Bonaparte, puisqu’il souhaitait désormais se nommer ainsi, quitta Beaucaire le lendemain, au petit matin, ayant reçu l’ordre de retourner en Avignon, pour constituer le parc d’artillerie qui allait jouer un si grand rôle, quelques semaines plus tard. Passant par Arles, il arriva le 2 août à Saint-Martin-de-Crau, où se trouvait le général Carteaux.
Carteaux était peintre et l’Histoire s’est étonnée de voir le membre d’une profession qui ne fait habituellement la guerre qu’en images, accéder si rapidement à un poste d’officier général. Si Carteaux était bel et bien peintre, il était autant soldat que peintre, car c’est après avoir servi dans l’infanterie, puis parmi les dragons pendant trois ans, qu’il avait été nommé peintre de la Cour. Mais en 1789, saisi à nouveau par le démon de la guerre, il était devenu un des adjoints de La Fayette et avait occupé diverses fonctions d’état-major.
Devenu l’heureux propriétaire d’un des chevaux du prince de Condé, dont l’armée avait confisqué les écuries, Carteaux aimait à prendre la pose, une main sur son encolure et l’autre sur la poignée de son sabre, dans une attitude propre à séduire les dessinateurs. L’ancien peintre méprisait les ingénieurs et les artilleurs, croyant avoir toisé leur ignorance en cartographie, à force de se voir commander par eux des cartes à terminer d’une main d’artiste. Comme beaucoup, la tourmente révolutionnaire l’avait pris et élevé au-dessus de son mérite.
Que se passa-t-il à Saint-Martin-de-Crau entre les deux hommes, trois semaines après leur première rencontre ? Rien de bien important sans doute, car Bonaparte passa tout le mois d’août à circuler à Auxonne et Valence, à préparer en Avignon des convois de poudre pour l’armée d’Italie. Sur ces entrefaites, la situation à Toulon se modifia brutalement, changeant d’un coup le destin de la France et du jeune capitaine. On perd sa trace fin août. En profita-t-il pour venir à Paris et se faire désigner comme l’homme que ses talents désignaient naturellement pour diriger l’artillerie du siège{1} ? Mystère…
Toulon, troisième ville de Provence, siège d’un évêché et surtout grand port de guerre du Levant était, au début de la Révolution, une ville de 26 000 âmes. Derrière la belle enceinte de Vauban, de petites rues étroites entouraient un port magnifique, un arsenal gigantesque et un bagne de plus de deux mille forçats. Ville de guerre, Toulon ne profitait guère du commerce comme Marseille, mais de la présence de la Marine Royale, alors au faîte de sa puissance, après avoir vaincu l’Anglais sous les ordres de l’amiral de Grasse, à Chesapeake. Louis XVI en vainquant l’Angleterre avait permis l’indépendance des États-Unis.
La Marine animait le théâtre, l’académie de peinture, et donnait des concerts et des bals où tournaient les Toulonnaises au bras de beaux officiers, chevaliers servants, fiancés ou étalons de secours. À peine si quelques caboteurs animaient le port et si quelques routes reliaient Toulon à l’arrière-pays. De nombreux officiers, souvent nobles et provençaux, peuplaient la ville : ce qui n’était pas sans quelque tension avec les non-Provençaux, et avec les officiers « rouges », non nobles, surtout depuis que la petite Noblesse, en déclin, se raidissait sur ses derniers privilèges.
La crise du blé, subitement renchéri, et une certaine baisse d’activité au retour de la paix, avaient favorisé le mécontentement populaire. Le 23 mars 1789, des émeutiers marchèrent sur l’Hôtel de Ville pour réclamer l’abolition du piquet de la farine, une taxe qui alourdissait le prix du pain. Les émeutiers jetèrent le carrosse de l’évêque dans le port, poussant la délicatesse jusqu’à l’en faire sortir préalablement. Cela déplut fort au parlement qui envoya une dizaine d’émeutiers à la potence et aux galères. En 1791, un premier affrontement entre royalistes et révolutionnaires fit sept morts et le pouvoir revint à la rue, contrôlée par le club Saint-Jean, avant de passer aux mains d’un comité de surveillance de même couleur politique, dont le bras vengeur était un tribunal criminel, condamnant les riches et les officiers suspects de fidélité au roi. Ce pouvoir révolutionnaire fit fermer les assemblées sectionnaires, le 20 septembre 1792, sage précaution, qui interdisait au peuple de reprendre le mandat de ses représentants. Depuis cette date, la guillotine s’abattait régulièrement et le député montagnard Escudier demandait toujours plus de têtes.
