Fort Malbousquet, 7 novembre 1793
Sydney Smith abaissa sa longue-vue. Les deux hommes ne pouvaient qu’être un représentant et un officier. La présence du représentant, suffisamment désigné par ses plumes tricolores signalait une inspection stratégique, et l’officier qui l’accompagnait ne pouvait être qu’un artilleur. Et de qui pouvait-il s’agir, sinon de Bonaparte lui-même, qui apparaissait logiquement au point le plus faible de la chaîne de forts au petit matin, avant le commencement des tirs. Les meilleurs tireurs du Royal Irish s’étaient tapis dans la colline, à plat ventre sur les aiguilles de pin.
Bonaparte tint l’étrier du représentant Salicetti, qui monta en selle sans remercier. Le matin même, Carteaux avait quitté Toulon. Bonaparte avait fait tout son possible pour le discréditer dans l’esprit de Gasparin, de Barras, de Salicetti… Le représentant Varèse était avec eux. Le premier conseil de guerre avait conclu que le fort Malbousquet était le maillon faible et Salicetti souhaitait se rendre compte de l’avancement des travaux diligentés par Carteaux. Bonaparte n’en laissait rien paraître, mais il redoutait toute distraction de l’effort principal qui, à son sens, devait être accompli au Petit-Gibraltar. Rien ne devait être tenté contre Toulon, avant d’avoir chassé la flotte anglaise des deux rades. Salicetti escomptait que l’ouverture d’une nouvelle batterie, dite de la Poudrière, prenant Malbousquet par l’angle gauche, après la chute du Petit-Gibraltar, aurait un effet déterminant.
Carteaux avait donné, à la batterie de la hauteur des Arènes, le nom de batterie de la Convention. Il l’avait fait en politique avisé, et il était maintenant délicat de renoncer à ce symbole vis-à-vis de Paris.
Bonaparte récapitula calmement les objections qu’ils avaient opposées à Carteaux et la nécessité de faire converger le tir des forts de campagne sur les forts en dur. Salicetti, ébranlé, demanda qu’une deuxième batterie vînt épauler celle de la Convention. Puis une troisième, sur le prolongement de la hauteur des Gaux.
— Une plate-forme de mortiers permettrait de ruiner les glacis et les palissades que l’ennemi aurait construits, puis de bombarder le fort avant de lancer l’assaut, expliqua Bonaparte. Il ne resterait plus qu’à faire une brèche là-bas.
Il montra du doigt l’espace situé entre le bastion du Marais et celui de l’Arsenal.
— Je dois te féliciter, citoyen-commandant, pour la destruction des pontons qui se trouvaient en face du Brégaillon, admit Salicetti en hochant la tête. L’ennemi ne voit plus, de la rade, le revers du Lagoubran… Nous progressons désormais sans nous faire remarquer… Mais aurons-nous assez de canons ?
— Dans un mois, nous aurons concentré devant Toulon, près de deux cents bouches à feu.
— Et où pourrions-nous établir cette seconde batterie ?
Au moment où Bonaparte lui indiquait la hauteur sur laquelle il escomptait la tracer, il vit l’éclair d’un fusil étinceler un bref instant, allumé par le soleil levant. Salicetti avançait son cheval et tendait le cou pour mieux voir, lorsqu’un bruit de fusillade partit d’un bouquet de pins. Le cheval de Salicetti se cabra, faisant rouler son cavalier vers le sol. Les balles sifflèrent à leurs oreilles. Une deuxième salve partit à cet instant, et Bonaparte aurait été criblé, s’il n’avait pas eu le réflexe de s’allonger sur l’encolure de son cheval. Il sauta prestement et se retrouva à côté de Salicetti dans la boue. Ils virent quelques uniformes rouges partir en courant en direction du fort Malbousquet.
— Inutile de les poursuivre fit le jeune chef de bataillon, ils sont déjà presque sous la protection du fort.
Petit-Gibraltar, 8 et 9 novembre 1793
Les batteries assiégeantes avaient pris l’avantage sur les batteries toulonnaises. Le commandant du camp de Balaguier près du fort Mulgrave fit une sortie, en direction des batteries des Quatre-Moulins et des Sablettes, où se trouvaient deux mortiers qui l’inquiétaient beaucoup. Tous les canonniers de Bonaparte furent faits prisonniers ou tués. Les canons de la batterie des Sablettes furent encloués.
Le 9 novembre, une contre-attaque menée par Victor, qui commandait la batterie des Sablettes, se fit contre le camp de Balaguier, vers trois heures, avec douze cents hommes, puis deux autres avec deux ou trois mille. Il fut impossible de rentrer dans le camp retranché sans préparation d’artillerie suffisante. Il y eut plus de 400 morts côté assiégeant. Cette attaque brusquée avait été voulue par le général Lapoype qui commandait par intérim, dans l’espoir de brusquer le destin à son profit, avant l’arrivée du nouveau commandant en chef, le général Doppet qui arrivait de l’armée de Lyon.
Ollioules, 10 novembre 1793
Le général François Amédée Doppet s’était engagé à seize ans dans la cavalerie. Savoyard devenu médecin à l’université de Turin après trois ans dans les Gardes-Françaises, infanterie d’élite chargée de la sécurité du roi, il avait d’abord souhaité devenir médecin de la cour de Savoie. Comme beaucoup de partisans de la Révolution, Doppet était doté d’une plume abondante et avait publié romans, poèmes et livres de médecine, dont les mémoires apocryphes de Mme de Warrens et un curieux traité sur les vertus aphrodisiaques du fouet. Enrôlé dans la Garde Nationale de Grenoble, ayant participé activement au rattachement de la Savoie à la France en 1792, puis devenu secrétaire du député de l’Isère à la Législative et membre du club des Jacobins, il prit part à la prise des Tuileries, à la tête de ceux qu’on allait nommer les Allobroges, le 10 août 1792. Doppet incontestablement brave, devint colonel de la légion des Allobroges, participa à l’invasion de la Savoie à la tête d’une compagnie, devint député de la Savoie et prit le prénom de Pervenche.
La légion des Allobroges était un ramassis de volontaires savoyards, suisses, piémontais et de déserteurs dont l’excitation sur les champs de massacre lors de la guerre civile était censée valoir titre pour les combats contre l’ennemi. Elle justifiait son nom de l’époque où les habitants de la Savoie résistaient à la domination romaine. Elle se composait de trois compagnies de dragons, une de canonniers, sept de chasseurs et sept de carabiniers. Faisant mouvement à Annecy, elle fit partie de l’armée des Alpes.
