Une frégate battant pavillon napolitain embouqua la passe de la petite rade en longeant la grosse tour. Un boulet de la batterie de la Montagne ricocha longuement avant de s’épuiser dans son sillage sans rencontrer ses œuvres vives. La frégate manœuvrait lourdement, et l’eau affleurait le niveau des sabords de sa batterie basse.
— Per Bacco, fit le capitaine qui n’était autre qu’Alexandre Pignatelli.
La frégate, qui avait manœuvré péniblement en serrant le vent de nord-ouest, changea d’amures et mit le gouvernail à bâbord, pour prendre le cap nord-est et pénétrer dans le port. Il fallut amener vigoureusement les voiles pour que le navire courût sur son erre et finît gracieusement sa courbe, le long du quai.
Un groupe d’officiers anglais avaient observé dans leur lunette la manœuvre stupéfiante du napolitain, qui avait pénétré dans le port de Toulon, sans l’aide d’aucun pilote. Était-ce parfaite connaissance de la côte ou jactance napolitaine ? Les Anglais sont parfois beaux joueurs et, moitié par admiration, moitié par curiosité, un officier se détacha du groupe, s’avançant vers la barque que le commandant napolitain avait empruntée, deux minutes après avoir jeté l’ancre, et qui s’approchait du quai sur un trait d’écume. Pignatelli lui tendit une lettre d’accréditation auprès de lord Hood et demanda qu’on le conduisît directement à lui.
L’officier, qui n’était autre que le major Elphinstone, le conduisit directement à la belle maison dont Lord Hood s’était réservé l’usage. L’amiral était de mauvaise humeur contre les Espagnols et, les pieds sur un tabouret, il goûtait un verre de porto, un des trois seuls vins que les Anglais connaissent avec le xérès et le claret.
— Dieu me damne, Sydney, disait-il au commodore, ces maudits royalistes ne nous ont pas encore livré les sabres, les pistolets et le tissu pour capote, que je leur ai demandé de réquisitionner ?
— Cela se fera, fit le chevalier. Cela se fera. N’avons-nous pas deux bataillons en voie de formation, avec les habitants de la ville ?
— N’importe. Je me méfie de ces alliés espagnols et napolitains. Un Bourbon sur le trône d’Espagne, un autre sur celui de Naples… ma parole, je crois qu’ils ne seraient pas fâchés de les faire remonter sur le trône de France, fit-il avec un geste d’énervement qui trahissait sa pensée.
— Le comte Pigatelli, envoyé par Sa Majesté Ferdinand, roi de Naples, souhaite être reçu par l’amiral Hood, fit un matelot.
— Qu’il entre, dit l’amiral qui, prétextant une attaque de goutte causée par ses excès de porto, en profita pour ne pas se lever.
Le jeune Alexandre entra et s’inclina devant l’amiral comme une puissance qui s’adresse à une autre. Il lui tendit sur son chapeau, une lettre d’accréditation que Lord Hood parcourut distraitement. La présence d’un envoyé spécial de Naples lui causait plus de soucis qu’elle ne le flattait. Alexandre Pignatelli s’assit, comme Sydney Smith saluait leur hôte et lui offrait son fauteuil.
— Eh bien, comte, quel temps fait-il à Naples, dit l’amiral qui n’était pas pressé d’aborder le fond de la question ? Ici le vent souffle du nord-ouest, sans interruption depuis trois jours.
— Nous avons couru bien des bordées, amiral, répondit Alexandre, mais ma frégate serre le vent, bien qu’elle soit peu manœuvrière ces derniers temps.
— Félicitations mon cher mais pourquoi ce handicap comme nous disons lorsque nous jouons au golf ?
Alexandre Pignatelli déplia un rouleau de papier qu’il portait à la main et le posa sur la table devant l’amiral.
— Parce que ma frégate porte dans ces flancs ceci, qui pèse ses six mille livres de bronze.
— Peste, fit Sydney Smith en voyant le canon, dessiné en coupe, en profil et en élévation ! Serait-ce un mortier à la Villantroys ?