Une réaction, inévitable, se produisit quelques mois plus tôt qu’à Paris, obligeant la municipalité jacobine à relâcher les « suspects ». Une pétition obligea à la réouverture des sections et à de nouvelles élections. Les jacobins n’ayant pu bourrer les urnes, le comité général des sections se peupla de notables. Le club Saint-Jean, fort jacobin comme son nom ne l’indiquait pas, fut dissous, ainsi que la municipalité. Les administrations du département furent suspendues. Toutes les forces qui s’opposaient à la Montagne, endossèrent la posture commode du Fédéralisme. Parmi elles, les royalistes, déclarés ou masqués, formaient le fer de lance et la majorité.
L’exécution du roi fut un coup de tonnerre qui glaça le cœur de beaucoup de Toulonnais, malgré des scènes de liesse imposées. Deux représentants en mission furent arrêtés et les partisans de la Montagne durent s’enfuir au Beausset. Sans grande réaction de la Convention, au début, elle dont les yeux étaient fixés sur Marseille.
*
Après avoir passé la Durance, Carteaux s’établit à Orgon face aux Marseillais, commandés par Villeneuve. Prenant son temps et marchant sur un front très étendu, il rétablissait les autorités jacobines dans toutes les villes, comme Arles et Tarascon, ainsi que les clubs. Le 5 août, Carteaux entra à Salon dont Villeneuve réussit à le déloger, occupant la ligne de Miramas à Lambesc par Salon et Pélissanne. Fort de ce succès, Villeneuve chercha à occuper Cadenet mais la panique se mit à nouveau dans ses rangs malgré sa supériorité numérique. Le 18 août, Carteaux se porta sur Salon avec 3 000 hommes et attaqua les troupes dispersées de Villeneuve qui perdirent pied. Malgré un ultime effort de Villeneuve pour rallier ses troupes, sa retraite tourna en déroute, il ne put opposer aucune résistance avant d’occuper les hauteurs de la Gavotte et de Fabregoules, à Septèmes, passage commandant l’entrée dans Marseille. Le 21 août, Carteaux entrait à Aix. Dès lors, une sorte de fatum pesa sur tous les acteurs de ce drame historique et un déterminisme implacable imposa mécaniquement à chacun, le choix qu’il réprouvait.
Le 22, le comité général de Marseille, désespéré, accueillit la frégate anglaise Némésis, officiellement en vue d’échanger des prisonniers, en réalité pour entamer des pourparlers avec les puissances coalisées. Le négociateur, Jean Abeille, rejoignit en mer le Victory, pour conférer avec l’amiral Hood. L’amiral avait reçu des avances des Toulonnais et des Corses de Paoli. Mais Marseille ne possédait pas de défense du côté terre et était presque aux mains de Carteaux, tandis que Toulon avait éliminé ses Jacobins et possédait une enceinte solide. Hood accepta la convention demandée par Abeille, prévoyant de faire « proclamer roi Louis XVII, fils de l’infortuné Louis XVI ».
Le 24, approchant de la ville phocéenne, Carteaux vit les dernières forces fédéralistes fondre littéralement et le chemin de Marseille se libérer, si bien qu’il crut d’abord à une ruse. Villeneuve demanda quatre bataillons de renfort mais tout était épars. À trois heures, les premiers fuyards arrivèrent. Un torrent d’hommes inonda le pavé, guerriers d’un jour sans honneur ni soucis de la défaite, le tout mêlé avec des chevaux sans maîtres, des canons sans munition, des affûts isolés. Autour d’eux, les sans-culottes qui n’avaient pas eu le courage de rallier l’armée de Carteaux, déchaînés, hurlaient des menaces et des insultes. Les maisons étaient vides sauf celles dont les occupants s’étaient claquemurés. La 11e section du quartier des Prêcheurs s’insurgea en faveur de la Montagne et s’enferma dans l’église, qui fut bombardée de la Canebière, à coups de mortiers. Villeneuve n’avait plus que 7 ou 800 hommes fidèles. Ses débris et les fuyards rejoignirent dans la nuit Toulon par Cassis. Les représentants en mission entrèrent dans la ville et installèrent un tribunal sans jury ni appel. Les exécutions commencèrent.
Toulon, nuit du 24 au 25 août 1793
À la tombée de la nuit, Sir Edouard Cook se présenta à la chaîne, sur le brig Le Tarleton. Il était porteur d’une proclamation de l’amiral Hood pour le comité des sections et d’une missive des commissaires marseillais, pressant les Toulonnais de se déclarer en leur faveur. Les principaux chefs militaires et civils furent convoqués pour minuit. La séance fut longue et tumultueuse.
