À peine, O’Hara fut-il conduit à sa chambre, qu’il se sentit subitement mieux et demanda à parler au représentant du peuple Robespierre, pour une communication de la plus haute importance. Il avait choisi Robespierre comme le frère de l’Incorruptible qui faisait la loi au Comité de salut public. Cette prétention fut portée à la connaissance du général Dugommier qui ne crut pas devoir y faire obstacle.
— Que voulez-vous dire, Monsieur, dit Dugommier à la fin de la journée ?
— Je veux dire que, puisque l’humanité vous a poussé à empêcher que je sois maltraité, je dois y répondre par une générosité semblable. Nous détenons la générale Lapoype. Elle est en bonne santé. Si le général veut faire prendre des nouvelles de son épouse, un mot de moi lui permettra de se rassurer.
Dugommier ne pouvait laisser sans réponse une pareille ouverture et fit avertir le représentant du peuple en mission Robespierre jeune ainsi que le général Lapoype, qui mit tout son poids en balance pour que Robespierre répondît à cette ouverture. Lorsque Robespierre, accompagné de Fréron, le beau-frère du général Lapoype, sautèrent de cheval et se firent annoncer au grand quartier général, O’Hara comprit qu’il avait amorcé la partie diplomatique, engagée au nom de William Pitt avec la République française.
Robespierre jeune fut introduit le premier, suivi de Fréron dans la chambre où le général O’Hara était aux arrêts. Le général se leva à leur approche et se tenait près de la fenêtre avec une dignité tout anglaise et la feinte modestie des chats fourrés.
— Monsieur, fit Robespierre le premier, si vous nous obtenez des garanties sur les otages que vous détenez, la République saura se montrer généreuse.
— Un mot de vous, Monsieur le Député, et vous aurez un sauf-conduit pour vous rendre à la prison du fort Lamalgue.
Robespierre regarda Fréron qui pensa à sa sœur, et inclina imperceptiblement la tête.
— Oui, donnez-nous un sauf-conduit.
— Avez-vous du papier ?
Robespierre fit un signe. O’Hara écrivit un mot à l’amiral Hood, signa, sabla avant de tendre la lettre ouverte à Robespierre.
— Parfait, fit-il. Il n’y a pas un instant à perdre. Un chirurgien désigné par l’amiral Hood viendra vous soigner. Quant à nous, nous sommes à votre disposition pour nous rendre à Toulon. Pendant notre absence, vous répondrez de notre sécurité.
2 décembre 1793
Auguste Viesse de Marmont arriva avec deux compagnies d’artillerie devant Toulon. Il alla se présenter à Bonaparte.
— Tiens, Marmont, fit Bonaparte ! Je n’avais pas eu de nouvelles de toi depuis le régiment de la Fère, quand tu venais à Auxonne avec l’ami Lelieur.
Marmont était rose de plaisir.
— Oui, citoyen-commandant, j’avais peur que tu ne te souviennes plus de nous, quand vous étiez en Bourgogne avec mon cousin.
Bonaparte éclata de rire.
— As-tu des nouvelles de Duroc ?
— Il avait démissionné et il a réussi à se faire réintégrer… Certains disent qu’il était à l’armée des Princes encore au début de l’année.
Bonaparte hocha la tête. En ces temps troublés, pouvait-on reprocher à ceux du camp d’en face d’être resté fidèle au roi ?
— Il va se passer de grandes choses ici. Le bruit court que Toulon sera pris avant Noël.
3 décembre 1793
Un cabriolet couvert s’avança de Toulon au pont rompu, sur la route d’Ollioules, et traversa les lignes sans difficultés. Robespierre et Albitte, le visage couvert, à côté de Dugommier, montèrent sur le marchepied. Un coup de vent démasqua Robespierre, qu’un passant reconnut. Les deux représentants en mission se firent face dans la voiture, tandis que celle-ci faisait demi-tour et reprenait le chemin de Toulon.
La voiture alla au petit trot jusqu’à Toulon où elle franchit la porte de France avec la même facilité qu’elle avait franchi les avant-postes français. Un personnage vint donner ses instructions à l’oreille du conducteur, qui mit alors le cabriolet au galop et déposa les représentants à l’hôtel du gouvernement. Un officier à cheval conduisit les deux représentants au général Dundas qui les accueillit à sa table.
— Messieurs, j’ai l’honneur de vous accueillir comme nouveau gouverneur de la ville remplaçant le général O’Hara.
