister avant d’arriver à Aix.
— Oui, citoyen-capitaine, mais une fois tes troupes à Aix, ne crois-tu pas que toute la Provence va se soulever ?
Buonaparte se refit verser une flûte de ce vin plein d’esprit et admira un instant le ballet des bulles ascendantes.
— Regardez ce vin, citoyens. Est-il assez vif, brillant, souple, acéré, léger, emporté, bref français ? Il résume assez bien toutes vos qualités et tous vos défauts. Car de ce point de vue, les Marseillais sont deux fois français. Admettons que tous les hommes capables de porter une arme se révoltent contre la Convention. Ne faut-il pas pour qu’ils s’organisent qu’ils se réunissent en un point ? L’obstacle est toujours le même et le temps vous manque. Encore faudrait-il que vos généraux disposassent d’officiers et de sous-officiers, car on ne peut faire la guerre sans sous-officiers ni soldats comme l’armée de Condé. Le pourraient-ils que ce ne serait qu’un siège et donc une question de temps. Siège d’Aix ? Avec ses remparts trop longs où l’on a construit des maisons que l’assaillant peut occuper à une portée de pistolet des remparts ? Siège de Marseille ?…
Les deux Marseillais se regardèrent.
— Siège de Marseille, peste. Comme tu y vas ! Ne crois-tu pas que Marseille puisse résister des mois, voire des années ?
Buonaparte reposa son verre, l’œil égrillard.
— Je n’y crois pas un instant. Vous êtes trop riches à Marseille, et vous ne risquerez pas la richesse que vous avez accumulée au cours de siècles de commerce avec l’Orient, pour défendre la Constitution. Sinon vous serez traités comme ces habitants de l’Isle-sur-Sorgues, passés au fil de l’épée après un assaut, il y a trois jours. Résister quand on est pauvre comme les Corses, peut-être. Car celui qui n’a rien, ne risque rien. Mais vous…
Un nuage passa et chacun songeant à sa bourse, saisit la force de ce raisonnement.
— Tu es bien cynique. Crois-tu qu’on ne se batte que pour ses intérêts ? Avons-nous fait la Révolution par idéal ou par intérêt ?
— Non mais la Révolution aurait-elle pu se maintenir sans les Biens nationaux ?….
Buonaparte resta songeur.
— La guerre est un jeu supérieur pour esprits supérieurs. Et c’est mon métier.
Le son du canon se fit entendre et un boulet tomba non loin. Un filet de fine poussière tomba, d’une fissure du plafond sur l’uniforme de l’officier. Les négociants se ruèrent vers les fenêtres.
— Chercherait-on à te faire disparaître, citoyen-capitaine ?
— Quelques Fédérés qui cherchent encore à résister du côté de Tarascon, fit Buonaparte en brossant ses manches de la main, sans se donner la peine de se lever. Le canon tonne à l’est, calibre 5.
Un des deux Marseillais était resté à table.
— Et si les forces contre-révolutionnaires se concentraient à Toulon et qu’elles soient renforcées par la flotte espagnole qui croise actuellement le long de nos côtes ?
— Cette menace serait effrayante si les Espagnols avaient 30 000 hommes à débarquer, mais aujourd’hui ils n’ont presque rien. Leur flotte ne permettrait que d’évacuer les contre-révolutionnaires les plus compromis, leur famille et leur richesse.
— Tu sembles considérer la guerre comme une partie d’échecs ?
— Tu m’as pris pour un Génois tout à l’heure. Les Génois vivent riches, au milieu d’eaux parsemées d’écueils et de montagnes pauvres et arides. Leur vie est un froid calcul incessant des risques. Voilà pourquoi ils sont marins, armateurs, négociants… Ton métier ne consiste-t-il pas à calculer le coût, le bénéfice, à spéculer sur l’avenir de ton investissement ?
— L’homme ne vit pas que de pain, citoyen. Crois-tu à l’Être suprême ?
— Oui, fit fermement Buonaparte, qui disait la vérité.
Dire le contraire eût été d’ailleurs bien dangereux et contraire aux discours de Robespierre.
— Alors tu dois convenir que l’Être Suprême dirige nos destins à sa guise. Les Romains enchaînaient les statues de leurs Dieux quand ils partaient en guerre pour se les rendre propices.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire que tu ne calcules que le temps, les forces et les distances. Veux-tu réussir dans la vie ? Es-tu ambitieux ?
— Oui comme César, répondit-il sans détour.
— Eh bien, mets l’Être Suprême dans tes com-binaisons, obéis à Ses volontés et tu obtiendras par surcroît gloire, force et richesse.
Buonaparte s’inclina.
