Le 1er septembre, Toulon comptait déjà 7 000 soldats auxquels se joignirent les restes de Villeneuve-Tourette et 700 hommes du colonel Elphinstone. Le 2, ils s’avancèrent à Ollioules, où Carteaux avait ses avant-postes. À quatre heures du soir, le pont d’Ollioules, gardé par deux pièces de canon, fut enlevé après une vive résistance. Des tirailleurs, postés dans une bastide y tuèrent le major Douglas. Les Toulonnais étant encore supérieurs en nombre, ils auraient pu et dû se retrancher aux gorges d’Ollioules et en occuper les deux points culminants de Sainte-Barbe et Evenos. L’armée républicaine aurait mis longtemps à les en déloger. Carteaux n’aurait pas osé passer les gorges avec aussi peu de monde mais les représentants Fréron et Barras ordonnèrent à l’armée d’Italie de détacher 6 000 hommes, sous le général Lapoype, qui établit son quartier général à Sollières et ses avant-postes à La Valette.
Le 7, Cartaux se sentant désormais soutenu, revint à la charge avec deux colonnes, l’une manœuvrant dans les gorges, l’autre effectuant un assez brillant mouvement tournant, par Bandol et Saint-Nazaire{3}. Cette seconde colonne prit Ollioules où Carteaux établit son quartier général. Un canal qui alimentait les moulins de Toulon fut détruit, empêchant dans la ville la production du pain, malgré l’abondance du grain fourni par l’Angleterre. Les Toulonnais étaient encore en mesure de reprendre l’offensive, mais une décision de retraite de l’amiral Hood entraîna le retrait de toute la colonne à Toulon. Le commandant Dommartin, qui commandait l’artillerie de Carteaux, fut grièvement blessé à l’épaule le 8. Événement minime en lui-même mais qui changea la face de l’Europe.
Beausset le 16 septembre 1793.
Christophe Salicetti était député de Corse depuis le début de la Révolution. Avocat ayant fait ses études de droite à Pise, il avait longtemps gardé de bons rapports avec Paoli. Devenu représentant en mission, il avait démasqué en Corse son caractère, celui d’un petit tyran de province, capable de n’importe quel abus de pouvoir, corruption ou prévarication, pour arriver à ses fins. L’Histoire s’est avouée incapable de mettre au clair les relations des deux hommes. Une chose est sûre, de nombreux secrets et complots liaient les deux Corses, qui se redoutaient et se ménageaient mutuellement. Rapports tourmentés et complexes qui ne s’apprécient et ne se comprennent qu’en Corse et entre Corses et qui ne sont pas destinés à être partagés avec les étrangers. Salicetti, homme de clan, devait finir ses jours comme ministre de la Police de Naples, poste digne de couronner la carrière de cet organisateur de basse police. « Salicetti les jours de danger, valait cent mille hommes » dira Napoléon, ratifiant le jugement flatteur de Bonaparte.
Une gravure nous a gardé les traits de Christophe Salicetti avec son long visage, son regard en biais, sa bouche mince et ses pommettes martelées. L’homme était élégant et fin, violent et calculateur. Pour cela, Bonaparte ne pouvait se garder de l’aimer comme un grand frère, dont le séparait une demi-génération.
Salicetti était représentant en mission, c’est-à-dire envoyé du maître de l’heure, la Convention. Muni d’un pouvoir discrétionnaire, capable de faire fonctionner à sa guise la planche à assignats, Salicetti n’avait de compte à personne, si ce n’était au Comité de salut public. Il était le maître absolu des armées pourvu qu’elles fussent sous son regard et précisément, sa mission en Corse étant devenue impossible, il se tenait devant Toulon, à la recherche d’un officier capable de remplacer Dommartin.
Bonaparte revenait de Nice. La prudence, la logique et certaines règles non écrites, qui régissent la vie en Corse, lui imposaient de faire acte d’allégeance à Salicetti, en lequel il se devait de reconnaître un maître, un chef de clan ou une puissance à neutraliser.
Ce serait se méprendre de croire que le Bonaparte de l’époque se révoltait à cette idée. Bonaparte trouvait naturel de s’incliner devant les puissants, de reconnaître son infériorité, qui n’était d’ailleurs que passagère, ayant, au plus profond de lui-même, la haine de tout sentiment d’égalité, propre seulement, pensait-il, à tromper les naïfs et les imbéciles et à désorganiser les armées. Aussi, en ce matin d’été finissant, se fit-il indiquer l’antichambre du représentant et, chapeau à la main, il attendit patiemment, après avoir demandé audience.
Un huissier l’introduisit dans le bureau de Salicetti, qui griffonnait du papier. La plume d’oie crissa sur le papier quelque temps, sans que le représentant en mission daignât lever les yeux, puis :
— Citoyen-capitaine Bonaparte ?
— Du 4e régiment d’artillerie.
Bonaparte déclina ses titres, grades, expériences et missions. D’ailleurs Salicetti savait déjà tout sur lui : son passé en Corse, l’histoire de sa famille autant toscane que corse, le nombre de ses cousins à Boccognano, son amitié et son inimitié avec Paoli, ses rapports avec Marbeuf, fort lié avec sa mère.