Accompagnant Carteaux, Doppet était allé jusqu’à Ollioules où il avait été le témoin de la blessure de Dommartin à l’épaule, d’un coup de fusil, en pointant un canon. Il resta devant Toulon jusqu’au 20 septembre. Arrivé le 26 septembre à Lyon, Doppet y entra victorieux, le 9 octobre. Chargés de missions à Marseille et Nice, il fut chargé du siège de Toulon en remplacement de Carteaux. Il était accompagné par le général d’artillerie Duteil.
*
Bonaparte était concentré plus que jamais sur sa mission. Il ne mettait plus les pieds au quartier général mais mangeait et dormait avec ses canonniers. Le soir, il s’enveloppait de son manteau et couchait sur un de ses canons comme Turenne, la tête sur un paquet de cordages. Les jambes à califourchon sur une pièce de 36 encore chaude, couché sur le ventre comme une femme, enveloppé dans son manteau pour se protéger de la rosée, le chapeau enfoncé sur la tête, Bonaparte s’endormait avec ses cauchemars professionnels : tel jour, il n’avait que des bombes de 10 et 16 pour des calibres 12, tel autre, il manquait de poudre et de cartouches. Le sommeil venait comme une mort passagère et le froid du petit matin le réveillait en le faisant grelotter. Le lendemain serait-il le dernier jour de sa jeune vie, tranchée par un boulet anglais ? Les jours de pluie, il cherchait un abri avec les autres, sous un arbre ou près de l’épaulement, à côté du four à boulets rouges. Certains tendaient une toile sur le fût d’un canon ou aux dernières branches d’un arbre. Il fallait chercher le chaud dans le giron de son voisin et se faire accueillant au fessier d’un autre. Bonaparte n’aimait guère cette promiscuité avec ses canonniers. Un matin, il s’était réveillé en découvrant qu’il avait dormi avec un galeux, qui s’était gratté les poignets toute la nuit.
Aux premières lueurs, il bondissait pour passer un rasoir sur le visage. Victor passait tôt, non pour le réveiller mais pour l’accompagner lors de ses premières inspections de la journée. Seul déjeuner : un biscuit et un verre de vin blanc qui lui tordait l’estomac, quelques olives, dont il crachait les noyaux en observant les navires anglais et espagnols.
Ce matin-là, un officier général aux bottes bien cirées, était venu lui taper sur l’épaule : Doppet. Bonaparte clignait des yeux sous l’effet de la fatigue et des premiers rayons du soleil. L’officier général hochait doucement de la tête en se faisant expliquer par Cervoni, son aide de camp, les mérites du chef de bataillon Bonaparte, qui avait réuni en six semaines un véritable parc d’artillerie, nargué puis repoussé la flotte anglaise. Le général Dutheil était présent ; il abondait dans le même sens et assurait à quel point son frère tenait en estime le jeune officier. Puis, le général aux bottes bien cirées s’était éloigné, et Bonaparte s’était senti encore plus sale dans cet uniforme qu’il n’avait pas enlevé depuis des jours, avec ses bottes crottées. Enfin, une frégate anglaise s’était avancée, le menaçant d’un tir de prolonge de sa hanche de bâbord et le général s’était éloigné, le laissant à sa tâche de Sisyphe.
14 novembre 1793
Bonaparte avait couché, d’une écriture nerveuse et appuyée, un plan pour prendre Toulon, avec des tableaux des différentes batteries et de toutes les pièces disponibles avec leur calibre. Par Salicetti, il avait fait passer le plan au Comité de salut public. Ce procédé n’était possible que parce que les représentants en mission étaient les véritables officiers généraux de l’armée, nommant et révoquant à loisir à tous les postes, faisant marcher la planche à billets au gré de leur humeur et livrant à la guillotine qui leur déplaisait. Au cours de l’année 1794, les neuf dixièmes des officiers généraux devaient être guillotinés, révoqués ou chassés des armées. Aussi l’avancement devait-il être aussi rapide que périlleux.
Justement heureux d’avoir mené ce travail à bien, Bonaparte monta à cheval dès huit heures et parcouru les différents postes, en commençant par les cinq batteries, tracées face au fort Mulgrave. Il termina par la batterie de la Montagne. Deux déserteurs napolitains venaient de se rendre, crosse en l’air, après avoir abordé la côte sur une embarcation de fortune. Ils se tenaient près du feu, derrière l’épaulement. Bonaparte les interrogea lui-même en italien. Entendant parler leur langue natale, et réconfortés d’une tranche de pain et d’un verre de vin, ils se mirent à parler avec vivacité. Ils avaient quitté Toulon avant l’aube, cherchant à se dissimuler en suivant la côte au plus près pour se dissimuler aux yeux de la flotte. Le numéro de leur régiment et le nom de leur colonel furent les seuls renseignements qu’on put en tirer. Bonaparte était intrigué par la tournure de l’un d’entre eux, quand une frégate napolitaine s’approcha. Elle serrait le vent en suivant la côte pour tirer à bout portant par sa hanche de bâbord. Par cette manœuvre, elle s’exposait peu de temps au tir des batteries de la côte, ouvrait le feu à bout portant avant de fuir, vent arrière sous la protection du fort Malbousquet. La frégate passa devant la batterie des Patriotes sans tirer, mais cracha son venin à la hauteur de la batterie de la Montagne…
Les deux Napolitains avaient disparu. Il est vrai que rien n’est plus douloureux que de périr sous les boulets de ses propres compatriotes. Un cratère sembla s’ouvrir sous les pieds des artilleurs français. Le magasin à poudre avait sauté. Plusieurs canonniers furent tués. Bonaparte fut renversé sur le sol et s’essuya le visage couvert de sang mais d’un sang qui n’était pas le sien. Il courut faire son rapport au général Doppet. Il le trouva verbalisant et prétendant que les aristocrates avaient fait sauter le magasin.
L’explication la plus vraisemblable était qu’une bombe avait déterminé l’explosion. Mais d’où cette bombe avait-elle été lancée ? Les pontons se trouvaient hors de portée et les frégates étaient dépourvues de mortier. Et pourquoi la frégate n’avait-elle pas ouvert le feu sur la batterie des Sans-culottes avant de tirer sur celle de la Montagne ? Revenu au cap Bréga, Bonaparte demanda des nouvelles des deux déserteurs. Personne ne savait où ils étaient. Rien parmi les morts, rien à l’infirmerie.