— Tu as marqué un point, citoyen. Verse-moi encore un verre de ce vin de Champagne dont je n’avais pas bu une goutte depuis longtemps, avant que je ne rejoigne mon logement. Les opérations reprennent à l’aube. Et je dois réfléchir à ce que l’Être suprême a décidé pour demain.
*
Le jeune capitaine s’était retiré dans sa chambre fraîche aux volets clos mais son esprit continuait à pétiller. Impossible de dormir. Il se rendit compte que jusqu’à ce jour, il avait marché droit au but sans tenir compte des obstacles. Pour devenir lieutenant-colonel en second d’un bataillon de volontaires corses, il était allé jusqu’à défier en duel son concurrent Peraldi et enlever le commissaire du département Morati, qui veillait à la validité des élections. Résultats : il avait vu son lieutenant Rocca Serra assassiné sous ses yeux, participé à la pitoyable tentative de débarquement en Sardaigne, manqué de peu se faire assassiner par des marins de La Fauvette à Bonifacio et derechef, lors d’une tournée d’inspection aux îles Sanguinaires. Il avait dû prendre le maquis, caché par ses cousins de Boccognano pour échapper aux hommes de Paoli, avant de s’enfuir de Corse avec sa famille, sa maison pillée. Trois séjours en Corse et deux ans et demi de sa vie, se soldaient par un échec total, tandis que sur le continent, certains de ses camarades connaissaient des promotions fulgurantes. La Corse lui semblait maintenant un décor d’opérette indigne de lui, une erreur de jeunesse.
— Tiens se dit-il. Je ne signerai plus Buonaparte mais Bonaparte, cela fera plus français… Quel projet l’Être suprême a-t-il pour moi ? Gloire, force et richesses… hon, hon. À l’évidence, il ne veut pas faire de moi le roi de la Corse. Ah ! Si seulement il m’envoyait un signe que je puisse interpréter, un indice qui me mettrait sur la piste.
Le jeune officier tomba dans une profonde rêverie.
— Peut-être, dois-je manœuvrer comme les marins en fonction du vent et mettre le cap en tirant parti des circonstances. Prenons une feuille de papier et voyons quels sont les atouts dont je dispose ? Ma jeunesse d’abord. Ma famille ensuite, tous mes cousins de Boccognano se feraient tuer pour moi. Mes frères Joseph et Lucien… Je parle italien et français et un peu le corse. Je connais l’artillerie, les mathématiques. Équitation : faible. Escrime : fougueux certes mais sans grande expérience. Tir au fusil hum… trop myope. J’ai lu tous les livres de stratégie et d’histoire de l’École militaire. Je peux me passer de sommeil quand c’est nécessaire et jeûner si besoin. Capacité de travail : énorme. Relations : le baron du Teil, Sémonville, ambassadeur de France à Constantinople, le représentant Salicetti, mon oncle l’archidiacre Lucien, mon oncle Fesch. Mes amis : Desmasis, Bourrienne.
Voilà ma bibliographie : lettre à Buttafuoco, un mémoire sur la manière de placer les canons, une Histoire de la Corse.
Paoli avait laissé tomber dédaigneusement que l’histoire ne s’écrivait pas dans les années de jeunesse et son Histoire de la Corse avait été refusée par Daclin à Besançon. Mais les éditeurs ne sont-ils pas moins capables de dénicher le talent que de prospérer sur les renommées acquises ?
Il se saisit d’une plume d’oie et commença à griffonner du papier. Peut-être une courte brochure sur les opérations en Provence permettrait-elle d’attirer sur lui l’attention des représentants du peuple ? Pourquoi ne pas relater la conversation de la soirée sous forme de dialogue, dans un libelle, comme on en déclamait tant dans les clubs ?
— N’ai-je pas quelques économies pour payer l’imprimeur, une bonne plume, de l’encre et de la chandelle ? Quand on est pauvre sans autres ressources que le travail, il faut écrire.
Buonaparte était un grand lecteur et infatigable plumitif. Il ne lisait d’ailleurs que la plume à la main. Lettres ouvertes, discours, courriers, comptes rendus, mémoires, tout lui profitait. Il se mit à écrire dans la nuit, et l’ombre vacillante de son profil au nez busqué, s’allongea interminablement sur le mur de la chambre.
— Je l’appellerai Le souper de Beaucaire, murmura-t-il.
Venise, palazzo Vendramin, fin juillet 1793
Une jeune fille de vingt ans à peine, à la chevelure brune et à la peau blanche, aux rougeurs aimables, terminait sa toilette dans un des plus beaux palais du Grand Canal. Elle avait l’ingénuité de la jeunesse, la pupille grande sans belladone, comme ces femmes extraverties que l’égoïsme n’a pas encore rendues sournoises ou calculatrices. Ses narines aspiraient avec confiance le bonheur de vivre dans la plus belle ville du monde après Rome, qui n’est d’ailleurs pas une ville mais un monde. Elle aimait, et ce sentiment, naturel aux Italiennes dès la fin de l’enfance, les rend fortes et indifférences aux objets qui excitent l’ambition des hommes.