— Tu connais Dommartin ?
— Il a la réputation d’un officier distingué.
— Il l’est mais il est incapable de servir pour plusieurs mois… Je t’ai mis en réquisition pour commander l’artillerie de Carteaux.
Bonaparte s’inclina et rosit de plaisir. Était-ce le signe tant attendu de la Providence ? Voilà qui allait le sortir de l’organisation des convois de poudre sur l’arrière de l’armée d’Italie.
— Que faut-il faire ?
Salicetti lui montra une carte de Toulon.
— Connais-tu la situation ?
— J’étais au conseil de guerre du château de Villeneuve.
Toulon était gardé par ses remparts bastionnés et par la mer. En outre, la ville possédait, sur trois côtés, une ligne de forts.
À l’ouest, du sud au nord, se tenaient la redoute de Malbousquet où l’assiégé se hâtait de construire un chemin couvert, les forts Rouge et Blanc (ce dernier dit aussi Saint-Antoine), la redoute de Saint-André qui n’était pas armée, les deux postes Saint-Antoine, simples monceaux de pierre, renforcés du fort des Pomets, achevé et armé.
Au nord, le mont Faron qui se gardait lui-même et culminait à près de deux cent cinquante toises ; il était ceinturé, de l’ouest à l’est par les Monges, le Pas de Leydet, la redoute de la Croix de Faron, postes qui n’étaient pas retranchés. Un camp, séparait encore la ville du mont Faron.
À l’est, du nord au sud, les forts du Faron, d’Artigues, de Sainte-Catherine, de Lamalgue, tous achevés et munis d’artillerie.
Le côté ouest était donc le plus faible.
Bonaparte parla avec une subite chaleur. L’artillerie était la reine des sièges et l’infanterie n’était là que pour suivre et compter les points. Qu’on lui laissât le champ libre pour organiser le parc de siège et il se chargeait du reste.
— C’est bien. Pars pour Toulon. Voici ton ordre de mission.
Bonaparte salua et partit directement. En sortant, il aspira une grande bouffée d’air. Son destin commençait.
Toulon, le 16 septembre 1793
Au sein d’un printemps éternel, Toulon était le centre d’un paysage qui s’inclinait doucement vers la mer. Riantes bastides, bourgs opulents, vignes et oliviers se succédaient, alternant avec les orangers et les citronniers. Une aimable nature cachait un des plus grands ports français dans les replis de sa côte.
Comme Bonaparte se sentait léger sur son cheval ! Des mois à s’obstiner en Corse n’avaient produit aucun résultat et voici que, depuis qu’il était revenu sur le continent, il avait contribué à la prise d’Avignon et que le commandement de l’artillerie du siège de Toulon – autant dire le commandement, sous les ordres directs de Salicetti – lui échoyait sans effort.
Carteaux bloquait le fort des Pomets avec sa gauche, les forts Rouge et Blanc avec son centre et le fort Malbousquet avec sa droite. La réserve était à Ollioules. Un détachement occupait Six-Fours, laissant à l’ennemi la presqu’île des Sablettes et le promontoire du Caire, jusqu’au village de la Seyne.
La division Lapoype était à l’est de Toulon. Détachée de l’armée d’Italie, elle était indépendante. Les communications étaient lentes entre les deux divisions et se faisaient derrière les montagnes.
Les assiégeants à la fin du siège devaient être 35 000 hommes dont 28 000 volontaires.
Bonaparte se fit indiquer la bastide de Montauban où était Carteaux et s’y porta d’un temps de galop. L’allée qui menait de à la terrasse, était bordée de deux rangés de cyprès. De là, se démasquaient la ville, le port, la rade et les hauteurs environnantes. L’escadre combinée anglo-espagnole hérissait ses mats et ses pavillons.
— Ah, vous arrivez bien, fit le général de l’armée des Carmagnoles, demain nous brûlerons la flotte anglaise. Je vous amènerai avant le jour à la batterie. Nous avons quelques différents sur la manière d’utiliser les boulets rouges dans les canons… vous arrangerez cela… Dupas, fit-il à son aide de camp, viens là, c’est l’heure de dîner…
À table, il n’y avait guère que le centre, présidé par le représentant du peuple et Carteaux qui touchaient aux plats. Bonaparte se trouva à côté du capitaine Marescot, officier du génie qui sortait lui aussi de l’École militaire.
— Dis-moi, fit Bonaparte à l’oreille de Marescot, ce Carteaux n’est-il pas peintre ?
— Il est devenu peintre après avoir fait carrière parmi les dragons. Son père étant malade et aux Invalides, le peintre Doyen l’avait remarqué. Il a même fait un portrait équestre du roi il y a deux ans !
Bonaparte réprima un petit rire.
— Les chevaux et la peinture, ce sont ses deux passions ?
— Oui et il déteste les artilleurs…
— Et pourquoi ?
— Quand il était peintre, il finissait leurs plans et cartes contre un louis d’or parce qu’il ne savait pas dessiner. Et toi tu dessines ?