15 novembre 1793
Bonaparte était à la batterie des Braves, sa lunette à la main, encore songeur des événements de la veille.
— Qui est de tranchée, aujourd’hui, demanda-t-il au sergent Robelet qui commandait ?
— Un bataillon de la Côte d’Or, citoyen-commandant.
Venu avec Carteaux, il était composé de volontaires bourguignons. Piètres troupes à la vérité, indisciplinées et bruyantes.
— Il faudra un feu nourri aujourd’hui.
L’armée risquait à tout moment de manquer de poudre. La pluie qui tombait gâchait les cartouches. Or, lors d’un siège, le feu doit aller augmentant sans interruption, jusqu’à la brèche et à l’assaut.
Le vieux capitaine se mit à rire.
— Avec de vieilles bandes, peu de canons. Avec la bleusaille, il faut dépenser ses munitions… Regardez, citoyen-commandant, ce que je leur ai acheté…
Il montra plusieurs bouteilles ventrues qui trempaient dans un seau.
— Où as-tu trouvé ça ?
— Je l’ai acheté à un bourguignon dont la belle-sœur a une vigne à Meursault.
— Tu as donc de quoi ?
— Avec la bourse d’un officier anglais.
Le soleil commençait à se lever dans leur dos. Bonaparte vérifia que les boulets étaient en nombre suffisants et la poudre à portée.
— Ouvrez-le feu.
Le premier coup de canon retentit solennellement tandis que l’astre solaire affleurait l’horizon. Un coup de tonnerre d’abord puis le déchirement de l’air produit par le boulet, enfin l’impact dont le bruit sourd revenait en écho le temps de quelques battements de cœur. Bonaparte avait suivi la courbe du projectile, qui s’abattit à grand fracas entre la tranchée et les palissades du fort Mulgrave. Une rumeur monta de la tranchée comme souvent avec les troupes inexpérimentées.
— Trop court. Augmentez la charge d’un dixième.
La batterie des Patriotes se mit à gronder à son tour, suivie par celle des Hommes du Midi. La fréquence de tir, faible au début, se mit à augmenter.
Un second boulet partit pour s’écraser sur le fort anglais.
Les canonniers poussèrent des beuglements de joie.
— Un coup à boire, pour fêter cela, fit le sergent, déjà en sueur, qui fit ouvrir une bouteille.
Le vin blanc de Meursault réjouit les papilles des canonniers. Bonaparte en eut sa part.
— Ça emporte les toiles d’araignée dans la gorge, dit le sergent.
— Tu pourras appeler Meursault ton boulet, répliqua-t-il.
— Riche idée, citoyen-commandant. Nous allons maintenant envoyer un boulet nommé Fixin.
Fixin eut le même sort que Meursault et Bonaparte, voyant que le tir était réglé, fit avancer les bombes et les obus. Les obus se voyaient décerner le nom de grands crus rouges et les bombes, étaient décorées de ceux des meilleures vignes de blancs. Corton, Pommard et Montrachet explosèrent dans le camp anglais. Vougeot, Santenay, Beaune et Corgolouin ravagèrent les palissades du fort. Chaque tir était prétexte à libations et commentaires. L’artilleur est réputé pour sa propension à boire sa solde tandis que le fantassin l’épargne et que le cavalier la joue.
En fin de matinée, Bonaparte s’absenta pour faire un rapport au quartier général. Il souhaitait vérifier le départ de son plan pour Paris. Trois ou quatre jours pour communiquer avec Paris, deux ou trois jours de délibérations et encore trois ou quatre jours pour que les ordres redescendissent à Toulon : il s’attendait à une réponse au bout de huit ou dix jours. Le général Dutheil qui commandait désormais l’artillerie, lui faisait une confiance totale et, reversant sur sa tête l’affection que son frère lui vouait, approuvait par avance chacune de ses dispositions.
En milieu de journée, le bruit courut qu’un volontaire fait prisonnier par les Espagnols avait été malmené et battu. Le fait était-il avéré ? Toujours est-il que la rumeur parcourut la tranchée en un clin d’œil et qu’elle souleva l’indignation. Au sein de ces troupes enthousiastes et écervelées, le projet d’attaquer le camp anglais à la baïonnette ne parut point déraisonnable et la troupe prit l’initiative de l’attaque. Bonaparte fut averti par le bruit de la fusillade, dont l’écho se répercuta jusqu’à Ollioules. Dutheil et lui sortirent pour scruter l’horizon.
— Que se passe-t-il, fit Doppet qui avait surgi dans leur dos ?
— Une clameur en direction du promontoire du Caire…
— Serait-ce une contre-attaque anglaise ?
— Ce serait bien étonnant ; nous les avons étrillés il y a six jours, fit Bonaparte.
Un aide de camp accourut. Le bataillon avait attaqué sans ordre et tout le régiment de Bourgogne avait suivi, puis toute la division du général Brûlé.
— Le vin est tiré, il faut le boire, fit Bonaparte qui avait encore en mémoire les exercices œnologiques et balistiques de sa matinée. Soutenir l’attaque coûtera moins cher en hommes et en munitions que battre la retraite. Peut-être coucherons-nous demain dans Toulon ?
Doppet sembla opiner du chef.
Bonaparte avait un flair prodigieux pour saisir les occasions au vol.
— Citoyen-général, me permettez-vous de courir prendre la tête des troupes et de prendre d’assaut le fort Mulgrave ?
Doppet hésitait.
— Je suis le seul à pouvoir le faire. Je connais par cœur les zones battues par mes batteries. Il faudra lancer l’assaut sans courir le risque de leur tirer dans le dos.
Cet argument fut déterminant dans l’esprit de Doppet.
— Partez, citoyen-commandant et ramenez-nous une victoire.
Bonaparte sauta en selle. Un vertige le prit. Voilà l’occasion espérée depuis si longtemps. Il allait faire tomber le fort Mulgrave, installer ses batteries à l’Eguillette et à Balaguier, chasser la flotte combinée et faire tomber la ville comme un fruit mûr. Voilà que l’Être Suprême, qui l’avait détourné de la Corse et qui l’avait conduit devant Toulon, avait éliminé les obstacles devant sur son chemin : Carteaux, l’incapable, était parti, Dutheil lui avait donné carte blanche, Doppet lui laissait la bride sur le cou. De tous les représentants, pas un seul qui ne fût disposé à l’appuyer : Gasparin, Salicetti, Barras… Il galopa jusqu’aux trois batteries et donna ses ordres, pour arrêter le tir au signal d’une fusée. Les tirailleurs enveloppaient le fort, en haut du promontoire. Deux compagnies de grenadiers étaient sur la position. En les lançant au pas de charge, on pouvait espérer surprendre la gorge du fort.