— Messieurs, fit le comte, ceci… ceci est l’arme absolue dont nous avons besoin pour éloigner l’armée française du siège de Toulon, tant que nos flottes n’auront pas débarqué la totalité des troupes que nous attendons. Il s’agit d’un mortier de quarante-huit pouces…
Hood et Smith échangèrent un regard incrédule.
—… fabriqué dans les forges de Poggioreale et les fonderies de Mongiacca. La fonte de cette arme, unique au monde, a été aussi difficile que celle de la statue de l’empereur Hadrien en son temps. Vous savez, Messieurs, que Gomer n’a jamais proposé que des calibres allant jusqu’à douze pouces et tirant à 45°, avec une chambre tronconique. Or nous sommes parvenus à projeter des bombes jusqu’à une lieue. La mèche de la bombe s’allume lors du tir. Il s’agit de bombes en fonte, dont la partie la plus lourde est projetée la première, avec une charge de poudre creuse qui bat l’objectif par un tir fusant. Il n’existe pas de rempart qui puisse s’opposer au tir de ce mortier, ni de batteries qui puissent lui résister. Ce mortier, Messieurs, une fois en batterie, nous conférera une puissance de feu supérieure à toute l’armée française, dans un rayon d’action cinq fois supérieur à celui de l’ennemi.
Smith reprit la parole le premier.
— Quelle est votre cadence de tir ?
— Nous pouvons tirer quatre coups par heure. Peut-être plus. Le mortier est servi par quarante servants. Et nous disposons de deux cents bombes avec la quantité de poudre adéquate. Un seul coup au but permettrait de couler n’importe quel navire ou de détruire une batterie ennemie de douze pièces de vingt-quatre, avec ses canonniers.
Un silence flatteur succéda à ses propos.
— Sa Majesté, la reine Caroline m’a fait l’insigne honneur de me laisser le privilège de baptiser cette pièce de canon du nom que j’aurais choisi.
— Et comment l’avez-vous nommée, s’enquit l’amiral Hood ?
— Elle s’appelle l’AnnaLisa, amiral. Et je viens aujourd’hui la mettre au service de la coalition. Lorsque l’AnnaLisa ouvrira la bouche, les méchants seront dispersés de la surface de la Terre et la République française n’aura plus qu’à disparaître devant Sa Majesté Louis XVII, prince aîné de la maison de Bourbon.
Et le comte Pignatelli s’inclina avec un frémissement des narines. L’amiral s’adossa à son fauteuil en regardant dans le vide. Sydney Smith profita du silence de l’amiral pour venir étudier le plan sur son épaule.
— Pouvez-vous tirer du navire ?
— Non, fit Pignatelli après une courte hésitation. Les œuvres mortes de ma frégate n’y résisteraient pas. Sans compter l’encombrement sur le pont de mon navire.
— Mais alors… vous voulez une plate-forme de tir spécialement conçue pour l’AnnaLisa ?
Pignatelli fit la grimace. Il ne souhaitait pas débarquer cette arme unique à terre et le voir au service des Anglais.
— Pourquoi pas un ponton ? J’en ai vu un à l’ouest de la petite rade.
— Exact. C’est Féraud qui s’est embossé avec le Puissant en face du Brégaillon, qui assure le service des pièces. Il s’explique tous les jours à coups de canons avec l’artillerie adverse.
Smith lui résuma en quelques mots la position des batteries assiégeantes.
— Qui commande, en face ?
— Un certain Bonaparte ou Buonaparte. Un Corse anti-paoliste.
— Que sait-on sur lui ?
— Son nom, par des déserteurs. À en croire l’activité qu’il déploie, il connaît bien son métier. Ce doit être un ancien officier du roi qui a refusé d’émigrer. Depuis qu’il est arrivé, le nombre de pièces qui battent la rade augmente tous les jours. Au cap Bréga, deux batteries nous donnent bien du souci. Nous avons failli perdre le Saint-George.
— Il faut l’empêcher de commander l’ouverture de la rade.