Une proclamation de l’amiral Hood fut lut en public :
Je viens vous offrir les forces qui me sont confiées, pour épargner l’effusion du sang, pour écraser les factieux, rétablir l’harmonie et la tranquillité (qu’un) détestable système menace de troubler dans toute l’Europe. Comptez sur la fidélité d’une nation franche ; je viens de donner une preuve éclatante de sa loyauté. Plusieurs vaisseaux chargés de blé, venant de Gênes, arrivent dans vos ports escortés par des vaisseaux anglais. Prononcez-vous donc et je vais faire succéder des années de bonheur à quatre ans de servitude et de calamité.
Tombant au milieu de cette foule affamée par la disette, la proclamation fit l’effet d’une bombe. La majorité s’apprêtait déjà à se livrer aux Anglais quand quelques royalistes purs cherchèrent à prendre la parole : « Croyez-vous que les Anglais aient perdu le souvenir de la guerre d’Amérique ? Ils veulent profiter de nos dissensions pour détruire nos vaisseaux et notre arsenal avant de nous abandonner ». Des sectionnaires cherchèrent à appuyer ce discours mais les orateurs du peuple qui s’étaient mis à la tête du troupeau humain encombrant l’enceinte et les avenues du lieu des séances, eurent tôt fait d’étouffer ces voix. Partout étaient les déserteurs de l’armée de Villeneuve, mercenaires venus partager le pain d’une cité qui en manquait cruellement et prêts à toutes les compromissions pour échapper à leur sort. « Pourquoi refuser de croire les Anglais. Leur intérêt ne leur commande-t-il pas de combattre la Révolution. Pourquoi ne pas donner à nos alliés les garanties auxquelles ils aspirent ? » L’adhésion de la foule s’exprimait par des vivats et des trépignements et, comme un courant voltaïque, se transmit du tribunal jusque sur les places et les rues, où se pressait la population.
Dans une assemblée, le parti le plus nombreux l’emporte toujours sur le meilleur. Une réponse fut faite à l’amiral Hood, demandant le désarmement des vaisseaux de guerre, une garnison de troupes françaises et anglaises à parité, pour occuper le fort Lamalgue. Et surtout, la sauvegarde du traitement des honnêtes fonctionnaires et la solde des dignes militaires qui devaient tous rester à leurs places.
Les républicains des clubs, enragés par ces nouvelles, cherchèrent à entraîner les équipages de la Marine où les clubistes étaient nombreux. Sur quinze mille marins, les deux tiers, ayant pris connaissance des exigences anglaises, éclatèrent en imprécation et, royalistes comme républicains, jurèrent que les Anglais ne mettraient pas un pied à Toulon. Les capitaines Cosmao, Duchesne, Bouvet et Duhamel se rangèrent à leurs côtés.
Le contre-amiral Saint-Julien avait son pavillon à bord du Commerce de Bordeaux.
À bord du Victory, le 25 août, escadre combinée au large de Toulon
L’amiral Hood avait invité le commodore Smith à boire un verre de sherry dans sa cabine, ainsi les Anglais appellent-ils le xérès, ce vin jaune clair, salé et court en bouche, que le palomino donne en Andalousie après un élevage compliqué, qui peut durer des dizaines d’années. Les deux hommes conféraient de la conduite à tenir, étalés sur une carte du bassin occidental de la Méditerranée. Si le lecteur est surpris de voir un des plus importants membres de l’Amirauté conférer avec un simple commodore de la Marine anglaise c’est que Smith{2} faisait partie de ces officiers de confiance auxquels sont confiées les tâches délicates, qui sont toujours présents dans les états-majors et reviennent toujours rapidement lorsqu’ils sont faits prisonniers. Ils sont échangés parmi les premiers tandis que leurs malheureux camarades croupissent dans les geôles de l’ennemi. Leurs employeurs les craignent autant qu’ils les utilisent, redoutent les secrets qu’ils détiennent et leurs capacités à tenir l’oreille du souverain.
— Voyez-vous, Sydney, nous pouvons débarquer en trois endroits : en Corse, à Marseille et à Toulon, fit l’amiral, posant sa bouteille pour empêcher la carte de s’enrouler. Voyons ces trois hypothèses.
Smith suçotait son verre de sherry.
— Première possibilité, la Corse. Hum… Une île âpre et difficile à conquérir qui demande beaucoup de troupes. Le choix de la Corse c’est le risque de l’enlisement, sans compter que contrôler l’île n’est d’aucune influence sur le continent.