Bonaparte prit le commandement aux acclamations des troupes. Il restait une heure de jour. En se relevant du tapis d’aiguilles de pin, où il s’était allongé pour étudier la situation, il sentit une éraflure au front.
— La peste soit du Français, fit Sydney Smith son fusil encore fumant à ses côtés du haut du fort Mulgrave. J’ai encore manqué mon coup.
Bonaparte allait donner l’ordre de l’attaque quand la sonnerie de la retraite retentit. Son visage pâle sillonné de sang sur la tempe, sous une pluie de cheveux blonds, semblait avoir vu la tête de Méduse. Il lui semblait que le Ciel ne lui avait un instant insufflé tant d’enthousiasme, que pour se jouer de lui l’instant suivant. Dix minutes de plus et l’assaut était donné, la défense du fort culbutée et Toulon compromis. Il fut saisi d’une colère folle, à l’italienne. Il aurait voulu gifler Doppet, lui cravacher le visage, lui cracher son mépris et l’insulter. Qui était-il ce médicastre pour oser lui commander, lui qui se préparait à cet instant depuis son enfance et qui n’avait cessé de vivre dans des collèges ou dans des camps, depuis qu’il avait neuf ans ?
Bonaparte ne pouvait savoir que Doppet, dès le jour de son arrivée à Toulon, avait appris qu’il était nommé à l’armée des Pyrénées-Orientales et dès lors qu’il ne pouvait compromettre le siège avant l’arrivée du général Dugommier :
« Aussitôt que le général Dugommier sera arrivé pour vous relever, écrivait le ministre, vous vous rendrez à l’armée des Pyrénées-Orientales ».
Malgré les vœux du club des Jacobins de Marseille, qui souhaitaient le voir rester en poste, Doppet avait écrit à Dugommier de hâter sa marche vers Ollioules. Dugommier déjà à Fréjus avait répondu :
« Je fais tout ce qui dépend de moi pour arriver demain à Ollioules ».
Fou de rage, Bonaparte retourna voir le général Doppet qui avait perdu son aide de camp, tué d’une balle assez loin du combat.
Il le regarda droit dans les yeux :
— Le jean-foutre qui a fait battre la retraite, nous a fait manquer Toulon.
16 novembre 1793
Le général Dugommier qui venait de remporter de brillants avantages sur les Austro-Sardes à l’armée d’Italie comme général de brigade, arriva à Ollioules et conféra quelque temps avec Doppet, qui quitta l’armée d’Italie le lendemain, pour celle des Pyrénées-Orientales où il signala son arrivée en faisant guillotiner de nombreux généraux.
Âgé de cinquante-sept ans, Dugommier était doté d’une figure franche, vive et noble, aussi fière que déterminée, celle d’un chef, capable d’inspirer aussi bien le respect que l’affection. Dugommier avait un caractère bien trempé qu’on ne pouvait dominer et se sentait la capacité de commander l’artillerie et les trois armes sans avoir de conseils à recevoir.
Bonaparte, qui avait pris de mauvaises habitudes d’insubordination et d’insolence avec les deux précédents généraux en chef, ne tarda pas à l’apprendre à ses dépens. Dugommier le remit rapidement sur le pied sur lequel il aurait dû rester, n’étant pour tout potage qu’un capitaine d’artillerie monté en graine. Le nouveau général en chef visita un à un tous les postes, parla avec tous les officiers, récapitula le compte précis de ses effectifs et de ses munitions, inspecta toutes les batteries, toutes les réserves et conféra avec tous les représentants en mission. Peu à peu, un plan mûrissait dans son esprit.
19 novembre 1793
Dugommier parcourait la campagne à cheval avec son commandant d’artillerie, lorsque Bonaparte et lui virent tous deux, déboucher par les gorges d’Ollioules, une vingtaine de voitures dorées de grand luxe.
— Serait-ce une députation du Comité de salut public ou de la Convention, qui viendrait assister aux travaux du siège, demanda le commandant d’artillerie ?
— Allons voir.
Le cortège s’arrêta à leur vue. Une soixantaine de personnages en grand uniforme en sortirent.
— Qui êtes-vous, demanda Bonaparte ?
— Nous sommes les canonniers volontaires de Paris.
Ils étaient vêtus d’uniformes extraordinaires, avec beaucoup de dorures et de fantaisie. Bonaparte se retint de rire.
— Que voulez-vous ?
— Voir le général en chef.
— Le voilà, fit Bonaparte en se retournant vers Dugommier qui, pensif, les observait du haut de sa selle.
Celui qui paraissait le chef, pour ses talents d’orateur, vit que le moment était arrivé de placer sa harangue.
— Citoyen-général, nous arrivons de Paris ; les patriotes sont indignés de ta lenteur et de ton inaction. Le sol de la Patrie est violé. Nous te demandons pourquoi Toulon n’est pas encore repris et la flotte ennemie brûlée. La République a fait appel à des braves et nous nous sommes présentés. Elle a fait réquisitionner les voitures de la Cour pour nous transporter ici. Donne-nous des canons et nous marcherons à l’ennemi.
Dugommier qui n’était là que depuis trois jours, ne pensait pourtant pas avoir enfilé des perles au coin du feu. Il renifla.
— Bravo, mes amis. Vous serez les guides de l’armée. Citoyen-commandant, dès demain, vous leur montrerez leur poste de combat.
Le lendemain, Bonaparte les conduisit au lever du jour au bord de la plage.
— Voilà, citoyens, vos canons, la poudre et les boulets. Toulon est dans cette direction. Vous allez pouvoir commencer bientôt car voici une voile anglaise qui se rapproche…
L’orateur de la veille demanda :
— Dis-moi citoyen-commandant, où doit-on s’abriter ?
— S’abriter, fit Bonaparte, comme s’il n’avait pas compris ?
— Oui… N’y a-t-il pas… un parapet ?….
— Tu veux dire un épaulement ?
— Voilà !
— Il n’y a plus d’épaulement de nos jours. C’était bon du temps des tyrans. Les patriotes luttent face à face, la poitrine offerte aux boulets de l’ennemi.