L’amiral s’était mis debout avec quelques grimaces.
— Voilà la raison pour laquelle nous allons fortifier ceci.
Hood indiqua un point sur la carte, au sud-est du village de La Seyne.
— Tant que ce point tiendra, nous tiendrons Toulon. Je verrai si votre mortier trouve sa place à la défense de ce point. Le commodore Smith sera votre interlocuteur habituel.
Pignatelli comprit que l’entretien était terminé et demanda son congé.
— Si cette pièce de canon vaut ce qu’il dit, les Français ne reprendront jamais Toulon, fit Smith enthousiaste. Je suis impatient de la voir tirer.
— Pas moi, dit l’amiral d’un ton badin.
Et il se reversa un verre de porto.
*
— Tu vas enlever ton uniforme et aller voir si les Anglais ont un avant-poste sur les hauteurs du Caire, décida Bonaparte en s’adressant à Junot.
— Ah non, pas question ! Je ne suis pas un espion, moi. J’irai où on voudra mais avec mon uniforme.
— Mais tu vas te faire tuer !
— Cela me regarde.
— Quel têtu, tu fais ? Tu es donc breton.
— Pas du tout. Bourguignon.
— Bon… tu iras avec Muiron avec la protection d’une compagnie qui restera en arrière.
— Ah, non, Muiron, je le déteste.
— Comment, tu détestes Muiron ? Et pourquoi ?
— Il m’a pris ma fiancée.
Un an plus tôt, les deux jeunes gens, lors d’un été en Bourgogne, s’étaient trouvé en compétition pour s’attirer les grâces de la fille du bailli, la belle Dorothée de Montbras.
Bonaparte soupira.
— C’est bien. Vas et vois si la voie est libre.
Junot étant revenu en s’étant assuré que le point-clé était inoccupé, Carteaux avait envoyé le 21 septembre l’adjudant-général Laborde sur la position du Caire, à la demande de Bonaparte mais, dans la nuit, les assiégés le chassèrent et occupèrent la partie du promontoire la plus proche de la rade. Le 22, vers cinq heures, Carteaux fit reprendre l’offensive, sans succès. Les troupes assiégées s’étendirent sur les deux mamelons suivant, le 23, et se retranchèrent. Bonaparte était désespéré.
Dans les jours suivants, le château des Dardennes fut attaqué par les assiégeants ce qui leur permit de s’emparer d’une fonderie où l’on pouvait couler des boulets et de priver la ville de ses moulins, en détournant le cours d’eau qui les faisait tourner.
Un conseil de guerre se tint à Ollioules pour décider de quel côté serait l’attaque principale. Par l’ouest, occupé par la division Carteaux ou par l’est, occupé par la division Lapoype ? L’opinion fut unanime qu’il fallait attaquer par l’ouest, où Toulon n’était défendu que par le fort Malbousquet, un simple fort de campagne. Alors qu’à l’est, la ville était protégée par le fort Faron et par le fort Lamalgue. C’était donc là que devait se réunir le grand parc de siège. Le rôle important du commandant de l’artillerie en fut confirmé.
29 septembre 1793
Muiron partit chercher le courrier de la compagnie à Montauban. Sur un pli qui lui était destiné, il reconnut immédiatement l’écriture de son père. Un unique feuillet blanc comportait quelques phrases. Muiron retourna machinalement la lettre pour en inspecter le verso : il était blanc, au lieu d’être couvert de l’écriture de sa mère. Au recto, il lut :
Je viens te mander une terrible nouvelle. Ta mère s’est éteinte dans la nuit de mardi à mercredi….
Muiron sortit s’appuyer contre un vieux cyprès noueux et desséché. Il pleura comme un enfant qu’il était.
*
Un nouvel incident fort ridicule s’était produit. Un vieux capitaine qui commandait avant l’arrivée de Bonaparte refusait de lui obéir.
— Ne suis-je pas plus vieux que lui dans le grade, répétait-il ? Si quelqu’un doit obéir, c’est lui.