Bonaparte n’était pas plus doué pour le dessin que pour l’escrime… Il arriva un plat presque vide avec un os de gigot et des haricots. Bonaparte picora les haricots tandis que Marescot rongeait l’os du gigot. Heureusement le vin ne manquait pas, ce qui contrastait avec la disette.
— Sais-tu que César lui-même a baptisé le vin de La Gaude près de Cannes, qu’il réservait à ses légionnaires, fit Bonaparte ?
— Celui-ci est un blanc de Cassis. Comment le trouves-tu ? Les vignerons disent que c’est une toile cirée bordée de dentelles…
— Corsé et capiteux… mais dis-moi… Qui commandait l’artillerie ici jusqu’à maintenant. Et comment se fait-il que depuis trois semaines que Toulon est pris par les Anglais, il n’y ait toujours pas d’équipage de siège ?
— Sugny a apporté deux batteries de campagne de l’armée d’Italie mais on ne le voit jamais, il reste avec Lapoype côté est. Ici, il n’y a que des vieux sergents qui battent une partie de la rade, avec trois batteries d’artillerie à cheval, venues avec Dommartin.
— Vous n’avez rien fait venir de l’arsenal de Marseille ?
— Huit pièces de 24 qui tirent à boulets rouges. Et la tranchée n’était pas même ouverte. Combien faudrait-il de temps pour prendre Toulon ? Des mois ou des années ?
Décidemment, la Providence n’avait fait que la moitié de la besogne.
— Citoyens, fit Carteaux en se passant la main sur le ventre, comme dessert, je vous offre un spectacle de choix. Nous allons assister à l’incendie de la flotte anglaise. Venez…
Toute la table se leva. Les plumes tricolores flottaient sur le chapeau de Gasparin dans la lumière du coucher de soleil. Le vin blanc dans des estomacs encore à jeun, inspirait un enthousiasme patriotique. D’un temps de galop dans l’air parfumé de ce soir d’été, tous se retrouvèrent à une batterie, placée à la sortie d’Ollioules sur la droite, sur une petite hauteur située à deux mille toises de la mer.
Elle était composée de huit pièces de 24 et pointée au sud-est.
Carteaux descendit en passant la cuisse au-dessus de l’arçon de sa selle, tombant souplement à côté de son cheval. Il passa la main droite dans son encolure, la main gauche sur le pommeau de son sabre dans une pose avantageuse.
— Alors mes gaillards ? Êtes-vous prêts, lança-t-il aux canonniers du premier bataillon de la Côte d’Or ?
— Oui, citoyen-général.
— Notre nouveau commandant d’artillerie veut-il commander le tir, fit Carteaux ?
Bonaparte se demandait s’il n’était pas la victime d’une mystification puis comprit subitement que Carteaux ne connaissait pas les ordres réglementaires et s’en acquitta à sa place. Puis au dernier moment :
— Il vous revient de faire feu, citoyen-général.
Carteaux se rengorgea.
— Attention, mes enfants. À mon commandement… Feu.
Tous les canons tirèrent en même temps. Ce fut un bref déchaînement de tonnerre et un épais nuage de fumée se dissipa progressivement. Carteaux avait sorti une longue-vue et regardait la courbe de ses boulets rouges. Un petit nuage de poussière signala l’emplacement de l’impact du côté du village de la Seyne. Il y eut un silence. Bonaparte scruta tous les visages qui passèrent de la gravité à la stupéfaction. En effet, l’objectif était à trois ou quatre portées de la batterie. Dupas, pourtant ingénieur, restait imperturbable.
— Enfer et damnation, fit Carteaux. Qu’est-ce que c’est ? La poudre est avariée ! Les aristocrates ont gâté les poudres ! Regardez, citoyen Gasparin. Nous sommes trahis… Coquins de Marseillais !
Carteaux piétina de rage son chapeau.
— Citoyen Bonaparte, dès demain nous allons inspecter ensemble cette batterie.
— Je sais ce qu’il faut faire, dit Dupas. Il y a, dans l’arsenal de Marseille, une antique couleuvrine dont la portée est triple des autres calibres. Il faut la faire venir.
— Vous vous occuperez de cela, fit Carteaux à Bonaparte. Dès que le parc d’artillerie sera réuni, nous chaufferons Toulon trois jours et nous attaquerons en trois colonnes… à l’arme blanche. Vous m’entendez ? À l’arme blanche…
Il voulait dire qu’il prendrait la ville d’assaut après trois jours de préparation d’artillerie.
La petite troupe rejoignit la bastide et se dispersa.
Bonaparte tira la manche de Marescot.
— C’est tous les jours comme ça ?
L’officier du génie leva les yeux au ciel.
Route d’Ollioules à Toulon, le 18 septembre 1793.
À la pointe du jour, Carteaux et Bonaparte revinrent au mamelon.
Les pièces étaient en avant des murtins, et non derrière à tirer dans les embrasures.
— Si l’on construit des murtins et des parapets, c’est pour se protéger du tir ennemi, fit Bonaparte, acide. De plus, la hauteur réglementaire est de deux pieds et demi et non deux pieds.
