Caro Amore,
Nous avons connaissance à Venise par notre ancien ambassadeur, Antonio Capello, des derniers renseignements qui parviennent de Paris. Sont désormais considérés comme suspects les partisans de la tyrannie et du fédéralisme, ceux à qui on a refusé un certificat de civisme, les fonctionnaires suspendus, les nobles qui n’ont pas manifesté leur attachement à la Révolution et tous ceux qui ont émigré. Bailly, un Girondin, maire de Paris a été emprisonné à la Conciergerie.
Tandis que l’armée du prince de Cobourg menace Maubeuge, dix mille soldats hollandais sont devant Bruxelles. L’armée anglaise et hanovrienne défend la Flandre. Le général français Houchard qui avait pourtant libéré Dunkerque a été désavoué par le ministre de la guerre pour n’avoir pas fait davantage et on dit que Jourdan surnommé « Coupe-tête » va le remplacer.
Hier, je suis allée voir une ancienne pièce de Gozzi. Le carnaval est commencé et j’ai failli être refoulée pour avoir oublié mon masque. Mon gondolier m’a ramenée à la porte d’eau du palais. La nuit était encore tiède et délicieuse et j’ai voulu prolonger la soirée à rêver sur le Grand Canal. Tandis que mon gondolier chantait une chanson d’amour, je me suis recueillie sans penser à rien qu’à écouter l’eau clapoter et à regarder le diamant des étoiles. J’étais heureuse comme un jeune animal frivole quand je me suis dit que vous aussi vous regardiez au même instant le même ciel. Et je me suis sentie soudain envahie par une affreuse tristesse comme si notre monde devait disparaître à jamais, comme si tout ce que nous avons chéri tous deux ne devait plus exister. Croyez-vous que la Révolution détruira toute cette beauté ? Mieux vaudrait disparaître que nous survivre encore dans un monde sans foi et sans noblesse. J’ai prié la Madone pour vous, seule au bord de l’eau comme un miroir de désirs et j’ai frissonné comme une femme. Celle qui vous aime.
Votre AnnaLisa.
Alessandro replia la lettre parfumée qu’il portait sur son cœur. De la fenêtre de la chambre de la maison que son frère le prince Pignatelli-Belmonte partageait avec lui, son regard embrassait les deux rades. L’occident s’embrasait à chaque salve de l’artillerie française comme un soleil qui refuse de disparaître. Bonaparte avait fait disposer des linteaux pour battre nuit et jour le fort Malbousquet.
Carissima
En trempant ma plume ici j’ai l’impression de couvrir ma lettre d’une encre noire comme l’eau des deux rades, plus noire encore du fait de notre amertume. Ce n’est pas que les forces ou le courage nous manquent mais tout ici est soumis au bon vouloir des Anglais, qui se prévalent du traité qu’ils ont seuls signés avec les Toulonnais, pour imposer à nos efforts la direction qui leur convient. Il y a quelques jours, nous avons cru Toulon perdu et des drapeaux tricolores couronnaient déjà le Faron quand l’amiral Hood a appelé au secours le général espagnol Gravina et mon frère. Nous nous sommes joints aux marins anglais, pour escalader les pentes du Faron avec trois colonnes. La gorge du fort n’est pas fermée à cet endroit et il s’en est fallu d’un rien que le Faron ne tombe, lui qui commande à toutes les hauteurs de Toulon. La prompte réponse de l’amiral a permis de déposter l’ennemi avant qu’il ne fasse rejoindre son artillerie. Gravina est tombé, blessé et c’est un grand malheur car, les Espagnols et nous, sommes venus pour rétablir l’aîné de la famille qui règne sur nos trois nations, alors que les Anglais en tiennent secrètement pour le roi Georges.
Je n’en veux pour preuve que le peu d’empressement qu’ils mettent à m’indiquer le moyen de sortir mon mortier géant. Tout est prétexte à procrastination. Je ne veux pas risquer cet atout sans avoir la garantie formelle que celui-ci pourra rejoindre mon bord en quelques heures et Naples sans difficulté. Pour cela je me refuse à débarquer sur les quais mais veux la disposer sur un ponton aux armes du roi de Naples où je sois seul à commander. Mon frère m’approuve mais nous perdons du temps alors que l’AnnaLisa seule pourrait faire taire le feu français en quelques jours sur tout le versant ouest des deux rades.