Le commodore reposa son verre sans faire aucune réflexion.
L’amiral toussota.
— Deuxième possibilité, Marseille. Carteaux est déjà à Aix ; s’il occupe la ville ce sera avec peu de monde mais les remparts de la ville ne permettent pas de nous garantir le mois nécessaire à ce que nous montions en puissance. Il nous faudra bien tout septembre
— Juste, my Lordship.
— Reste Toulon. La rade est immense et contient la moitié de la flotte française. La ville est puissamment fortifiée. Si nous y avions des intelligences, nous pourrions y débarquer et soutenir un siège en règle.
L’amiral se leva et alla inspecter l’horizon en balançant son monocle entre deux doigts.
— Ce matin… j’ai donc envoyé Labat et Pezan, les deux commissaires du comité central des Bouches-du-Rhöne à Toulon sur une frégate pour demander le désarmement des forts. Une proclamation y a été lue, la voici.
Simth lut :
« Si l’on se prononce franchement et promptement en faveur du gouvernement monarchique, si l’on consent à désarmer les vaisseaux et les forts, le peuple de Provence trouvera de la part de l’armée de SM Britannique tous les secours qui lui sont nécessaires. Les propriétés seront rigoureusement respectées, SM Britannique n’ayant pour but que de rétablir en France l’ordre, la paix et le règne des lois : aussitôt leur rétablissement, les forts, les vaisseaux, la rade et le port occupés momentanément par les Anglais seront rendus à la France. »
— Et que s’est-il passé, amiral ?
Hood sourit :
— Sept sections sur huit ont adopté ma proposition et proclamé roi Louis XVII.
— Bravo, amiral, mais rendre les 18 vaisseaux de ligne et 6 frégates ?…. Que dirait Mr Pitt ?
— Commodore, c’est ce que l’on appelle une figure de style. Quant à vous, vous accompagnerez Elphinstone avec 1 500 hommes pour vous emparer du fort Lamalgue… Il y a pourtant un obstacle à nos projets.
— Ah oui. Et lequel ?
— Cook a été arrêté…
*
L’amiral Hood pénétra dans la salle où s’étaient réunis les capitaines de sa flotte. Étaient présents en particulier, le vice-amiral Goodal, les capitaines Purvis du Princess Royal, Elphinstone du Robust, Nelson de l’Agamemnon…
Hood exposa la situation que les prisonniers anglais libérés lui avaient relatée. La flotte française ne combattrait pas. Cependant les jacobins étaient nombreux à bord des équipages. Une mutinerie pouvait se produire, incitant les marins à ouvrir le feu sur la flotte combinée.
— Le vaisseau amiral le Ville de Marseille est cuirassé et commandé par le capitaine de vaisseau Pasquier. Cent canons et des vivres pour quatre mois. L’équipage est trié sur le volet, commença l’amiral en consultant son dossier. Même chose pour le Sans-culottes. Le Tonnant a quatre-vingts canons. Il est commandé par le capitaine Amiel. Le Duguay-Trouin a soixante-quatorze canons, trois cents marins. Capitaine inconnu. Le Lys, rebaptisé Trois-Couleurs possède soixante-quatorze canons et six cents hommes d’équipage. Il est commandé par Pasquier. Le capitaine Nelson le connaît, n’est-ce pas ?
— Oui, amiral. C’est un ancien pilote et donc un bon marin.
— Le Centaure, soixante-quatorze canons et cinq cent cinquante marins est commandé par Cassue. Un ancien maître d’équipage devenu capitaine de frégate.
— Un ignorant, My Lordship.
— Puisque vous êtes lancé, capitaine Nelson, continuez la lecture.
Et l’amiral lui tendit sa feuille en se renversant sur son fauteuil.
— Pompée, soixante-quatorze canons, six cents hommes, capitaine Poulain. Ville de Bordeaux, capitaine Barteret, nombre de canons inconnu… Tiens, donc…
— Qu’y a-t-il capitaine Nelson ?
— Le Patriote, le Tonnant, l’Orion, le Héros et l’Heureux sont commandés par de simples officiers ayant commandé des brûlots. Sans doute de bons révolutionnaires, promus à la hâte pour boucher les trous provoqués par l’émigration des marins de la Marine Royale !
Hood sourit.
— Je ne vois que Degoy du Scipion et Imbert de l’Apollon que j’ai vu à ce bord, qui soient de vrais marins.