Carteaux regardait ailleurs. Des grenadiers soufflaient avec un soufflet, emprunté à quelque honnête ménagère, sur des boulets énormes, empilés sur un feu de cuisine.
— Comment trouvez-vous nos grils à boulets rouges ?
— Vous les avez donc récupérés dans une cuisine ? Ce n’est pas le modèle qu’il vous faut ! Il faut un gros soufflet de forge et des fours à réverbère, comme ceux que le général du Teil m’a fait demander au ministre de la guerre pour l’armement des côtes. Je vais écrire au chef de brigade Gassendi, pour qu’il m’en fournisse.
— Faites, dit Carteaux. C’était justement mon idée. Il y a juste un point qui nous embarrasse… Comment mettre les boulets rouges dans la pièce ?…. sans se brûler ?…
— Il faut une cuillère de fer. Mais une cuillère de bois peut faire l’affaire en la changeant régulièrement.
— Parfait. Toutes les difficultés sont donc levées. Il n’y a qu’une chose qui m’inquiète. Que se passera-t-il si nous donnons trop vite l’éveil ? Toute la flotte anglaise va lever l’ancre et se réfugier à l’autre bout de la rade.
— Nous ne tirerons qu’un coup, citoyen-général. Un boulet franc pour régler le tir.
— Ah oui, un coup d’essai, firent les canonniers.
— Va pour un coup d’essai.
Bonaparte commanda le feu, tandis que Carteaux restait noblement sur son cheval.
— Oh, fit Dupas, en voyant le boulet s’enterrer à distance de la mer !
Le représentant Gasparin arriva. Il faisait son inspection du petit matin. Bonaparte l’attira à distance des autres :
— Est-il possible de confier l’artillerie à de tels ignorants imbéciles ? N’y a-t-il personne qui sache que la portée utile d’un canon est de cinq cents toises.
Bonaparte s’était mis en colère, le poil hérissé comme une chatte qui défend ses petits, et ses yeux bleus lançaient des éclairs noirs.
— Qu’on reconduise ces pièces au parc et que personne ne se mêle plus d’artillerie à ma place. Si vous voulez brûler la flotte, il faut établir la batterie sur les bords de la mer.
Gasparin hocha la tête. Ce que voyant, Carteaux n’osa rien dire.
— Bien citoyen-commandant, je vous charge d’établir cette batterie. Quand serez-vous prêt ?
— Dès cette nuit.
— Cette nuit, dit Gasparin étonné.
— Demain à l’aube, j’ouvrirai le feu sur la petite rade.
*
Le capitaine Jean-Baptiste Muiron, dix-neuf ans, commandait la 22e compagnie d’artillerie à cheval.
Neveu d’Alexandre Gérard qui signa avec Franklin le traité d’alliance entre le France et les États-Unis, Muiron sortait de l’école d’artillerie de Douai. Déjà en poste à l’armée du Var en 1792, il connaissait à la perfection tous les chemins et les collines, du cap Brun au Faron et de la colline des Six-Fours aux hauteurs du Caire ainsi que la suite infinie des criques, caps et calanques.
— Prends tes six meilleurs cavaliers, lui ordonna Bonaparte. Nous partons en reconnaissance, cette nuit,
À la Cruvillière, à deux cents toises de la rade, un balcon rocheux dominait le rivage. Bonaparte y dessina sa première batterie.
Cap Bréga, batterie de la Montagne, le 19 septembre 1793
Toute la nuit, les canons avaient roulé, faisant un bruit sourd, et pris place un à un sur le tracé, dessiné conformément aux règles de l’art. Les canonniers pouvaient s’abriter derrière un parapet. Un espace suffisant derrière les pièces de 24 permettait le recul. Les grils étaient bien ventilés, à portée des pièces. Les mortiers, à tir courbe, plus en arrière. Les combustibles et les pyramides de boulets s’entassaient à faible distance, pour améliorer la cadence de tir. La réserve de poudre était éloignée, pour le cas où un obus ennemi l’aurait fait sauter. Aucun pin ne gênait la visibilité et l’ensemble se défilait du fort Malbousquet. Le commandement était encore de cinq ou six toises sur la mer.
À l’aube, le tir commença. Presque la moitié de la petite rade était battue. Une frégate leva son ancre et mit le cap sur le village de la Seyne, avant de virer bâbord amures et de longer la côte en serrant le vent de nord-ouest. La frégate ouvrit un feu de prolonge par ses batteries de tribord. La bande du bâtiment augmentait la portée.
— Aux abris, cria Bonaparte.
Une vingtaine de boulets s’écrasa derrière la batterie de la Montagne, fracassant une pinède.
Un jeune fourrier du bataillon de la Côte-d’Or qui mettait au propre un ordre de réquisition de Bonaparte, en écrivant sur l’épaulement, eut son papier couvert de terre.
— Bien, fit-il gaiement, je n’aurais pas besoin de sabler.
La frégate vira à tribord et s’enfuit rapidement vent arrière.
— Ils ont tiré trop long, le navire donnait de la bande… Comment t’appelles-tu, demanda Bonaparte au jeune sergent.
— Andoche Junot, dit La Tempête.