L’amiral Hood en convient et le général O’Hara qui vient d’arriver de Gibraltar avisant le point-clef, une hauteur en forme de pain de sucre, l’a surnommée le Petit Gibraltar et nous a expliqué que tant que ce point resterait en notre possession, nos flottes resteraient en sécurité. L’ennemi n’a pas encore ouvert la tranchée et dispose de forces inférieures aux nôtres alors qu’il lui faudrait un effectif triple pour risquer un assaut général.
Je me suis fait un ami du chevalier Sydney Smith, un Anglais chevaleresque et aventureux qui est un gai compagnon, amateur d’aventures et de vin français. Il ne comprend pas lui non plus ce que nous attendons pour faire une sortie avec toutes nos troupes à l’ouest, les couper à Ollioules et border la Durance.
Vous ne me parlez pas du programme de la Fenice et pas assez de vous. Vous peuplez mes nuits sans sommeil et lorsque je ne vois plus votre cher visage, je vois mon mortier géant qui porte votre nom bien-aimé. Comme vous il est toute ma vie ici. Il est noir et terrible. J’attends avec impatience qu’il ouvre la bouche et se prononce en ma faveur. Il peut vaincre et faire mon bonheur. Il peut aussi sombrer et m’entraîner dans sa chute. Il est, comme vous cher Amour, le centre de mon existence, le résumé de mon devoir et la somme de mes espérances.
Je vous baise les mains.
Alessandro
Le jeune homme sabla, plia sa lettre qu’il scella avec la bague de son doigt. Il écrivait sur l’enveloppe Comtesse Anna-Lisa Vendramin, Ca d’Oro. Venezia quand quelqu’un frappa à sa porte. Le chevalier Smith passa sa tête souriante dans l’embrasure de la porte.
— Entrez, cher ami, dit Alessandro. Entrez… Votre arrivée chasse quelque idée sombre que j’avais cette nuit.
— Ah mon cher Alessandro, serait-ce le spleen ?
— Le spleen ?
— Oui. Cette espèce de langueur voluptueuse qui nous blesse et que nous nous faisons un devoir et un plaisir d’entretenir, comme dans les poèmes élégiaques de Tibulle.
— C’est bien cela. Une blessure qu’on chérirait et détesterait à la fois.
— Je vois… Une flèche amoureuse qui vous comble et vous désespère.
— Chevalier, vous en savez trop sur les hommes… ou les femmes.
Smith s’assit sur le bord de la table.
— Laissez-moi deviner. Donnez-moi cette lettre que vous avez cachée dans votre poche.
Alessandro la sortit en rougissant. Smith la respira passionnément.
— Oh ! Jasmin et rose. Hum… Je vois une femme belle et passionnée. Brune et la peau blanche. Des rougeurs aimables aux pommettes. Elle est vive et aime les jardins, les sources et les oiseaux.
Alessandro se tassa sur sa chaise.
— Comment savez-vous tout cela ? Oui…
— Elle a la voix grave et les yeux en amandes. Tenez, le violoncelle est son instrument favori…
— Chevalier, vous êtes le diable en personne !
— Elle est riche et vénitienne.
— Vous m’avez donc jeté un sort…
Smith éclata de rire.
— J’ai vu l’adresse de votre réponse. Les comtesses vénitiennes qui logent sur le grand canal sont rarement désargentées et je n’ai fait que vous dresser le portrait des Vénitiennes… Brunes et belles, amoureuses de l’amour et fort libres en société.
— Les Vénitiennes sont souvent blondes et grasses. C’est un préjugé de croire que les Vénitiennes sont toutes brunes. Il existe même à Venise un blond spécial que les femmes entretiennent avec des préparations au soufre. Un proverbe vénitien dit : méfie-toi des femmes blondes et des pierres vertes.
Le canon retentit encore, lugubre. Un génie maléfique, animé d’une volonté de fer concentrait impitoyablement des hommes, de la poudre et des canons à l’ouest de la rade.
Smith posa une bouteille de vin sur la table et une carte.
— Nous avons du travail… J’ai adroitement subtilisé cette bouteille dans la cave de l’amiral Trogoff.
— Un vieux médoc !