La voile anglaise se rapprocha et tira une bordée.
Quelques minutes suffirent à débarrasser la plage de leur jactance.
Bonaparte se retrouva tout seul.
— Où allez-vous, citoyens ? Que direz-vous au Comité de salut public qui s’indigne de l’inertie des troupes ?….
Le soir Dugommier lui demanda s’il était content de ses nouvelles recrues.
— Ils ont foutu le camp avec leurs voitures. Il en est juste resté quelques-uns.
— Que peut-on en faire ?
— Je les ai mis aux ateliers.
25 novembre 1793
Le général Dugommier réunit un troisième conseil de guerre en présence des représentants en mission Salicetti, Ricord, Robespierre jeune, Barras et Fréron. Étaient présents Lapoype et Mouret, Dutheil, Labarre et Garnier, Bonaparte, Sugny et Brûlé, Marescot et Fournier. Bonaparte, pour lequel Dugommier nourrissait maintenant des sentiments paternels, le considérant comme son « petit protégé », avait réussi à se faire attribuer le secrétariat de séance. Ayant repris sagement sa place dans le rang, Bonaparte par sa jeunesse et son énergie intrépide, avait suscité chez Dugommier une sollicitude amusée.
— Citoyens, fit Dugommier, nous n’avons que deux chemins : celui d’un siège en règle et celui de l’occasion propice, qui se présentera peut-être d’elle-même. Soyons prêts à la saisir, même si elle n’est qu’un raccourci et non une véritable alternative.
Tout le monde comprit cette allusion aux événements récents. Bonaparte leva son regard myope de sa feuille et redoubla d’attention.
— Toute place qui n’est pas affamée doit être prise d’assaut et Toulon ne sera pas affamé tant que les escadres combinées la ravitailleront. Si nous voulons ouvrir la brèche pour un assaut, il faut nous rapprocher du rempart et disposer une batterie de mortiers à portée, ce qui n’est envisageable qu’après nous être emparés du fort Malbousquet. Notre artillerie y travaille-t-elle ?
— Oui, citoyen-général, assura Bonaparte, une deuxième batterie ouvrira le feu contre Malbousquet avant la fin du mois.
— Si, au contraire, nous escomptons une reddition sous l’effet de la famine, il nous faut éloigner la flotte et donc battre les deux rades avec notre artillerie. Cela n’est possible qu’à partir de deux points : les caps de l’Eguillette et Balaguier…
Bonaparte était aux anges. Il n’osa reprendre la parole mais opina du chef.
—… ou encore à partir du cap Brun…
Il y eut un murmure dans la salle. Du cap Brun, en effet, il était possible d’empêcher les navires de passer d’une rade à l’autre. Mais l’armée avait déjà tenté de s’en emparer sans succès : il était très difficile d’occuper ce point sans exposer ses communications.
Du fort Malbousquet, il était également possible de battre toute la petite rade : à ce premier avantage, s’en ajoutait un deuxième, la possibilité d’y installer une batterie de mortiers donnant contre les remparts.
La chute d’un de ses trois points clefs devait nécessairement amener la reddition de la ville.
Nul n’avait jusqu’à maintenant exposé la situation avec autant de force et de clarté que Dugommier. Bonaparte avait discerné et choisi le Petit Gibraltar pour la raison évidente que c’était le seul des trois points que l’ennemi n’occupait pas, au début de septembre.
— Citoyens, nous allons maintenant lire le plan du Comité de salut public.
Le représentant Ricord en fit la lecture. Cette lecture par un représentant en mission, donna une grande solennité à ce texte.
— Il me semble, fit Lapoype que les deux textes concordent sur les points essentiels…
Dugommier fut secrètement ravi de cette réflexion. Bonaparte de même.
— Toutefois… je déconseille l’attaque du cap Brun et propose au contraire de reprendre l’offensive au nord pour nous emparer du Faron.
À partir de là, de proche en proche, c’était toute la chaîne est des forts qui pouvait tomber comme une série de dominos, par le simple jeu de la dominance de l’artillerie.
Dugommier était parfaitement au courant de la tentative avortée sur le Faron.
— Soit, remarqua le général en chef, mais avons-nous assez de troupes pour nous emparer d’une hauteur aussi escarpée ? Le calcul habituel est qu’il faut des forces triples.
— J’en réponds, fit Lapoype.
— Hon, hon… Soit.
La discussion continua encore et l’on décida que la droite, avec Dugommier ferait une fausse attaque sur Malbousquet et attaquerait le promontoire du Caire, que la gauche avec Lapoype ferait une feinte sur le cap Brun et tenterait de s’emparer du Faron. Qu’une batterie de mortiers à longue portée serait établie dès que possible et qu’une redoute de protection serait construite par le génie, sur la gauche de la hauteur des Arènes, pour empêcher que l’ennemi ne débouchât par les redoutes du fort Blanc ou Saint-Antoine, afin de tourner la batterie de la Convention.
L’unanimité s’était faite, ce qui est très rassurant ou très inquiétant, lorsque les hommes s’assemblent. Dugommier était ravi de l’assentiment des représentants à son plan. Bonaparte de l’acceptation du sien. Le premier escomptait que cette approbation tacite était de nature à lui éviter la guillotine, en cas d’échec. Le second que l’application de son plan serait portée à son crédit en cas de succès.
— Au fait Marescot, fit Dugommier en hochant la tête… vite, n’est-ce pas ?
28 novembre 1793
Bonaparte et Victor se dirigeaient vers la batterie de la Poudrière, que Marescot était chargé de protéger. À peine arrivés, ils virent sur le sol des outils de terrassement épars et Marescot furieux, les poings sur les hanches.
En revanche, le boyau tracé d’une hauteur située derrière la batterie jusqu’à son épaulement, pour ravitailler la batterie en sécurité, avait bien été creusé et dissimulé sous des branchages.
— Eh bien, Marescot, où sont vos terrassiers ?
— Dispersés au premier coup de canon !
— Mais le détachement qui doit les escorter, où est-il ?
Le détachement s’était visiblement dispensé d’une tâche fatigante.
Bonaparte était contrarié au plus haut point. Il fit masquer, par ses canonniers, la batterie d’un rideau de branches d’olivier. Il escomptait ouvrir le feu de la batterie de la Poudrière, le lendemain du jour où le Petit-Gibraltar tomberait. Un coup moral, au moment où l’ennemi tiendrait son Conseil de guerre.