Pour régler ce conflit, les représentants décidèrent que Bonaparte serait chef de bataillon, sûrs que Paris ratifierait leur décision.
— Bravo Bonaparte. J’ai appris pour tes épaulettes.
Victor souriait.
— Tu sais déjà cela, fit-il ?
— Et je sais aussi ce que tout le monde ignore ici, même Carteaux.
— Que veux-tu dire ?
Victor tournait la tête de tous les côtés pour vérifier que personne ne pouvait entendre.
— Demain, nous prenons Toulon. Le général Lapoype a tout organisé : nous nous emparerons du Faron par une opération de nuit.
Carteaux épuisait rapidement son crédit. Le commissaire aux armées avait toisé son incapacité, surtout du côté de Barras et Fréron, sur le front est.
— Confidence pour confidence, répliqua Bonaparte, une lettre de Bouchotte, ministre de la guerre est arrivée nommant Carteaux général en chef de l’armée d’Italie et lui donnant la direction suprême du siège de Toulon.
— Sangdieu, sursauta Victor !
— Où vas-tu, fit Bonaparte ?
— Prévenir le général… À ce soir, au souper…
Lapoype était un gentilhomme d’une éducation soignée, très supérieur à Carteaux comme intelligence et talent. Il était le beau-frère du représentant Fréron et sa femme était retenue comme otage dans la prison de Toulon. Il recueillait toutes les bévues du général en chef et leur faisait un sort avec beaucoup de verve. Carteaux lui rendait la monnaie de sa pièce, le traitant de général de toilette, bon seulement à faire la cour aux muscadines.
— Citoyen-général, jeta Victor encore essoufflé, savez-vous la nouvelle ?
— Non mon ami. Reprenez vos esprits.
— J’ai tous mes esprits… Carteaux est nommé général commandant le siège de Toulon.
Lapoype serra les poings.
— Cela ne changera rien à mes projets. Au contraire. Nous allons nous emparer comme prévu du mont Faron dont les travaux ne sont pas encore terminés.
— Mais Carteaux ?
— Nous ne lui dirons rien. Mais comment lui cacher le retrait des troupes posées au Revest ?
Ces troupes étaient commandées par Victor et destinées à l’attaque principale. Une fois le mont Faron tombé, l’artillerie placée dans une position dominante permettait de battre Toulon et le fort Lamalgue.
— Écrivons-lui.
Victor prit la dictée. Après quelques reproches aigres, Lapoype le prévenait qu’il allait retirer les troupes du Revest.
« Je ne les y ai placées que pour vous seconder dans une attaque qui ne se fait pas, et je me tiendrai désormais dans la plus exacte défensive, ce qui paraît être du reste dans vos intentions. J’attends vos ordres ».
C’était une hypocrisie qui permettait de se couvrir, car Lapoype escomptait que la réponse de Carteaux arriverait trop tard. Un jour pour l’aller, un jour pour le retour. Et l’attaque était prévue pour la nuit du jour suivant.
À sa batterie, Muiron commandait le feu sur une frégate anglaise. Le sergent Lefebvre lui avait proposé de passer sa rage sur l’ennemi pour oublier sa peine. Mais son regard avait beau se tourner vers l’ennemi, il restait humide. Bonaparte arriva dans son dos et lui posa sa main sur l’épaule.
— Quand mon père et mort, l’aumônier de l’École militaire a voulu me conduire à l’infirmerie. Je n’ai jamais voulu. Je ne voulais pas de leur pitié…
— Une mère, c’est différent, balbutia Muiron.