— Avec un peu de chance, nous n’aurons pas à les combattre. Et vous, capitaine Nelson, je vous charge d’aller demander, à Naples, les 6 000 hommes que le roi Ferdinand nous a promis par traité pour la défense de Toulon. Vous verrez, notre ambassadeur à Naples, Hamilton a une femme charmante et de trente-cinq ans plus jeune que lui. Dieu me damne, je ne sais comment il fait pour ne pas en être déjà mort ?…
Toute l’assemblée retentit d’un rire épais. Moins par sottise que parce qu’il fallait conjurer cette tension que tous ressentaient au ventre.
25 août 1793, Toulon, six heures du soir
Le drapeau à fleur de lys flottait sur Toulon, qui avait arboré la cocarde blanche.
Le contre-amiral Jean-Honoré de Trogoff de Kerlessy avait le même âge que Carteaux. Jeune garde de la Marine, Trogoff avait accompagné Kerguelen dans son voyage aux terres australes. Lieutenant de vaisseau, il servit comme second sur le Glorieux, vaisseau de 74 canons, à Chesapeake. En 1782, à la bataille de Saintes, le Glorieux se trouvant pris en enfilade par une demi-douzaine de navires britanniques, il se battit avec opiniâtreté et fut fait prisonnier par les Anglais. Louis XVI le fit chevalier de Saint-Louis et cet honneur parvint à Trogoff, prisonnier à Londres. Capitaine de vaisseau, il fut envoyé à Saint-Domingue où sa famille avait des propriétés avant de participer, après avoir prêté serment à la République, à une expédition pour venger les insultes faites à l’ambassadeur de France auprès de la Sublime Porte et attaquer Cagliari. En juillet, le nouveau comité général le fit entrer en son sein, avec voix consultative, comme les autres chefs militaires. En août, il prit à Toulon le commandement de toutes les forces navales en Méditerranée et fit reprendre la mer à plusieurs vaisseaux, pour protéger les convois de blé et bombarder Oneille en Ligurie.
Le club des Adorateurs de la Liberté et de l’Égalité le tenait pour suspect, pour avoir essayé de sauver de la mort ses compagnons d’armes. Fin août, Trogoff essayait encore de tenir la ligne de crête, tenant le ministre de la Marine informé de la situation. Ayant signé une adresse à tous les citoyens de France pour expliquer le changement opéré dans l’administration de la ville, Trogoff sollicitait auprès du ministre les sommes nécessaires pour solder la garnison et la flotte.
Le contre-amiral Trogoff, qui gardait la chambre en raison d’une crise de goutte, se mit à la fenêtre et interrogeait par habitude quelque méchant nuage dans sa lunette en se demandant si le vent allait fraîchir, lorsqu’un jeune enseigne vint l’avertir.
— Ils sont des centaines, citoyen-amiral.
Trogoff sembla sortir d’un rêve comme ébloui par ses pensées.
— De qui parlez-vous ?
— Des réfugiés venant de Marseille. Ils ont marché toute la nuit par Cassis.
Les troupes de la Convention avaient pris Marseille. Cinq à six cents hommes, en désordre, refluaient, anciennes troupes de Villeneuve, mélangées à des réfugiés. Une longue colonne s’égrenait le long du chemin de la Valette. Trogoff clopina à la fenêtre qu’il ouvrit en grand, sur le port et la ville.
La présence de femmes et d’enfants, le mélange d’uniformes de toutes armes, l’aspect dépenaillé et tragique des visages exténués, provoquaient l’effroi, mieux que ne l’aurait fait l’apparition subite de toute l’armée des Carmagnoles. Une femme à moitié nue marchait seule avec son enfant, personnification des horreurs de la guerre. Cette détresse contre laquelle son cœur n’avait pas eu le temps de se blinder, résumant le résultat de la Révolution, sans lui en faire retentir le fracas, glaça le cœur de l’amiral.
Les scènes d’apitoiement sont les plus propres à ramollir le cœur des soldats. Elles devaient se renouveler à chaque carrefour. La colonne pénétra dans la ville comme un fleuve de malheur. Beaucoup retrouvaient qui un parent qui un ami. C’étaient, en public, des scènes de pleurs, des soupirs étouffés. Et, de maison en maison, la rumeur se propageait dans la ville. Les Montagnards étaient entrés dans Marseille. La guillotine allait s’abattre régulièrement sans pitié ni égards, sans chercher ni les explications ni les excuses.
Trogoff donna des ordres pour qu’on subvînt aux premiers besoins de ces malheureux, avec le visage grave et impassible du chef qui ne doit pas s’attendrir.