Batterie de la Poudrière, 29 novembre 1793
Vers quatre heures de l’après-midi, les représentants vinrent visiter la nouvelle batterie.
— Eh bien citoyens, êtes-vous prêts ?
Les canonniers admirent qu’ils l’étaient. Les six pièces de 24 semblaient des jouets bien astiqués, les boulets étaient entassés, les magasins approvisionnés en poudre. Un grand nombre de soldats ennemis se trouvaient tranquillement assis sur les embrasures du fort Malbousquet. Les représentants voulurent se donner le plaisir de jouer au soldat. Ils donnèrent l’ordre d’ouvrir le feu. Dès la première volée, les fossés furent comblés de cadavres, d’autant que la batterie de la Convention avait joint son feu à celle de la Poudrière. Le fort Malbousquet finit par riposter, soutenu par le vaisseau le Puissant qui tira plusieurs bordées, embossé près du rivage, mais éprouva plus de dommages qu’il n’en causa.
Bonaparte était au quartier général quand il entendit le feu. Il se rendit auprès du général en chef pour se plaindre mais le mal était fait et sans remède.
Le général O’Hara se précipita à la fenêtre lorsqu’il entendit l’écho d’une batterie à l’ouest. Le son était plus fort que le roulement presque ininterrompu des cinq batteries françaises postées devant le village de la Seyne. Il pressentit le pire. Un rapport lui apprit qu’une nouvelle batterie était apparue à moins de huit cents toises des remparts. Il se précipita chez l’amiral Hood qui passait presque tout son temps à bord du Victory.
— Amiral, si nous ne tentons pas une sortie, le fort Malbousquet peut tomber.
— Bon sang, pensez-vous à ce qui arriverait si Bonaparte ouvrait le feu à boulets rouges, du fort Malbousquet sur notre flotte ?
— Je n’y pense que trop et mes instructions se refusent à envisager même cette hypothèse.
— Nous ne pouvons accepter cette nouvelle batterie qui menace Malbousquet. Pourquoi Sydney Smith ne nous a-t-il pas débarrassé de ce maudit artilleur ? Et Pignatelli ?
— Le prince ?
— Non, son frère. N’a-t-il pas réussi à faire sauter le magasin à poudre ?
— Oui, mais ce Bonaparte n’y était plus. Il change de place sans arrêt. Tel Achille, il est invulnérable aux balles et au feu.
— Il est pire qu’un insurgé américain. Je crois qu’il va falloir se résoudre à autoriser Pignatelli à sortir son canon géant.
— Mais vous n’en vouliez pas !
— Non, c’est juste, pour une raison que vous comprendrez plus tard. Maintenant j’accepte, ce canon peut permettre de tuer Bonaparte…
— Et de détruire la flotte française.
O’Hara sourit.
— Cela aussi peut-être.
Hood sonna.
— Amenez mes cartes. Nous avons du travail.
29 novembre 1793
Alexandre s’était rendu chez son frère le prince Pignatelli-Belmonte. Le canon n’était toujours pas mis en batterie. Napolitains et Anglais souhaitaient en garder le contrôle total. Alexandre souhaitait le disposer sur un ponton remorqué dans la rade mais les tirs à boulets rouges avaient forcé tous les pontons à s’éloigner vers le port sous peine d’être incendiés. Les Anglais prétendaient qu’il ne fallait courir aucun risque de voir cette arme tomber entre les mains des Français et souhaitaient l’utiliser sur le promontoire du Caire sous commandement anglais. Le canon ne pouvant être servi sur la frégate napolitaine, la situation semblait inextricable.
— Mon frère, les Anglais veulent nous jouer et ces prétendues précautions sont un prétexte pour ne pas s’en servir. J’en ai acquis la certitude maintenant, les Anglais n’ont aucune intention de faire lever le siège ni de s’emparer de la Provence. Encore moins de rétablir les Bourbons.
Le prince conserva la physionomie imperturbable du diplomate, plus par habitude que par calcul, car il avait pour son jeune frère autant d’amour que de confiance.
— C’est grave, ce que tu dis là ? Quels sont tes arguments pour accuser nos alliés de fourberie ?
— Ils sont tout prêts dans ma tête. Un, les Anglais n’ont pas occupé Ollioules dès la fin août, comme ils pouvaient encore le faire sans brûler une amorce. Ce qu’il pouvait encore faire au début de septembre et qu’ils ont fait mine de tenter fin septembre.
— Tu oublies que les gorges ont été tournées par Carteaux.
— Cette tentative était prévisible et qu’a-t-on fait pour s’y opposer alors que nous avions encore la supériorité numérique ?…. Deux, aucune sortie n’a été tentée, sauf contre les batteries du cap Bréga, parce qu’elles gênaient la flotte anglaise. Or, sans compter les troupes de marine, nous disposons de 17 000 hommes, près de 50 000 avec les troupes de marine et pouvons frapper soit à l’ouest soit à l’est une des deux divisions françaises sans qu’elle puisse communiquer entre elles ni se porter secours, sauf en passant derrière les montagnes. Nous l’avons vu lorsque le Faron a failli tomber, la colonne de secours de Carteaux est arrivée près de Lapoype après la bataille. Pourquoi ne les coupons-nous pas aux gorges d’Ollioules ? Pourquoi ne les détruisons-nous pas entièrement ?
Le prince hocha la tête.
— Trois, jamais les escadres combinées n’ont décidé de croiser dans les deux rades. L’amiral a seulement envoyé le Puissant. Bonaparte a aligné 14 pièces de gros calibre pour battre la rade. Ce qui ne représente que la puissance de feu de ma frégate. Un vaisseau français de classe Téméraire possède à lui seul 74 canons de 24.
— Peut-être parce qu’un seul coup au but avec un boulet chauffé au rouge suffit à mettre le feu et à détruire un vaisseau…
— Ceci est ton meilleur argument pour ne pas dire le seul.
Le prince sourit :
— Quant à une sortie en masse, elle est décidée pour cette nuit à trois heures du matin. En seras-tu ?
— Si j’en serai, bondit de joie Alexandre…
— Eh bien, sois heureux, tu commanderas les troupes napolitaines.
Sydney Smith entra dans la pièce.
— Mon cher Alexandre, êtes-vous au courant ?
— Oui, Dieu vous bénisse… Cette nuit, nous vaincrons et nous couperons une de leurs divisions. Dans une semaine nous serons sur la Durance. Je regrette cependant que Bonaparte n’ait pas sauté avec son magasin à poudre ; j’avais si bien réussi à m’y introduire pour y allumer une mèche filante.