— Je te présenterai la mienne après le siège. Elle est à Marseille… Elle a eu huit enfants. Cela ne fera jamais qu’un de plus…
Nuit du 30 septembre au 1er octobre
Il faisait nuit. Lapoype avait formé ses troupes sur trois colonnes. Celle de gauche était chargée de faire diversion vers Toulon. Celle de droite était commandée par Victor ; son objectif était l’ascension et la prise du Faron. Au centre, Lapoype composait la réserve. Victor s’avança avec ses meilleurs soldats dans la nuit, passa sous les redoutes, le fort des Pommets et aborda le Faron, dont les flancs étaient faits d’arêtes rocheuses aiguës. Il scruta désespérément la montagne, à la recherche d’un sentier. La montagne restait comme une tour. Il s’avança bravement et se saisit d’une grosse racine qui résistait et s’éleva sur une aspérité. Un rebord lui permit de monter et de se rétablir. Il continua à s’élever. De temps en temps, un éboulement de cailloutis s’émiettait sous ses bottes. Il fallait être brave pour ramper le long de la montagne, parmi les plantes piquantes, les agaves, les ronces et les racines rampantes, tandis que la lune obombrait les silhouettes. Les meilleurs avaient suivi et donné l’élan aux plus timides. Victor prit pied au sommet, couvert de sueur, avec quelques dizaines d’hommes du cinquième bataillon des Bouches-du-Rhône.
— Qui va là ?….
— République, fit Victor.
Les assiégés détalèrent sous l’effet de la surprise.
Victor ne s’attendait pas à un tel succès. Ses hommes continuaient à grimper. L’ennemi n’allait pas continuer à revenir. Il aligna ses hommes.
— En avant, dit-il en levant son sabre. À la baïonnette.
En quelques minutes, ils vinrent au contact d’une masse de défenseurs qui se dispersa dans tous les sens, autant sous l’effet de la surprise que sous celui des baïonnettes effilées.
Puis s’approchant de la falaise, levant les bras, il fit le signal convenu. Lapoype l’aperçut dans sa lunette.
— Tonnerre, il a réussi.
La troupe continuait à grimper. L’escalade n’était plus sans espoir, elle n’était que périlleuse. Lapoype chercha un papier dans ses poches. Il trouva un assignat sur lequel il crayonna quelques mots à l’intention de Carteaux, sur le dos de son aide de camp, aux rayons de la lune.
— Il nous faut du renfort pour tenir la position. Portez cela. Vite. Il nous faudrait encore quatre compagnies et 6 000 cartouches.
L’aide de camp partit au galop. Lapopype estimait que Victor allait bientôt disposer de douze à quinze cents hommes. Il fit partir un mortier et deux pièces de quatre. Mais ne pouvant s’élever à bout de bras, il leur fallait faire un long détour pour gagner le sommet du Faron.
Soudain, un tintement rapide de cloche se fit entendre sans interruption. Toulon sonnait le tocsin. Lapoype couvert de sueurs, scrutait la ville tapie dans l’obscurité, parsemée de quelques lumières en feux follets. Il percevait un roulement de tambour et le sifflet des gabiers. Puis un coup de canon d’alarme. Lord Hood devait mettre à terre ses équipages et rameuter son monde.
Un ruisseau humain monte sur le flanc du Faron. Victor perçoit des cris en anglais, italien ou espagnol. Trois colonnes se démasquent ; elles sont menées par Lord Mulgrave, par l’amiral Gravina et le gouverneur Elphinstone. Ces trois colonnes ouvrent un feu terrible.
Victor est toujours sans artillerie. Il cherche à répliquer par un feu de salve. Autour de lui, les volontaires paniquent. C’est leur première expérience du feu. Un cri s’élève parmi eux :
— Ils tirent à balles.
— Que pensiez-vous, bougres, crie Victor ? Qu’on tire ici avec des balles de carton.
— Sauve qui peut.
Les volontaires se piétinent dans la nuit, tombent et se relèvent pour s’enfuir. Ils jettent leurs armes et cherchent leur salut en sautant dans le vide. La plupart s’estropient. D’autres se tuent. Les assiégés ouvrent le feu. Victor n’espère plus aucun renfort. Il a perdu la moitié de son monde. Il lui reste deux compagnies de l’ancien régiment du Maine qui lui permettent de faire sa retraite vers le Revest. La colonne envoyée par Carteaux est encore à mi-chemin. Victor est calme et fier mais sa rate est gonflée d’une rage impuissante. Le général espagnol Gravina a été blessé.