— La Tempête !…. Eh bien La Tempête, je te garde comme secrétaire. Tu as une belle écriture.
— Un autre, citoyen-commandant, avertit un vieux sous-officier !
En effet, un autre bâtiment, le Saint-George, toutes voiles dehors se profilait à deux cents toises au sud. Son intention était visiblement de tirer de près, avant de virer de bord.
— Je le tiens celui-là. Les mortiers tireront d’abord et les canons ensuite, de droite à gauche. Réglez les mèches au minimum.
Le vaisseau n’était pas encore à hauteur que les mortiers à la Gomer avaient craché leur bombe. Le tir fusant fit tomber une pluie d’éclats et manqua de mettre le feu au mât de beaupré.
— Première pièce, feu ! Deuxième pièce, feu…
Un boulet traversa la civadière du vaisseau.
— Hardis, camarades.
Bonaparte courait d’une pièce à l’autre. Les deux dernières pièces étaient chargées à mitraille. Le vaisseau ouvrit enfin son feu mais ses boulets s’enterrèrent sans atteindre la batterie. Bonaparte riposta, non sans briser des haubans et emporter une partie de la voilure. Des matelots anglais tombèrent à la mer. La mitraille des deux dernières pièces ravagea la dunette. Les officiers anglais juraient dans la fumée. Le vaisseau vira péniblement de bord comme un fauve blessé avant de s’éloigner.
— Hourrah, crièrent les canonniers.
— Sortez les bouteilles, garçons, jeta le sergent de la batterie. Toute cette fumée m’a donné soif. Buvons un coup à la santé du nouveau commandant.
Bonaparte pleurait de joie. C’était son baptême du feu. Son cœur battait à se rompre. Le vaisseau anglais d’une beauté féminine, puissant et terrible comme une déesse, la foudre de ses canons, l’éclair jeté par sa batterie comme un défi prométhéen… tout contribuait à l’enivrer sombrement, comme si le vin noir de l’orgueil coulait pur dans ses veines. Tout ce qui l’avait poussé à devenir artilleur était maintenant déposé à ses pieds et il aurait jeté par-dessus bord, or, femmes, chevaux, pour pouvoir se repaître éternellement de ce moment sublime, où l’excitation du meurtre et la sensation de puissance, se mêlaient dans cette coupe d’ambroisie qui s’appelle la gloire.
— Encore, fit-il.
— Encore ? Que veux-tu dire, citoyen-commandant ?
Bonaparte, frissonnant, se reprit.
— Encore des munitions, veux-je dire… Faites rouler les boulets par ici. L’Anglais va revenir. Gardez l’angle de tir à 7 degrés… Sergent, prends le commandement.
Mais les vaisseaux avaient compris la leçon, après un échange de signaux, ils s’éloignèrent et jetèrent l’ancre plus au large. Ils se présentaient désormais de flanc pour tirer leurs bordées. Si le tir anglais perdait en précision, il gagnait en concentration et en rapidité, moins de monde étant requis pour la manœuvre. Les boulets des batteries assiégeantes ricochaient à la surface de la mer. Si la puissance de feu anglais était triple, un seul coup français dans les œuvres vives d’une frégate pouvait la couler avec ses quarante-huit caronades.
La batterie de la Montagne se défendait crânement, et ripostait coup pour coup, face à ces terribles adversaires qu’étaient les vaisseaux de ligne. Il semblait à Bonaparte que les deux armées et leurs flottes avaient leurs yeux fixés sur lui. Petit à petit, le tir anglais perdit en rapidité et en précision. Les vaisseaux dérivaient en chassant sur leur ancre, brûlant inutilement leur poudre à disperser leurs boulets dans les pinèdes. Ils finirent par s’éloigner en direction du fort Lamalgue.
Pointe du Brégaillon, mi-septembre 1793
L’apparition des vaisseaux avait fait sentir à Bonaparte la nécessité de croiser ses feux et donc d’établir une deuxième batterie à cent toises de la première, au pied d’une petite chapelle de Saint-Louis. Comme, il parcourait la côte, il vit Muiron en sortir.
— Que fais-tu ici ?
Muiron hésita un instant.
— J’ai promis à ma mère de faire ma prière tous les jours.
Bonaparte hocha silencieusement la tête.
— Comment va ta mère ?
— Elle est malade. Et papa… était fermier général.
Nombreux étaient les conventionnels qui réclamaient la guillotine pour ces sangsues du peuple.
— Elle se fait du souci pour nous deux…
Bonaparte songea au jour où il avait appris le décès de son père à l’École militaire.
— J’ai failli perdre la mienne au mois de juin. Nous avons tous embarqué à Calvi avec les hommes de Paoli à nos trousses.
— Où est-elle maintenant ?
— À Marseille.
Bonaparte respira à fond.
— Nous allons tracer ici une deuxième batterie. La batterie des Sans-Culottes.
Comme leurs yeux étaient embués, ils tournèrent tous deux leur regard vers la rade.