Robespierre et Fréron furent installés à table, face à Dundas et à ses officiers. Le repas fut plantureux à défaut de finesse et abondamment arrosé de porto et xérès. Les assiégés voulaient montrer à leurs hôtes qu’ils ne manquaient de rien et que la marine anglaise pouvait ravitailler la ville aussi longtemps que nécessaire. Suivant la coutume anglaise, il fallut porter des toasts, au roi Georges puis au Comité de salut public, à l’amiral Hood et au général Dugommier, suivant un ordre hiérarchique décroissant où il ne fut jamais question du roi Louis XVII.
Augustin Robespierre, comme son frère, avait aussi peu de goût pour le xérès que pour les libations prolongées et portait seulement le cristal à ses lèvres pour y tremper ses lèvres. À la fin de cette cérémonie, à laquelle les Anglais attachent une grande importance, il posa la question de la visite du fort Lamalgue.
La petite place de l’hôtel de Combis était devenue noire de curieux. La foule ébahie, voyait se déplacer les deux conventionnels qui tout à tour se montraient aux croisées ouvertes où ils avaient posé en évidence comme une menace leur cocarde et leurs plumes tricolores, laissant tomber sur la foule des regards courroucés et dédaigneux. Toute la ville comprit que les Anglais avaient vendu Toulon.
Une fois la somme payée, les conventionnels remontèrent dans leur voiture de luxe et le général Dundas les fit accompagner au fort. Ils y rencontrèrent leur confrère Beauvais dont l’écrou fut levé puis ils remontèrent à trois en voiture et, longeant au grand galop en voiture les Lices, à l’extérieur des remparts, ils regagnèrent les avant-postes français.
Quatre jours plus tard, quatorze femmes enfermées à l’hôpital du Saint-Esprit, parmi lesquelles la sœur de Fréron et son enfant, s’évadèrent mystérieusement.
Venise, le 4 décembre
Caro Amore,
La nouvelle de la mort de la reine Marie-Antoinette a stupéfié tout le monde ici et celle du duc Orléans qui avait voté la mort du roi m’a réjoui pour mon compte. À Bruxelles, le fameux Drouet qui avait fait arrêter le roi Louis XVI a failli se faire écharper par la population qui voulait massacrer les républicains français détenus dans les prisons. À Londres, l’indignation est à son comble.
À Paris, l’évêque de Paris et cinq ou six autres se sont présentés le 7 novembre à la Convention, pour dire qu’ils déposaient leurs titres, qu’ils renonçaient au dogme de la religion chrétienne à laquelle, disent-ils, ils n’avaient jamais cru. Depuis, les églises sont dépouillées de leurs statues de saints. L’argent et les pierres précieuses de la statue de sainte Geneviève auraient donné un million. Nous sommes sans nouvelles de la Vendée mais il semble que les royalistes se soient emparés de Laval et menacent la route de Saint-Malo, ce qui donne des idées aux Anglais.
L’armée autrichienne des Flandres a subi un revers près de Maubeuge. Les Français avaient 80 000 hommes et ont attaqué partout, menés par Jourdan et Dupont. Deux députés, Levasseur et Bentabole, étaient à la tête des troupes l’épée à la main, pour les exhorter. Quant aux généraux, ils savaient qu’en cas d’échec, ils seraient guillotinés comme Brunet et Houchard qui commandaient les armées d’Italie et du Nord. On dit que derrière les premières lignes de soldats français, se trouvait un contingent de femmes qui sans crainte et sans désordre les encourageaient en criant, apportaient munitions et liqueurs fortes, dégageaient et secouraient les blessés.
Et moi, ne saurais-je faire la guerre ? Je sais monter à cheval, je connais l’escrime depuis toute petite et suis la meilleure tireuse de la famille au pistolet. À cinquante pas, je mets une balle dans une carte à jouer. Je connais la Géographie, l’Histoire de Venise, le latin, l’espagnol, le français et j’ai lu Folart, Jules César, Plutarque. Je sais commander un navire et le barrer. Pisani disait autrefois à mon père que j’étais faite pour devenir une des espionnes de la ville. Il est vrai qu’il disait cela sur un ton de plaisanterie qui me désespérait.
J’ai parfois envie de mettre le Sauriàn à la mer et de vous rejoindre à Toulon. Je serais capable de pointer le canon et d’envoyer votre Bonaparte au fond de la rade.
Hier, en me réveillant, j’ai voulu évoquer votre cher visage et ma mémoire n’a pu en rassembler vos traits épars dans mon esprit. Je vous avais perdu et j’ai craint pour votre vie, craignant que ce ne fût un fâcheux présage.
En fait, je vous le dis tout net, je veux vous rejoindre à Toulon, où je peux être en dix jours si les vents sont bons.
Que pensez-vous de cette folie si raisonnable ? Nous serions réunis pour donner chasse à votre Bonaparte ?