*
Quand Carteaux reçut la nouvelle de l’échec, il convoqua sur-le-champ Lapoype au quartier général, et lui retira son commandement, pour le remplacer par le jeune général Labarre.
30 septembre, quartier général
Si Lapoype avait été destitué, Victor avait été acclamé par ses soldats adjudant-général, chef de brigade. Les représentants n’osèrent revenir sur le seul fait d’armes glorieux qui les consolât de l’échec de la surprise.
Bonaparte lui serra la main discrètement. Il avait assisté à la dictée furibarde d’une lettre de Carteaux au ministre de la guerre. Aussi en fit-il un résumé à Victor, en contrefaisant avec beaucoup d’esprit le général en chef :
— Heureusement citoyen-ministre, je suis là, capable de corriger les sottises des ignorants comme ce ci-devant marquis. J’ai fait établir, sur la hauteur des Arènes, une batterie, dite de la Convention Nationale, qui va foutre le tour aux ennemis.
*
Carteaux avait imposé à Bonaparte d’établir une batterie de deux canons contre le fort des Pommets, sur la hauteur du Croupatier, et tenté une attaque contre le château des Dardennes. Les assiégeants fusillaient contre le fort des Pommets et contre la redoute Saint-André.
1er octobre 1793
Plusieurs vaisseaux furent signalés ; entrant dans la rade de Toulon, qui furent salués par de nombreuses salves d’artillerie. À dix heures du matin, le pavillon blanc fut hissé à un mât, dressé au milieu de la place d’armes et flotta au même instant sur les remparts de la ville, sur les forts et les vaisseaux français, en lieu et place du drapeau tricolore. Les acclamations en l’honneur du roi Louis XVII redoublèrent quand on aperçut le drapeau blanc sur la redoute du Faron.
— Citoyen-général, courut annoncer son aide de camp Dupas, le comte d’Artois a dû entrer à Toulon !
— Ah si c’est le cas, fit Carteaux, je ne donnerais pas ma place pour celle du Père Éternel.
Suivit un long discours d’autoglorification où le général commandant le siège de Toulon, se faisant fort de chauffer Toulon avec la batterie de la Convention nationale pendant trois jours, assurait qu’il s’en emparerait « à l’arme blanche » sur trois colonnes.
— D’ailleurs qu’on me rappelle d’ordonner à Bonaparte de faire venir de Marseille cette fameuse couleuvrine, qui l’emporte en portée sur toutes les pièces de 24 de l’amiral Hood.
Dupas sortit chercher Bonaparte qui faisait l’inspection de ses batteries. Il arriva couvert de poudre et d’une humeur massacrante. Qui avait bien pu mettre dans la tête de l’état-major que la détention de cette antiquaille lui vaudrait la prise de Toulon ?
— Citoyen-commandant Bonaparte, fit aimablement Carteaux lui donnant le titre que les représentants avaient demandé à Paris pour lui, mais qui n’était pas encore officiel, avez-vous des nouvelles de la couleuvrine ?
— Quelle couleuvrine, fit Bonaparte qui faisait semblant de ne pas comprendre ?
— La couleuvrine de Marseille, morbleu, celle qui tire à deux lieues…
— L’exagération est une chose qui plaît à l’esprit humain, dit Bonaparte entre ses dents.
— Mais encore ?
— Il faudra de nombreuses journées de marche pour amener cette couleuvrine…
— Raison de plus pour commencer maintenant.
— Il faudra aussi faire construire un affût spécial.
— N’avons-nous pas un atelier et une fonderie ?
— D’ailleurs Gassendi est contre…
— Contre ? Toute l’armée connaît les propriétés merveilleuses de cette couleuvrine qui tire à deux lieues. Je la souhaiterais à la batterie des Sans-Culottes. Ne vouliez-vous battre les deux rades ?
— Aucun canon ne tire à deux lieues.
Le représentant Gasparin qui assistait à la scène en riant prit Bonaparte par la manche et le tira vers lui hors de portée de l’oreille de Carteaux.