Elle dédaigna sa poudre et son rouge à lèvres, bien inutiles à faire valoir la blancheur de son teint ou la noirceur de son regard, pour venir s’alanguir sur la fenêtre de l’étage noble. Voyant une gondole accoster près de la porte d’eau, elle poussa un cri de joie. Un homme jeune, la taille bien prise, sortit de la gondole pesamment.
La comtesse AnnaLisa Vendramin souleva le sourcil. Le pas de l’aimé était d’habitude souple et leste. Fallait-il qu’une pensée grave le préoccupât pour qu’il fût accablé et que son pas trahît ses inquiétudes.
Alessandro Pignatelli-Belmonte était un napolitain de la plus noble race. Taille moyenne mais déliée, le visage plein et brun, les yeux en amande noirs, les mains fines, Alessandro passait à Venise la saison du bel canto, qui fait accourir les Italiens en masse à la Fenice pendant la saison lyrique. Là, il avait été présenté à la famille Vendramin et fiancé à AnnaLisa. Sa voix douce, ses manières délicates, son penchant pour l’art et la musique avaient chaviré les cœurs des Vénitiennes, qui sont supérieures en beauté aux Romaines, aux Florentines et même aux Milanaises, dont Stendhal dira plus tard qu’elles sont si belles qu’on n’ose les regarder dans les yeux. Alessandro fit sa cour dans les règles, règles qui sont compliquées en Italie où le soupirant doit toujours vivre comme à deux doigts de mourir d’amour et de défaillir de bonheur. L’Italien amoureux se doit d’arborer un sourire béat, comme aspirant goutte à goutte le miel délectable de la félicité, supporter sans rechigner les promenades et les concerts, donner le bras et tenir les portes. Bref, il lui faut devenir un sigisbée avant que d’être un amant, cet esclave ridicule du despotisme féminin que les Italiennes ont inventé à leur profit.
AnnaLisa rejoignit Alessandro sur la terrasse donnant sur le Grand Canal, au milieu du bruit des clapotis et des cris des gondoliers.
— Qu’y a-t-il, amore mio, qui vous préoccupe tant ? J’ai vu cela à votre mine, de ma fenêtre.
Alessandro lui prit les mains et ses yeux en amande la dévisagèrent.
— C’est que je dois partir demain. Naples envoie des troupes en Provence.
Le roi Ferdinand était un Bourbon et la reine Caroline, la sœur de Marie-Antoinette. Avec l’Angleterre, l’Espagne et le Piémont, Naples s’était empressée de rejoindre la coalition contre la France. Alessandro était officier. Fort pacifique de caractère, il obéissait avec douleur mais conviction.
AnnaLisa faisait partie d’une ancienne famille de la lagune, inscrite depuis longtemps au Livre d’Or. Certes, elle n’avait aucune sympathie pour la Révolution, mais la guerre semblait si loin… et Venise n’était-elle pas une république ?
— Demain !
Une main glacée s’était refermée sur son cœur.
— Oui, carissima. Ne m’en demandez pas plus car il y a des choses que je ne peux guère vous dire, fit-il en la couvrant de baisers. Sachez seulement que si je pars, c’est que je déteste la Convention et ce qu’elle représente, sa prétention à régenter l’Europe, sa détestation de notre sainte religion, son obsession de l’égalité. La Révolution est tout ce que j’exècre : la loi du nombre, la laideur, la fin des aristocraties. Dieu est le seul dispensateur des trônes qu’Il donne à qui bon lui semble. Et nous autres, nobles, sommes élevés au-dessus des autres par le roi pour le servir et l’aider à gouverner son peuple.
AnnaLisa, émue par la nouvelle de son départ plus que par cette déclaration, était trop imbue du code de l’honneur de son milieu et trop soucieuse de tenir son rang, pour verser des larmes.
Elle se raidit.
— Vous dirais-je comme la femme de Léonidas, reviens avec ton bouclier ou sur ton bouclier ?
— Dites-moi votre amour et demandez-moi de revenir.
— Je vous le demande, amore, et portez toujours cela sur vous.
Elle enleva de son cou une médaille de Madone.
— Qu’elle vous protège et vous bénisse !
— Avec Elle et votre amour, je suis invincible. D’ailleurs, je ne crains rien. La guerre est un jeu supérieur pour esprits supérieurs. Et je pars avec une arme secrète, fit-il en souriant faiblement.
Venise entendit cette promesse et la murmura à la lagune où elle se perdit à la surface des eaux.