Votre tendre AnnaLisa
13 décembre 1793
Chère AnnaLisa,
Je vous défends bien de venir à Toulon sous aucun prétexte. Faut-il que vous soyez folles à lier à Venise pour croire comprendre quelque chose à la guerre et pouvoir m’aider ? Voilà une idée typiquement républicaine que de croire que les femmes peuvent remplir le rôle des hommes !
Les Républicains ont repoussé notre dernière tentative de sortie et fait prisonnier le général O’Hara, ce qui nous a valu un ballet de parlementaires sous le prétexte d’un échange de prisonniers. Ici plus personne ne croit plus aux balivernes des Anglais qui ne sont venus ici qu’avec la pensée de détruire la flotte qui les a humiliés durant la guerre d’Amérique. Non seulement ils ne souhaitent pas envahir la Provence mais, ils détiennent les clefs des principales fortifications, nous relèguent à des missions secondaires et nous empêchent de mener la guerre à notre guise. Avec les marins français, les flottes espagnoles, sardes et napolitaines, il y a assez de forces et de canon pour chasser les Républicains et les raccompagner à Ollioules l’épée dans le dos. Mais patience, j’ai un plan pour obtenir un ponton et y mettre en batterie l’AnnaLisa au milieu de la rade. Quelques bombes de mon mortier de 48 pouces et j’aurai tôt fait d’imposer silence aux batteries françaises avant qu’elles aient eu le temps de bombarder le Petit Gibraltar et d’y donner l’assaut. Sydney Smith m’y a puissamment aidé et présenté Féraud, le plus ardent marin royaliste de toute la Provence, celui qui a tenu tête à Bonaparte sur les pontons d’artillerie. L’amiral Hood ne semble guère s’intéresser à mon projet mais Sydney Smith l’a harcelé tant et si bien qu’il a donné son accord à mon projet de mauvaise grâce.
Je pense à AnnaLisa nuit et jour, femme ou canon, et vous baise les mains.
Alexandre Pignatelli
Le jeune officier referma sa lettre avant de la confier au secrétaire de son frère. Il avait obtenu du capitaine Féraud, un des pontons que Bonaparte avait repoussé vers l’est de la rade et qui ne servaient plus guère, pour y embarquer son mortier géant. Treuils et palans avaient été nécessaires pendant six jours pour transférer boulets, bombes, tonneaux de poudre et servants sur le ponton.
Alexandre Pignatelli eut de longues discussions avec le capitaine Féraud et avec Sydney Smith sur la manœuvre à effectuer sur la petite rade. Le ponton devait sortir du port à la faveur de la nuit et être remorqué par une frégate napolitaine en direction du Petit-Gibraltar d’où il pourrait bombarder toutes batteries françaises tant devant le fort Mulgrave qu’au Brégaillon. Il fallait donc attendre la pleine lune. Les flots et les courants étaient de grands obstacles à la précision de son tir, aussi l’officier napolitain souhaitait-il se rapprocher de la côte pour ne tirer qu’à coup sûr. L’AnnaLisa tirait à 45° et se riait de tous les obstacles.
Ollioules 11 décembre 1793
L’armée française manquait de poudre et de cartouches. Encore quinze jours auparavant, l’artillerie ne disposait que de 112 milliers de poudre{5} au lieu des 1 500 milliers nécessaires aux opérations. Cela expliquait le retard que prenait le siège et l’inaction de l’armée qui n’attendait pas seulement de bonnes troupes mais de cette poudre dont manquait cruellement la République. Un corps d’élite de 2 500 chasseurs et grenadiers arriva de l’armée d’Italie. Les milliers de poudre étaient venus après une lettre de Bonaparte au Comité de salut public. Enfin, l’épouse du général Lapoype avait rejoint son mari.
Tous les représentants, Dugommier, Bonaparte et tous les généraux, Marescot pour le Génie, se réunirent une dernière fois. Le plan simple de Bonaparte avait été retenu. Un autre, savant et compliqué, proposé par Marescot fut rejeté.
Puis Robespierre jeune demanda la parole :
— Citoyens, je vous lis le message venu de Paris. Il est d’une limpidité absolue :« Vous prendrez Toulon, ou vous mériterez nos regrets ».
C’était la victoire ou la guillotine.
Dugommier se leva le premier.
— Citoyens, la préparation d’artillerie durera trois jours puis nous prendrons le Petit-Gibraltar.