— Et moi, au fusil à cent pas, je n’ai pas fait mieux que nos meilleurs tireurs mais nous allons prendre notre revanche et rétablir les Bourbons. Tenez… Dès que Louis XVII remonte sur le trône, je m’installe à Paris. Il y a des dizaines de crus de Bourgogne que je n’ai pas encore goûtés !
30 novembre 1793
Lord O’Hara avait chargé David Dundas du commandement des troupes. La batterie de la Poudrière était devenue le cauchemar du commandement anglais, qui avait fortifié ce point du front en postant un camp de Napolitains auprès de la redoute de Saint-Antoine, et des troupes espagnoles sur la pente, entre Malbousquet et la mer.
À trois heures du matin, 3 000 assiégés passèrent la rivière de l’As, sous le fort Saint-Antoine et se divisèrent en trois : la colonne de gauche marcha à la batterie de la Poudrière et en chassa les artilleurs, celle de droite, commandée par O’Hara lui-même, attaqua le vallon de Piétayas et celle du centre fit mine de s’avancer sur Ollioules. Les troupes de Mouret perdirent pied. La générale retentit à Ollioules. Bonaparte tomba en bas de son canon à la batterie des Hommes sans Peur et Dugommier de son lit au quartier général.
À l’aurore, tout semblait perdu pour les Français. Dugommier galopa dans la nuit humide en direction de l’attaque. Il ne tarda pas à se heurter à un régiment en retraite.
— Arrêter, bougres, ou je fais fusiller tout le régiment, rugit Dugommier. Qui m’a foutu des capons pareils ?…. Eh toi l’ahuri, l’ennemi c’est par là, retourne-toi, fit-il à un volontaire qui traînait son fusil par le canon, crosse sur le sol… Mais regardez-moi ce tas de bons à rien ! Une vieille femme vous mettrait en fuite avec sa quenouille. Tambour, viens près de moi et bats le rassemblement.
Dugommier parcourut la ligne à cheval.
— Écoutez-moi bien, bande de petits cons… Le Comité de salut public m’a donné le commandement de cette armée sans que j’aie rien demandé, parce qu’au camp de Gillette, où il y a des soldats avec des couilles, j’ai raccompagné les Sardes derrière le Var à coups de latte dans le cul. Et vous allez en faire autant aujourd’hui… Ah ! Citoyen-commandant Bonaparte, faites-moi mettre ces hommes en colonne ici. Nous allons reprendre nos positions au pas de charge et plus vite que ça… Avez-vous du canon ?
— Du petit calibre qu’on peut mettre sur le bord de la route, le temps que le mouvement de retraite s’interrompe.
— Bien, bien… faites et revenez vers moi.
Dugommier avait une figure énergique et belle, empreinte d’une bonté mâle. Ses cheveux gris ne signifiaient pas la fatigue mais l’expérience. Une tache de sang au bras gauche venait d’une balle perdue tirée des pinèdes. Deux pièces de 5 se mirent à tirer et saluèrent le lever du soleil. Petit à petit, la vue des drapeaux, le battement des tambours, la vue d’un groupe d’officiers à cheval et l’appui de l’artillerie, permirent aux troupes, dont une grande partie était composées de volontaires, de se rallier.
O’Hara avait rejoint la batterie de la Poudrière et s’était arrêté un instant sous les oliviers pour contempler le champ de bataille. Dans son dos, Malbousquet tirait, malgré le silence de trois pièces, démontées de la veille. Il fut rejoint par le major Dundas et Sydney Smith.
— Nos hommes vont trop loin, fit Dundas. Ils feraient mieux de rester sur la hauteur plutôt que de s’égayer dans la plaine.
O’Hara restait étrangement silencieux et pensif, comme étranger au spectacle qu’il avait sous les yeux.
— My lordship, je crois instant de faire enclouer les canons.
— Certes, certes… concéda O’Hara. Avons-nous des clous ?
Les cheveux de Dundas se dressèrent sur sa tête. Aussi étrange que cela puisse paraître, cette sortie qui avait pour but d’enclouer des canons était sortie sans ses clous ! Le général O’Hara n’entra pas dans une crise de rage au grand étonnement de Dundas.
— Demandez aux Espagnols, se contenta de remarquer O’Hara. Ils doivent en avoir.
Il continua de fixer l’horizon avec sa lorgnette.
Smith, tout honteux se dévoua pour aller avertir le comte del Puerto d’avoir à leur donner une douzaine de clous et partit les chercher avec un sergent et quatre hommes. Les Espagnols n’en avaient pas non plus, et durent en faire chercher à Malbousquet, ce qui causa une perte de temps considérable.
Bonaparte avec une compagnie du 59e régiment d’infanterie, avait été envoyé par Dugommier reconnaître le terrain avant de lancer sa colonne d’assaut. Il se cacha derrière un arbre pour observer le terrain. Un chef de bataillon des volontaires de l’Ardèche, Suchet, était là. Les Napolitains menés par Alexandre Pignatelli, s’avançaient sur sa gauche du côté de la redoute Saint-Antoine et les Anglais de l’autre. Le boyau qu’il avait fait creuser s’étendait devant lui en direction de la batterie. Une idée lui vint et il se mit à rire silencieusement. Étonnant ce rire qui agite l’homme lorsque lui vient en tête une idée pour la toute première fois !
— Venez avec moi vous autres, fit-il de retour vers ses hommes.
Bonaparte les fit s’engager sans bruit dans le boyau.
— Pas de bruit et baissez la tête.
En dix minutes, le boyau fut rempli d’une cinquantaine de tireurs.
— Attention… sur les Napolitains… À mon commandement, feu ! Rechargez ! Sur les Anglais maintenant… Feu ! Rentrez la tête !
Le feu de salve avait pris de côté les Napolitains qui ne voyant personne, firent feu sur leur flanc, sur les Anglais qui ripostèrent de même. Les deux colonnes ennemies se mirent à se fusiller. En entendant, le bruit de la fusillade qu’il avait déclenchée, Bonaparte plié en deux pour éviter de se montrer, se tenait les côtes de rire.
Après dix minutes de fusillade, Bonaparte enleva son chapeau et montra avec précaution sa tête hors du boyau. Il vit un officier en uniforme rouge, monté froidement de la plateforme sur l’épaulement qui observait attentivement la plaine. Il rentra la tête précipitamment.