— Allons citoyen-commandant, je vous le demande à mon tour, il nous faut cette couleuvrine.
Bonaparte jeta un regard noir encore que ses yeux fussent bleus.
— Ne me dites pas, citoyen-représentant, que vous croyez à cette portée de deux lieues et que…
— Peu importe. Vous vous attachez à des choses sans importance. La troupe y croit et sera rassurée de savoir cette couleuvrine en notre possession. Ce sera l’occasion pour vous d’aller à Marseille. N’y avez-vous pas de la famille ?
Bonaparte détestait Marseille ; trop de mauvais souvenirs y étaient attachés. Mais il comprit la leçon politique : certains facteurs ne valent que par l’opinion qu’on en a et à la guerre tout est opinion.
— Citoyen-représentant mais j’ai besoin de quinze jours pour tracer de nouvelles batteries.
— Soit, je vous les donne, mais je dirai à Carteaux que vous irez chercher vous-même cette couleuvrine à Marseille. Ai-je votre parole ?
Bonaparte considérait que le meilleur moyen de tenir sa parole était de ne jamais la donner et il se contenta de froncer le nez d’une drôle de manière. Gasparin voulut bien s’en contenter.
— Au fait connaissez-vous la meilleure ?
— Non, fit Bonaparte.
— Lapoype est rétabli dans ses fonctions par les représentants de la Nation.
C’était un désaveu sanglant pour Carteaux qui se plaignait à juste titre de l’insubordination de son lieutenant. Décidément Gasparin l’avait en estime.
*
Le général Charles O’Hara avait la confiance de William Pitt. En 1781, à la bataille de Yorktown, il avait remis l’épée du lieutenant-général Cornwallis au comte de Rochambeau et au général Georges Washington. Gouverneur de Gibraltar, il venait d’être nommé lieutenant-général. Chauve et blanchi sous le harnois, O’Hara avait les épaules tombantes et le regard inquiet. Ses joues banches et bien rasées, sa complexion pâle, rosie et ragaillardie à coups de sherry, son regard inquiet et soupçonneux lui donnait plutôt l’aspect d’un juge en perruque ou d’un régent de collège que d’un soldat. Habitué à voir tout le monde trembler sous son regard de glu froide, O’Hara débarqua en maître à Toulon, ses instructions secrètes en poche. Il dédaigna regarder en face aucun de ses subordonnés, donnant ses ordres avec la morgue orgueilleuse de celui qui s’attend à être obéi servilement. Seul l’amiral Hood fut jugé digne de converser avec lui et les honneurs rendus, il s’enferma longuement avec lui, sans que Sydney Smith fût seulement convié. Il est vrai que l’adroit chevalier profita de ses capacités d’espion pour écouter aux portes de l’amiral et regarder par la serrure. La conversation était trop confuse pour que son oreille y discernât des informations précises, mais au ton qu’employaient les deux hommes, il était clair qu’ils discutaient comme deux officiers qui partagent une même autorité et un même secret. Quelques mots parvinrent à l’oreille de l’adroit chevalier : Bourbons, Convention, Fréron, otages, mortier. Rien qui pût l’informer sur la mission du général O’Hara, sauf que le Premier ministre lui-même lui avait donné ses instructions. L’amiral Hood se leva et se dirigea vers la porte de sa cabine. Sydney Smith n’eut que le temps de se relever.
— Dites-moi Sydney, vous parlez bien français, fit l’amiral ?
— Quelle question, amiral !
Le français était parlé couramment par les aristocraties européennes.
— Je veux dire, sans accent ?
— Mademoiselle est ravissante, fit Smith avec un accent parisien, elle a les plus beaux yeux du monde.
L’amiral Hood éclata de rire.
— Parfait. Mon cher Sydney, vous êtes volontaire pour une mission à terre.
— Une mission, amiral, et laquelle ?
— Vous devez neutraliser l’artillerie française.
— Mais comment ?
— En éliminant Bonaparte.