14 décembre, promontoire du Caire
Dugommier et Bonaparte partirent reconnaître minutieusement les lieux d’un terrain où l’attaque devait débuter au milieu de la nuit. La route qui partait de La Seyne passait devant le fort Mulgrave qu’elle laissait sur la gauche. Dugommier proposa à Bonaparte d’envoyer une première colonne à gauche, le long de la mer pour prendre position sur la hauteur qui dominait l’Eguillette.
— Ainsi, nous couperons l’ennemi de ses communications avec la ville, s’il fait mine de vouloir se réembarquer. La colonne de droite marchera droit au fort.
Bonaparte pensait qu’il était beau de couper l’ennemi mais plus beau encore de le battre, et qu’il ne fallait pas perdre une chance de le battre, sous prétexte de mieux le couper. Cependant il ne dit rien.
— Êtes-vous prêts à ouvrir le feu ?
— Nous avons des milliers de bombes prêtes à être lancées sur le fort et une trentaine de pièces de 24 pour raser les palissades. Dans trois jours, il n’y aura plus personne pour border le parapet.
— Souhaitons que nos colonnes ne se perdent pas au milieu de la nuit.
— Dans trois jours, la lune sera pleine.
— Si elle n’est pas cachée par les nuages, fit Dugommier.
*
Bonaparte marchait avec ses pensées les yeux fixés sur la rade quand un officier vint le prier de le suivre et le laissa devant une tente en le priant d’entrer. Dans la pénombre, il distingua trois hommes du même côté d’une table. Tous les représentants étaient là sauf Barras et Gasparin.
— Sais-tu que le représentant Gasparin est mort, fit une voix qui était celle de Robespierre ?
— Non, citoyen-représentant.
— C’est une perte immense pour la République qui ne manque pourtant pas de républicains de sa trempe.
La faiblesse de la République était en effet de devoir son existence aux républicains, tandis que la Monarchie ne nécessitait qu’un monarque.
— Nous t’avons fait venir pour te demander si tu accepterais le commandement en chef du siège de Toulon. Le citoyen-général Dugommier tergiverse et ses projets d’offensive marquent le pas. Nous nous demandons pourquoi ce retard, et si tu ne pourrais pas nous obtenir ce succès, indispensable au salut de la Patrie ?
Bonaparte manqua avoir un éblouissement. Il ne s’attendait absolument pas à cette proposition. N’est-ce pas un test pour éprouver son attachement au général en chef et au plan que les représentants avaient approuvés ? Ne valait-il pas mieux commencer par feindre la modestie dont on ne pourrait lui faire grief et dont il serait toujours temps de se départir ?
— Comme tu l’as dit citoyen-représentant, le République ne manque pas de généraux et de valeureux soldats. Je commande l’artillerie sur la recommandation du représentant Salicetti. Je contribue, dans mon arme, au succès du plan approuvé par les représentants ici présents.
Robespierre tourna la tête à droite et à gauche pour recueillir les avis de ses voisins.
— Tu penses donc que le retard de ces derniers jours ne risque pas de nous valoir un échec lors de l’attaque du fort Mulgrave ?
— Il faut plusieurs jours pour préparer le terrain de l’attaque et chaque bombe, chaque boulet lancé contribue à augmenter nos chances de succès en éloignant les défenseurs des parapets au moment de l’assaut.
— Mais cette pluie qui tombe depuis plusieurs jours ?
— La pluie mouille les cartouches de deux camps et ne gêne que la troupe qui manœuvre or nous sommes en poste depuis longtemps. Lorsque la pluie cesse de tomber, le vent saute souvent au libeccio qui empêcherait toute sortie de la flotte pendant trois jours. La flotte combinée serait alors à nous.
Bonaparte les vit hocher de la tête dans l’obscurité.
— Tu as bien fait de nous donner ton opinion. Nous sommes nous aussi persuadés du succès et de la valeur de nos troupes. Tu peux te retirer. Garde cette conversation pour toi. Tout bruit qui se répand peut démoraliser les troupes et enhardir l’ennemi.
En les voyant battre en retraite aussi rapidement, Bonaparte jugea que leur proposition ne tenait pas et que s’il l’avait acceptée, non seulement l’on ne l’aurait pas pris au mot mais encore, que sa réponse serait parvenue tôt ou tard aux oreilles de Dugommier. Il s’en serait trouvé déconsidéré à ses yeux sans compter les jalousies qu’il aurait suscitées. D’ailleurs n’avait-il pas un fond d’estime et d’affection pour Dugommier ? C’est lui qui allait courir le risque d’être guillotiné en cas d’échec et porter la responsabilité des exactions qui allaient s’en suivre en cas de succès. Dugommier allait se montrer reconnaissant de sa fidélité. Et les représentants ne manqueraient pas d’approuver. Le moyen d’aller vite est parfois d’aller lentement. Il chercha dans sa mémoire cette devise d’Auguste qu’il avait appris chez les Minimes :
— Festina lente. Hâte-toi lentement.