D’un côté était son devoir de soldat, une mission à laquelle il n’avait pas failli, de l’autre ce devoir supérieur que ressent tout homme de protéger les vieillards, les femmes et les enfants fuyant l’oppression du pouvoir. Pouvoir inique d’une Assemblée dictatoriale qui s’était arrogée le droit de représenter la Nation, de décider en son nom et de retrancher de son sein tout opposant à ses volontés. Les troupes de Carteaux à Toulon, c’étaient l’assurance d’une arrestation arbitraire, d’un jugement expéditif et d’une exécution immédiate. Combien de généraux la Convention n’avait-elle pas fait guillotiner, simplement pour avoir échoué dans l’exécution d’ordres absurdes ou d’entreprises irréalisables ! Et peut-on reprocher à un homme de ne pas vouloir sacrifier sa vie pour un but contraire à celui pour lequel il doit la risquer.
Au loin, une voile anglaise croisait, sur fond d’horizon empourpré. Trogoff referma la fenêtre et alla au buffet pour se servir un verre de porto qu’il avala d’un trait. La douleur de son orteil n’allait qu’en empirant et il dut allonger sa jambe non bottée sur un canapé de la chambre. Trogoff alluma un de ces méchants petits cigares de marin et se mit à aspirer nerveusement la fumée en remâchant ses réflexions.
— Que ferai-je demain, si une colonne de Carteaux se présente au rempart ? Si je leur laisse le passage, la Convention est maîtresse de la ville et c’est la guillotine pour moi. Mais si je refuse… traître et rebelle, je n’ai plus qu’à soutenir un siège en règle contre la division Carteaux, sans autre perspective que prendre la mer avec la flotte. À moins que… à moins que…
Un coup sourd résonna à sa porte.
— Entrez, fit Trogoff.
Le commissaire du comité central des Bouches-du-Rhône, Labat, entra.
— Vous être au courant de la décision des sectionnaires, amiral ?
Trogoff souffla la fumée de son cigare en guise de réponse.
— Voici un pli pour vous.
Trogoff l’ouvrit. C’était la décision de livrer aux Anglais les clefs du fort Lamalgue.
26 août 1793
Une lettre de Carteaux était parvenue à Saint-Julien, qui commandait par intérim, en raison de l’indisposition de Trogoff, le pressant de prendre le commandement de la flotte. Appuyé par les clubs, le contre-amiral, flatté dans son ambition, s’assura une majorité imposante et fut acclamé amiral. Le nouveau commandant en chef parcourut tous les vaisseaux, fulminant des paroles de malédiction contre Trogoff. Saint-Julien ordonna à tous les bâtiments qui croisaient sur la petite rade de se joindre à lui. Cependant la frégate La Perle refusa et vint s’embosser entre les deux chaînes.
Saint-Julien embossa ses vaisseaux de manière à fermer la rade, à faire feu sur la ville et les batteries qui la protégeait. Il décida d’arrêter le Tarleton, destiné à conduire l’officier parlementaire et les députés du comité général à l’amiral Hood et exigea, de plus, la libération des deux représentants du peuple, emprisonnés au fort Lamalgue. Les deux députés du comité avec Cook, se sauvèrent à Saint-Nazaire et regagnèrent le Victory sur un bateau de pêche.
Tous les commandants s’attendaient à recevoir l’ordre de débarquer les partisans de Louis XVII et de sortir pour livrer combat à la flotte anglaise.
Les sections se mirent en permanence. Le comité des sections s’institua cour souveraine et réagit vigoureusement. Il centralisa tous les pouvoirs, particulièrement sur les troupes. 700 hommes furent répartis dans les forts Lamalgue et les deux tours. Toutes les localités environnantes, Hyères, Ollioules, La Valette etc. fournirent des renforts. Le Puissant prit le parti des Toulonnais et vint s’embosser en face de la chaîne neuve pour défendre l’entrée du port militaire. On arma aussi la batterie qui fermait la vieille darse, la Grosse Tour, les forts Saint-Louis et Lamalgue.
Ayant fait la preuve de sa détermination, le comité envoya des commissaires qui se rangèrent sous la proue du Commerce de Bordeaux, navire amiral. Ils lurent la décision du comité des sections au contre-amiral et lui demandèrent de s’effacer devant la flotte anglaise. D’abord suppliants, les commissaires cherchèrent à apitoyer Saint-Julien par la perspective lamentable d’une ville livrée à la Montagne et en proie aux horreurs de la guerre civile. Saint-Julien restant de marbre, ils se mirent à le menacer :
— Voyez ces batteries côtières, elles vous observent : les bombes et les boulets qu’elles sont prêtes à lancer sur vos vaisseaux vont les écraser et vous réduire en cendres.