L’arsenal de Marseille était inépuisable. Mais il fallait ordonner, organiser, vérifier la réquisition et le transport des poudres, des pièces, des madriers, des obus, des boulets, trouver les artisans et créer des forges, rappeler au service des sous-officiers capables. Gassendi avait été nommé à l’arsenal. Quitte à faire quelques allers et retours rapides entre Toulon et Marseille, il devait être possible de réunir des dizaines, voire des centaines de pièces de tous calibres.
Bonaparte se levait avant l’aube pour inspecter ses chères batteries et vérifier la bonne disposition des nouvelles pièces, en milieu de journée pour se faire faire un rapport des avantages et pertes, en fin de journée pour calculer la dépense en munitions. Aussi ne reparaissait-il que peu de temps à la bastide du quartier général pour avaler à la va-vite quelques bouchées. Un petit incident, lui fit désirer d’y paraître plus longuement. Un soir où il mangeait, seul sur un coin de table, une de ces soupes militaires qu’il affectionnait « où la cuillère se tient au garde-à-vous » avec un verre de vin rouge, Marescot passant, vint lui tenir compagnie. Entre le génie et l’artillerie, il y a toujours une amitié qui tient à l’amour des mathématiques et le capitaine Marescot n’oubliait pas que Bonaparte et lui, étaient sortis du même moule.
— Dis-moi, Bonaparte, fit Marescot, en posant son verre et son chapeau sur la table, on a parlé de toi ce soir au souper.
Bonaparte s’arrêta de mâcher et resta la bouche pleine.
— J’ai entendu parler de toi en termes peu flatteurs. Comme, il y a des pertes aux deux batteries, on t’accuse d’être un noble, un officier d’Ancien régime, bref… un ci-devant.
En prononçant ce terme infâmant qui désignait une personne comme aristocrate, Marescot avait baissé le ton et tourné la tête à droite et à gauche pour vérifier que personne n’entendait.
— Qui a dit cela ? Carteaux ?
— Carteaux et les autres… Pour le moment, c’est dit sur le ton de la plaisanterie mais si tout cela est répété trop souvent cela pourrait être grave. Tu te souviens de l’air de la calomnie dans la comédie de Beaumarchais ?…. Et sais-tu qui a pris ta défense ?
— Non.
— La femme Carteaux. Elle a dit – En effet, il a trop d’esprit pour être sans-culotte. Et comme son mari piqué lui demandait, si elle croyait que les sans-culottes manquaient tous d’esprit, elle a répondu : – Je me comprends… Mon avis est que tu ferais bien d’être présent aux repas, surtout quand le représentant est présent… ne serait-ce que pour faire ta cour à l’épouse du général.
Bonaparte serra silencieusement la main de Marescot et comme Dupas, l’aide de camp de Carteaux, entrait dans la pièce, les deux jeunes gens se quittèrent sur un clin d’œil.
Carteaux entra à son tour, peu après.
— Ah, citoyen-commandant Bonaparte, suivez-moi, nous allons faire le tour de vos batteries.
Bonaparte obéit à contrecœur. Carteaux l’amena sur un mamelon où il pouvait battre trois forts en même temps.
— Je désire que vous établissiez une batterie ici.
— Ici ?
— Y voyez-vous un inconvénient ?
— Certes. D’abord les trois forts nous commandent…
— Nous commandent ?….
— Nous commandent : c’est-à-dire qu’ils ont sur nous l’avantage de l’altitude et donc de la portée, fit Bonaparte qui commençait à s’énerver. De plus, une pauvre batterie de campagne ne peut se battre contre trois forts bâtis en dur, au contraire, il vaudrait mieux construire trois batteries contre un seul fort, si l’on veut une espérance de succès.
Un des forts ouvrit le feu vers le petit groupe à cheval. Le boulet tomba non loin en soulevant un nuage de poussière. Carteaux donna le signal du départ.
— Vous partez, citoyen-général ? Eh bien, pour la même raison, je ne peux établir de batterie ici, dit Bonaparte avec un petit sourire.
Carteaux ne jugea pas utile de répondre. Arrivé un peu plus loin :
— Je veux que vous fassiez mettre deux pièces devant cette bastide.
Bonaparte détestait cette dispersion des forces.
— Ici ?
— Oui, ici.
— Le mur de la bastide est trop proche des pièces. Les servants seront blessés par ricochet.
Carteaux fit une moue de mécontentement.
— Citoyen-général, dit Bonaparte, si vous vouliez bien me mettre dans la confidence de votre plan, je vous proposerai de l’appliquer pour les détails de mon arme.
Hélas, Carteaux n’avait pas de plan sinon celui d’une vague préparation d’artillerie précédant un assaut « à l’arme blanche ». Le bavard se répandait en conseils oiseux :
— Attendez que le vent soit bon avant de tirer… Faites bien rougir vos boulets avant de tirer… Pour les pièces du grand chemin, prévoyez un épaulement… Rajoutez un autre mortier cette nuit…
Tant et si bien que Bonaparte devait désobéir en cachette. Un jour, il n’y tint plus et se présenta au représentant Barras :
— Je dois, citoyen représentant, vous rendre des comptes de l’état des choses dans l’artillerie. Je suis sans arrêt en butte à la faction corse, à l’arrogance de Carteaux. J’invoque vos lumières : tout ce que je propose est écarté. Une fois de plus, j’ai l’ordre de suspendre la formation d’une batterie que je crois utile sur un mamelon que l’ennemi a négligé d’occuper, et qui nous permettrait de fermer le passage en garantissant de bataillon de Victor, sans compter qu’il bat les retranchements de l’ennemi. Vous qui avez été officier, j’ai besoin de votre protection.