— Je crois qu’il a fait le trajet de Bordeaux à Yorktown dans la cale d’un vaisseau de haut rang pour mieux vieillir. L’amiral nous aurait certainement proposé d’en boire à sa santé maintenant qu’il est notre allié… Hum… j’aime dans le bordeaux ces tanins qui déposent finement sur les gencives et ce goût de fruit rouges, construit comme une demeure ancienne.
— À Naples, le vin est une chanson entre amis.
— Quand nous aurons débarqué et marcherons sur Lyon, nous aurons tout loisir de goûter aux crus de Provence et du Rhône… Bon, voyons ma carte. Ce Bonaparte, qui commande l’artillerie, a établi deux batteries sur la hauteur des moulins de la Seyne et une troisième sur une hauteur, au sud de celle des Moulins. Il s’est emparé de canons qu’il a trouvés à la redoute de Faubregas et montés sur des affûts pour battre l’anse du lazaret. Voilà ce que je propose… une colonne pourrait sortir par le chemin couvert du fort Malbousquet et suivre la côte pour détruire les deux batteries qui nous bombardent. Qu’en pensez-vous ? Nous gagnerions une ou deux semaines.
— Il faudrait un flanc-garde, avec une deuxième colonne qui nous protégerait d’une contre-attaque, susceptible de nous couper de Toulon. Elle pourrait position ici… entre le fort Malbousquet et Ollioules.
—… et aussi embosser des frégates-pontons, des chaloupes canonnières et bombardières entre le cap Balaguier et le Lazaret, comme nous avons déjà en face du cap Bréga.
— Vous chargez-vous de proposer cela au général O’Hara ?
— Non… mais à l’amiral Hood, oui. Je lui dirai que les Français méditent de s’emparer de Malbousquet qui n’est qu’un fort de campagne et cela l’inquiétera fort.
— Topons-là. Je me charge d’expliquer cela à mon frère.
Ollioules, 14 octobre 1793.
La nouvelle de la prise de Lyon venait d’arriver à Toulon. Réjouissances et mouvements de troupes donnèrent de l’inquiétude aux coalisés qui sortirent et prirent position entre les forts Malbousquet et Saint-Antoine, derrière la Las, petite rivière dont les ponts étaient coupés et qui servait de limite entre les deux armées. Une centaine d’hommes s’approcha des Arènes pour observer les mouvements de l’ennemi. Et une fusillade s’engagea avec les avant-postes républicains.
Almeiras, aide de camp du général Carteaux et Bonaparte se trouvaient là, le premier par hasard, le second par habitude d’être aux batteries dès le lever du soleil.
La troupe les acclama. L’attaque fut soutenue des deux côtés.
Les Napolitains étaient sortis en premier. Les Anglais se défiaient d’eux et les poussaient en avant par méfiance. Les assiégés attaquèrent les batteries françaises sur les plateaux des Arènes, de Gaux et de la Goubran. Mais la colonne qui s’était avancée sur Bréga fut fusillée sur son flanc droit et, craignant d’être coupée, se retira assez promptement. La colonne avancée en direction Ollioules n’avait pas l’ordre d’aller jusqu’aux gorges, et voyant le projet d’enclouer les batteries définitivement compromis, elle se replia à son tour. Les opérations cessèrent à la nuit.
Bonaparte, satisfait d’avoir sauvé ses batteries, passa la journée du lendemain 15 octobre sur place, pour le cas où les coalisés auraient repris l’offensive. Le même jour, le général Lapoype fit attaquer par 2 000 hommes les 200 assiégés qui tenaient le cap Brun. De ce point en effet, il était possible de battre le fort Lamalgue et d’inquiéter l’entrée et la sortie des vaisseaux dans la rade. Lapoype fut repoussé par les valeureux Toulonnais du régiment du Royal-Louis, persuadés qu’ils seraient fusillés s’ils tombaient aux mains des républicains, mais il revint avec du canon et des renforts et s’installa au cap Brun. Trois colonnes toulonnaises partirent alors du fort Lamalgue et de Toulon vers le cap Brun, la Valette et les hauteurs du Thouar. Craignant d’être coupé, Lapoype se retira à la Garde qu’il évacua même pendant la nuit.
Les coalisés ne campèrent pas sur le terrain ni ne repassèrent à l’offensive. Là encore les Anglais ramenèrent leurs troupes en arrière, manifestant l’intention de ne pas souhaiter vraiment la levée du siège qui aurait pu se produire ce jour-là.