Saint-Julien rugit :
— Vous mériteriez d’être pendus aux vergues de mon vaisseau. Retournez et déclarez à ceux qui vous ont envoyés ici, que je raserai la ville ou je périrai avec tous les marins de mon armée, plutôt que de consentir à ce que vous exigez de moi.
Une partie des vaisseaux arbora cependant le pavillon blanc.
Mais Saint-Julien non seulement ne chercha pas à s’emparer des fortifications du port mais il renonça même à les affamer, laissant l’arsenal à la garde de 300 hommes seulement. Son attitude timide enhardit le comité, qui démantela les batteries de la petite rade, protégeant la flotte d’une attaque extérieure, au bénéfice de la défense de la ville. Le comité mit aussi la main sur les réserves de poudre de la flotte à la barbe de l’amiral et emprisonna les républicains les plus audacieux à bord du Thémistocle.
Les sectionnaires, les rescapés de Villeneuve, les volontaires et les troupes de ligne, additionnés aux troupes de la Marine, formaient une force militaire appréciable au service de la contre-révolution, de 3 000 à 4 000 hommes, dont le Royal Louis.
Tandis que la ville en émoi redoutait la guerre civile, une députation de l’escadre se présenta devant le comité général, prétendant partager les sympathies des Toulonnais, mais elle dut se retirer dans la plus grande confusion. Saint-Julien continuait à temporiser, bien qu’une députation de bons officiers vînt lui en faire le reproche. Chaque heure qui passait rendait sa décision plus difficile.
27 août : rade de Toulon
Toute la ville redoutait les huit cents bouches à feu de l’escadre. Lorsque les voiles anglaises apparurent, le désordre fut à son comble et beaucoup de capitaines commandèrent de leur propre autorité le branle-bas de combat. À cet instant précis, toute la flotte pouvait encore basculer dans un camp ou un autre.
Cependant nombreux étaient les marins favorables aux Toulonnais. Le comité fit publier que les opinions seraient respectées, que les marins qui voulaient quitter l’escadre pourraient le faire et que la solde acquise leur serait payée. Ce qui semblait accrédité par la coïncidence du retour de Cook, revenu porter une note de l’amiral :
Les vaisseaux qui sont à présent dans le port de Toulon doivent être mis dans le port intérieur, afin de faire assez de place pour le mouillage de la flotte anglaise et tous les forts mis dans les mains et à la disposition de l’amiral.
Un grand nombre de capitaines qui avaient écouté les discours du comité s’étaient déclarés prêts à se rallier au pavillon de l’amiral Trogoff. Celui-ci fit arborer son pavillon par la frégate La Perle et l’appuya d’un coup de canon, ordonnant de prendre l’embossage et de venir se rallier à elle, les autres devant être traités en ennemi. À ce moment précis, le destin bascula. Le Généreux et le Scipion se rallièrent les premiers, suivis peu à peu par tous les autres, hormis deux vaisseaux dont le Ville de Marseille, monté par l’amiral Saint-Julien.
Cependant, les deux partis divisaient encore tous les vaisseaux et le port était parcouru de multiples embarcations portant des députations au comité et aux autres capitaines. Pour la plupart des marins, il fallait « peut-être combattre Carteaux mais non se prostituer aux Anglais ». Les derniers marins qui refusaient d’obéir aux Toulonnais se jetèrent dans des chaloupes et débarquèrent à La Seyne, pour se joindre aux républicains.
Saint-Julien sur le Ville de Marseille, embossé en tête de rade, descendit dans une chaloupe et gagna la terre.
« Le courage des marins sera bien plus utile à la patrie en l’unissant à celui des braves soldats de Cartaux », répétait-il. Certes, la Convention lui avait bien fait porter cet ordre mais seulement après avoir opposé toute la résistance possible ou brûlé ses vaisseaux. D’ailleurs, Saint-Julien et ses fugitifs, à peine débarqués à la Seyne, se débandèrent.
Saint-Julien demanda honteusement l’asile à l’amiral Hood, qui le renvoya plein de mépris, et il ne dut qu’à l’amiral espagnol Langara d’être recueilli et envoyé à Barcelone.
Hood et son conseil, qui avaient pris le 26 la mesure de la difficulté de l’entreprise, auraient renoncé à leurs projets, si un message des sections n’avait averti l’amiral le 27, de ce qui se passait jour-là dans le port, jour fatal où la flotte s’était rangée aux côtés de Trogoff. La décision d’occuper Toulon fut prise à cet instant précis.
28 août 1793, escadre anglo-espagnole.