— Vous deux, fit-il, vous êtes les meilleurs tireurs du régiment. Visez-moi celui-ci et ne la manquez pas. Tenez regardez-le…
Les deux hommes chargèrent leur fusil et épaulèrent soigneusement.
— Prêts à faire feu, demanda Bonaparte qui craignait à chaque instant de voir O’Hara redescendre sur la plateforme ?
— Oui, murmurèrent-ils.
— Attention, visez les membres, à trois vous tirez… Un, deux, trois…
Les deux coups de fusils partirent à l’unisson et O’Hara s’affaissa doucement, tombant de toute la hauteur de l’épaulement.
— Bien, mes braves. Allez me le chercher.
Quatre hommes partirent avec Suchet, dont deux Allobroges, et le tirèrent sur le sol vers le boyau. Un des deux Allobroges, mauvais sujet, bon seulement à piller et violer lors des guerres civiles, voulut faire un mauvais parti à O’Hara.
— Eh, toi l’Anglais, tu veux ramener le roi à Paris, je vais te traiter comme on a traité les Suisses, le 10 août, aux Tuileries. Enlève ta culotte, je vais te les couper et te les mettre dans du vinaigre…
Il portait déjà la main au ceinturon d’O’Hara qui, allongé ensanglanté sur le sol ne pouvait reculer, en brandissant un couteau sorti de sa poche, quand Bonaparte arriva :
— Ça suffit. L’Anglais doit être conduit au quartier général pour y être interrogé.
L’Allobroge ne voulait rien savoir et commençait à parler de traîtres et d’aristocrates. Mais les deux soldats du 59e s’interposèrent.
Bonaparte sortit un demi-louis de sa ceinture. Le dernier qu’il gardait en prévision d’un coup du sort.
— Tu seras récompensé et mis à l’ordre du jour pour avoir arrêté un général susceptible de donner des renseignements.
L’Allobroge, véritable brute regarda la pièce d’or et la tordit entre ses dents. Quand il en eût reconnu la valeur, il regarda avec satisfaction le profil de Louis XVI et grogna une excuse.
Bonaparte ne se tenait pas de joie. Il garantit, en gentilhomme, son prisonnier de toute insulte. La blessure au bras d’O’Hara ne semblait pas mettre ses jours en danger. Au bout de quelques minutes, il fut capable de se relever. Si le porteur de la mauvaise nouvelle est parfois mis à mort, le porteur de la bonne nouvelle est toujours récompensé. Bonaparte tenait son prisonnier de marque et ne l’aurait pas confié à quiconque, pour tout l’or du monde.
— La journée est finie pour moi, pensa-t-il. Voilà mes cinq galons pour bientôt.
— Monsieur, fit O’Hara en français, avec un éclair de triomphe dans les yeux, je suis le général O’Hara, gouverneur de la ville de Toulon.
Bonaparte fut stupéfait.
— La dernière fois que je me suis rendu prisonnier, j’ai rendu les armes au général Georges Washington, en présence de votre compatriote le comte de Rochambeau. Voici mon épée. Je la remets entre les mains d’un loyal officier.
— Je saurais m’en montrer digne, Monsieur, et vous prie de bien vouloir me suivre auprès du général en chef.
Dugommier était superbe du haut de son cheval. Il avait ordonné un mouvement tournant de la droite de l’ennemi qui menaçait de les couper de Toulon. Une colonne avait repris la hauteur des Arènes, trois heures après l’avoir perdue. L’artillerie de Malbousquet tirait à toute volée pour soutenir son mouvement d’infanterie, mais ne réussissait le plus souvent qu’à tirer dans le dos de ses propres soldats. Bonaparte se multipliait pour accompagner le mouvement de retraite de l’ennemi. Le Puissant voulut tirer quelques bordées mais Bonaparte démasqua une batterie près de la petite rade qui n’avait pas encore tiré et Le Puissant en fut pour ses frais. Les soldats français indignés, chassèrent l’ennemi de deux hauteurs contiguës au fort, s’avancèrent en tirailleurs, une partie de la colonne tourna le fort. Un camp de tentes fut déchiré. Bonaparte après avoir conduit personnellement son prisonnier auprès du général en chef qui l’en remercia, remonta à la batterie de la Poudrière et réussit à désenclouer cinq canons sur six. Il fit si vite que les canons reprirent leur service avant la fin de la journée. Mouret, encore tout honteux de la reculade de ses troupes en début de journée, voulut profiter de l’élan des troupes pour escalader les pentes de Malbousquet et prendre le fort d’assaut, ce qui n’était pas faisable. L’ennemi se mit en fuite et fut poursuivi l’épée dans les reins. Suchet semblait être partout à la fois.
Dugommier bien que blessé deux fois légèrement, resta en selle pour recueillir l’épée de son prisonnier. Il lui laissa sa voiture pour rejoindre le quartier général et pour y recevoir des soins.
— Que voulez-vous, Monsieur ?
— Restez seul et ne rien devoir à la pitié, fit O'Hara. Tenez, prenez cette bourse et veuillez la donner aux deux soldats qui m’ont sauvé la vie.
— Monsieur, gardez votre bourse. Ces deux braves sont suffisamment récompensés d’avoir fait leur devoir. Mon aide de camp vous accompagnera au quartier général. Vous y recevrez les soins dont vous avez besoin… J’enverrai un parlementaire à Toulon, pour demander un chirurgien à l’amiral Hood. Fouette, cocher.
La voiture de général s’éloigna avec un O’Hara qui laissait paraître un sourire sur ses lèvres.
Tandis que Bonaparte se retirait pour dicter à Junot une lettre à Dupin, l’adjoint du ministre de la guerre, lettre où il s’attribuait le mérite de la capture du général O’Hara, Dugommier, après avoir sacrifié sa bourse pour récompenser les deux braves soldats du 59e, envoya un parlementaire à l’amiral Hood.
*
L’amiral fit chercher son âme damnée Sydney Smith, pour conférer avec lui et répondit par l’envoi de plusieurs courriers pour, disait-il, convenir d’un échange de prisonniers. Le parlementaire français semblait un diplomate consommé et dictait ses courriers à l’amiral à un secrétaire. Il vint trois nuits de suite. L’inquiétude se mit dans Toulon. On ne pouvait concevoir qu’un simple échange de prisonniers nécessitât tant d’allers et retours, ni que le gouverneur de la ville pût tomber aux mains de l’ennemi comme un simple sous-lieutenant.