Paul Barras jeta un coup d’œil sur la carte et reconnu sans peine que Bonaparte avait raison.
— Victor ? Un garçon prometteur comme toi. Je te le présenterai… Eh bien, ne te mets pas en peine et construis tranquillement ta batterie. Je me charge du reste.
Barras portait, avec une élégance canaille, le costume des représentants et son œil brillait d’intelligence cynique et d’ironie. Il avait toisé rapidement Bonaparte : son énergie débordante, sa fougue, sa jeunesse en faisait un élément à utiliser. La beauté de son visage et le feu de son regard ne le laissait pas indifférent..
— Dis-moi, je dîne avec Carteaux ce soir… Viens. Il y aura de la cervelle… C’est pour Carteaux. Ah, ah !…. Oui, j’ai laissé Lapoype devant les retranchements est de la ville. Tu seras ce soir au quartier général ? Bien… Nous réglerons tout cela au dessert. Je te placerai à côté de Victor, un garçon prometteur comme toi.
Bonaparte sortit en serrant son chapeau et plein d’espoir.
*
Barras se présenta à la bastide comme prévu, accompagné de toute une cohorte d’officiers que Bonaparte n’avait encore jamais vus. Les deux divisions de l’armée assiégeante dépendaient de l’armée des Pyrénées et de l’armée d’Italie et communiquaient difficilement par des chemins de montagne au nord du Faron. À l’est, Lapoype commandait et ses initiatives se concertaient difficilement avec celles de Carteaux, qui le considérait comme un général de carrosse, un muscadin, un ci-devant bon à faire la cour etc.
— Citoyens, la Liberté ou la Mort, fit Barras en guise de salutations.
Et cet exorde convenait bien à Barras qui cherchait à mater Marseille et la Provence par la terreur et la guillotine.
— Mais qui vois-je là ? Mais c’est mon jeune ami Bonaparte. Heureux citoyen-général Carteaux, qui a sous ses ordres des hommes comme celui-ci. Sais-tu qu’il est l’auteur de la brochure « Le souper de Beaucaire » ? Voilà un vrai sans-culotte. Les aristocrates qui tremblent dans Toulon n’ont qu’à bien se tenir. Il va les chauffer avec ses pièces de 24. Ha, ha… Eh bien passons à table, je meurs de faim. Je sais qu’il y a du gigot de mouton. Avec un verre de l’Ermitage, qu’en diriez-vous, hein ?
Barras fit asseoir Bonaparte à sa droite et installa Carteaux en face de lui. Victor était assis près de Bonaparte et le regardait avec curiosité. Pour une fois, Bonaparte put manger à sa faim. Les victuailles ne manquaient jamais à la table de Barras et de ses commensaux. La conversation roula sur les détails du siège, sur les contreforts du Faron. De ce côté, Toulon était très bien gardé et la perspective de succès d’un assaut, était mince.
— Avec votre permission, citoyen représentant, fit Victor, je crois qu’il serait possible d’escalader la cime du Faron de nuit, un des rares points où l’ennemi n’a pas terminé ses retranchements. De, là nous serions inattaquables et le Faron tomberait entre nos mains. Or qui tient le Faron commande toute la ville avec son artillerie.
— Bien, fit Barras, de l’audace, toujours de l’audace… Ah citoyens, voilà comme j’aime le gigot…
Et Barras se servit copieusement du jus du gigot où il émietta la mie d’une tranche de pain blanc. Il dégusta ensuite délicieusement cette savoureuse émiettée à la cuillère. Il y avait chez Barras de l’aristocrate et du satrape qui se donnaient à plein sous le couvert du révolutionnaire.
— Si tu me permets de donner mon avis, citoyen-représentant, fit Carteaux, Toulon tombera si l’unité de commandement se fait sous un seul général. Nos forces augmentent tous les jours. Nous recevons de renforts des deux armées et du canon de Marseille mais, sans unité, nous ne pourrons pas ouvrir la tranchée, ni nous emparer de la ville.
— Je te promets d’en parler à Bouchotte, fit Barras avec un coup d’œil à Bonaparte ; car il écrivait régulièrement au ministre de la Guerre. En attendant, réunis un parc de siège digne de ce nom. L’histoire n’a jamais vu, depuis quatre cents ans, une ville prise d’assaut sans artillerie ni brèche.
Carteaux comprit que c’était un ordre.
À la sortie, Victor vint trouver Bonaparte.
— Tu peux m’emmener ? J’ai passé dix ans au régiment d’artillerie de Grenoble.
— Viens avec moi demain matin. Je me lève à quatre heures.
Victor fut à l’heure au rendez-vous. De son vrai nom Perrin, tout le monde l’appelait par son prénom.