À partir de minuit, les vaisseaux anglais s’avancèrent, le Victory, navire amiral, le Britannia, le Colossus, le Couragious, l’Egmont, le Meleager, le Nemesis, le Princess Royal, le Robust, le Romulus, le Saint-George, le Tatar, le Vulcan et le Windsor Castle et quelques frégates. 1 500 hommes débarquèrent au port des Ilettes, hors de portée de canon. Un membre du comité vint leur ouvrir à midi, les portes du fort Lamalgue. Lord Elphinstone prit le commandement, après la sommation convenue de le défendre et de le conserver au roi Louis XVII, et fit arborer le pavillon d’Angleterre. À trois heures, Hood doublait la pointe du cap Cépet.
Les matelots républicains tirèrent quelques coups de canons des batteries de l’est de la rade avant d’être désarmés. Ils étaient encore environ sept mille.
Dans l’après-midi, Hood fit signal à la flotte espagnole de le rejoindre : le Mexicano, navire amiral, le Bahama, la Conception, le Felipe, le Fernando, la Firme, le Fulgencio, l’Hermingeldo, le Joaquim, le Jullan, le Pedro Apostolico, la Reina Louisa, le Salvador del Mondo, le San Firmin, le San Francesco de Paula, le San Ildéfonso, le San Juan Nepomuceno, le San Leandro et quelques frégates. L’escadre combinée pénétra dans la rade, guidée par des pilotes provençaux et mouilla ses vaisseaux à une encablure des Français. Trois vaisseaux napolitains, dont la Santa Cassina se joignaient à cette escadre : spectacle inouï de quatre couleurs rivales réunies en même lieu.
Hood fit placarder à Toulon une proclamation :
Je prends possession de Toulon et le garderai en dépôt pour Louis XVII, jusqu’au rétablissement de la paix en France.
Il ordonna le désarmement des habitants.
Le débarquement commençait : 2 000 Britanniques, 6 000 Espagnols, 4 000 Napolitains et 5 000 Piémontais dont certains rejoignirent seulement dans le cours du siège. Ce débarquement devait durer plusieurs jours. Lord Goodall fut nommé gouverneur de la ville. Le général espagnol Gravina commanda la garnison. L’administration de la ville restait française et se faisait au nom du roi Louis XVII.
La flotte française se composait de trente vaisseaux et treize frégates et corvettes.
Quatre mois plus tard, restaient intacts : le Centaure, le Commerce de Bordeaux, le Destin, le Duguay-Trouin, le Généreux, l’Heureux, la Liberté, le Mercure, le Peuple Souverain, le Tonnant, le Triomphant, le Tricolore, le Sans-Culotte, le Suffisant et les frégates, la Caroline, la Courageuse, l’Iphigénie et la Sérieuse.
Étaient endommagés le Censeur, le Conquérant, la Couronne, le Guerrier, le Hardi et le Languedoc.
Quatre vaisseaux furent renvoyés à Brest : l’Apollon, l’Entreprenant, l’Orion et le Patriote.
Certains quittèrent Toulon avec les Anglais en arborant la fleur de lys : le Commerce de Marseille, le Puissant, le Pompée et les frégates l’Aréthuse, la Perle et la Topaze.
Trois furent détruits ou brûlés : l’Alcide, le Héros, le Thémistocle et les frégates ou corvettes l’Auguste, l’Alerte, la Boudeuse, la Friponne, l’Iris et la Montréal qui sautèrent avec leur charge de poudre.
Le 29 août, Cartaux qui répugnait au spectacle de la répression à Marseille, demanda et obtint de marcher sur Toulon ; il quitta Marseille avec six mille hommes. Nombreux étaient ceux qui voulaient quitter Toulon et rejoindre les armées républicaines mais nombreux aussi étaient ceux qui voulaient combattre aux côtés des Toulonnais et se présentaient spontanément aux avant-postes.
*
Carteaux réprouvait la répression et pourtant, amena par sa marche sur Marseille la perte des royalistes toulonnais. Hood craignant pour sa flotte, entra dans Toulon à son corps défendant, après avoir jugé le pari risqué. Trogoff livra la flotte aux Anglais qu’il détestait. Saint-Julien se rendit piteusement à l’ennemi qu’il avait juré de combattre.
Que ce serait-il passé si Trogoff, n’ayant été cloué à terre par une crise de goutte, était monté à bord du navire amiral et avait commandé à sa flotte de croiser le long des côtes de Provence, sous la protection de ses batteries de côte, jusqu’à Marseille ? C’était le seul moyen d’éviter le dilemme d’avoir à choisir entre la République ou la trahison.