Dans l’artillerie, tout le monde avait deux grades : un premier dans l’artillerie, un second comme « détaché ». Le premier était le seul qui valait véritablement. Ce préjugé de supériorité était partagé par tous les artilleurs de l’époque{4} qui revendiquaient hautement la spécificité de leur arme et n’obéissaient que de très mauvaise grâce aux généraux de l’armée.
— Tu aimes les échecs, fut une des premières questions de Victor ?
Bonaparte aimait les échecs mais aussi, comme Victor, le théâtre, l’opéra, les mathématiques, les canons, la politique, l’histoire et la géographie. Il détestait l’équitation, les défilés au pas, le tir au fusil, le latin et l’odeur du tabac. En apprenant que Bonaparte avait rencontré le grand acteur Talma, Victor resta bouche bée d’admiration.
Ils se dirigèrent vers la petite rade. Les vaisseaux anglais s’en éloignaient mais un nouvel ennemi était venu donner du fil à retordre à l’artillerie : les pontons flottants.
— Si leur nombre augmentait, ils pourraient couvrir de bombes toute la côte, jusqu’à trois cents toises à l’intérieur, remarqua Bonaparte.
En face, Féraud, officier rouge de la Marine Royale, commandant du Puissant, à peine sorti des chantiers navals de Toulon, provençal au verbe haut, commandait les batteries des pontons flottants. Des mortiers à longue portée, sur des pontons solidement embossés, stables et pratiquement insubmersibles, car débarrassés du poids de leur mâture, arrosaient de leurs bombes les batteries françaises. Les pontons, qui formaient autant de points à éteindre, pouvaient se déplacer pour échapper aux batteries assiégeantes et l’emportaient en portée sur les canons à tir tendu. Féraud tirait surtout à mortier or Bonaparte ne disposait que de trois mortiers marins.
La rade de Toulon reflétait vers le ciel ce combat de Titans où deux mondes s’affrontaient pour s’emparer du timon de l’Histoire.
Bataille à fronts renversés, où Bonaparte soupçonné d’être un ci-devant, car formé dans les écoles du roi, combattaient les Toulonnais, partisans de Louis XVII et s’opposait au roturier Féraud, férocement royaliste par opinion et non par intérêt. Cet homme de fer, à la tête des canonniers de Valence, appelait ses batteries Tombeaux des sans-culottes. Ancien maître d’équipage nommé capitaine de flûte, il avait demandé à garder son sifflet de nocher, car il estimait aussi glorieux d’obéir que de commander. Bonaparte contre Féraud c’était l’énergie contre le courage, l’orgueil contre la modestie, la terre contre la mer et la volonté contre la fidélité.
Bonaparte et Muiron virent les premiers rayons de lumière balayer les deux rades. Un premier tir salua le lever du dieu soleil.
— Une partie, proposa Victor et posant sur le bord d’un muret l’échiquier de poche qui ne le quittait jamais.
Victor avait sorti sa reine dès le début de la partie. Bonaparte dut sortir presque toutes ses pièces pour la chasser de case en case. Il en resta tout songeur puis soudain frappa ses mains l’une contre l’autre.
— Je sais maintenant comment prendre Toulon.
— Vraiment.
— Oui. Il n’y a deux manières de prendre une ville : par la famine et par l’assaut. Or Toulon est ravitaillé par les Anglais et nous n’avons aucun navire à leur opposer. Quant à l’assaut, il requérait des forces au moins triples et un matériel que nous n’avons pas, quand bien même tout l’arsenal de Marseille serait à notre disposition.
— Eh bien alors ?
— Alors raisonnons comme si les Anglais étaient une armée en rase campagne. Toulon c’est le corps d’armée, les forts sont l’avant-garde, et la petite et grande rade sont la ligne d’opération. Si notre artillerie menace cette ligne d’opération, les Anglais risquent d’être coupés et ils se rembarqueront. Comme ta reine se retire de poste en poste devant la menace, quitte à abandonner le combat.
— En tout cas, avant de faire le siège d’une ville, il faut l’investir. Deuxième raison de battre toute la rade.
— Tu dis bien et maintenant, regarde le point d’où nous pouvons battre les deux rades et prendre Toulon. Il est ici.
Et il montra le seul point important du doigt, sur sa carte.
— Génial fit Victor. Mais où vas-tu ?
Bonaparte replia la carte.
— Je vais trouver Carteaux.
*
— Citoyen général, fit Bonaparte. Je vais vous montrer où est Toulon… Voilà… Occupez cette position en force, pour que je puisse y installer mes batteries et dans huit jours vous y entrerez.
Et le jeune artilleur montra du doigt le promontoire du Caire, cette langue de terre qui se terminait par les promontoires de l’Eguilette et de Balaguier, puis salua et se retira.
Carteaux écarquilla les yeux. Puis une fois Bonaparte parti, il se tourna vers son aide de camp.
— Il me dit que Toulon est là. Mais n’est-il pas plutôt ici ?
Et Carteaux indiquait la ville. Il se vissa silencieusement l’index sur la tempe.
— Ce mâtin-là n’est pas fort en géographie.