16 décembre 1793
Le Petit Gibraltar fumait comme un volcan. Sept à huit mille bombes furent lancées par les mortiers dans la journée. Les batteries des Patriotes du Midi, des Braves et des Hommes sans Peur qui avaient déjà tonné toutes les deux journées précédentes sans interruption, continuèrent de plus belle. Les palissades sautèrent, les épaulements s’écroulèrent. Régulièrement des feux colorés s’allumaient au flanc de la montagne et le grondement des canons se propageait avec rapidité à la surface des deux rades. Le ciel s’assombrissant, des nuages pommelés et sales firent leur apparition. Un froid pénétrant glaçait les courages. Bonaparte étudiait le ciel et la direction du vent. Celui-ci soufflait encore de l’ouest mais par rafales brusques et ininterrompues, qui n’avaient d’autres mérites que de chasser rapidement la fumée après chaque tir.
Un boulet parti du Petit Gibraltar passa si près de Bonaparte que le vent du boulet le renversa sur le sol. Il resta un instant sur son séant comme un poisson hors de l’eau, à essayer de reprendre sa respiration. Une minute, il crut mourir et il songeait déjà à Maman Lætitia et à ce qu’elle allait devenir quand le souffle lui revint peu à peu.
Bien que meurtri, il alla voir le général.
— Si le vent change, toute la flotte anglaise peut se retrouver dans la nasse.
— Que disent les marins ?
— Quand le vent saute au libeccio, il vient du sud-ouest et dure souvent trois jours… En trois jours, je peux couler toute la flotte anglaise, si elle ose s’aventurer sur la rade pour louvoyer.
— Et ces nuages ? S’il se met à pleuvoir ?
— Eh bien… Notre reconnaissance n’est-elle pas déjà faite ? La nuit empêchera les tirs d’artillerie des deux côtés et la pluie mouillera les cartouches des deux camps. Nos canons ne bougeront plus.
Dugommier hésitait toujours. Il alla considérer un instant la tranquillité de la rade. Ce spectacle lui fit du bien.
— Vous savez que si nous échouons demain, je serai guillotiné. Quant à vous, mon cher commandant, je ne donnerai pas cher de votre carrière. Vous êtes classé parmi les aristocrates, que vous le vouliez ou non.
— Il faut vaincre ou mourir.
— Il faut que les faits nous donnent raison… oui, dit Dugommier avec un sourire triste, c’est toujours à cela qu’on en revient…
L’aide de camp de Dugommier s’avança.
— Citoyen-général, les représentants en mission veulent vous voir.
Dugommier poussa un soupir et releva la tête.
— Ils viennent pour dégager leur responsabilité en cas d’échec et charger la mienne.
Bonaparte opina du bonnet.
Ils étaient tous là, sauf Barras qui, du côté du Faron, s’était adjoint le général Masséna, venu tout exprès de l’armée d’Italie pour l’attaque.
Bonaparte les considéra un instant. Misérables politiciens soucieux seulement de paraître. Ils avaient pris une option sur la victoire de Dugommier et une autre pour se défausser sur lui en cas d’échec.
— Citoyen-général, fit Albitte, as-tu réfléchi au meilleur moment pour lancer l’attaque dont nous sommes convenus ? Nous avons approuvé ton plan mais tu restes responsable de son exécution. Est-il bien raisonnable de commander l’assaut sous une pluie battante qui mouille les cartouches de nos soldats. La plupart d’entre eux n’ont pas de giberne pour garder leurs cartouches au sec. L’idée est bonne mais le moment est tout à la guerre. Tu dois le savoir. Ce n’est pas parce que nous avons signé le compte rendu du dernier conseil de guerre que nous endossons toutes tes décisions.
— Je sais, dit Dugommier.
— Et toi, citoyen Bonaparte, es-tu sûr de bien avoir placé tes batteries contre le fort Malbousquet ?
Le jeune chef de bataillon fit un bond.
— Mes batteries sont parfaitement postées. Laissez-moi faire mon métier, je réponds du résultat sur ma tête.
Albitte regarda Ricord.
— Soit. À quelle heure l’attaque ?
— Demain à une heure.
— Nous serons là, citoyen-général, pour exhorter nos soldats à la défense de la République.
17 décembre 1793, village de la Seyne
Passé minuit, la lune était déjà très haute dans le ciel et le temps était affreux. Il pleuvait par torrents et de nombreux éclairs zébraient le ciel. L’eau tombait par paquets en fouettant les visages. En sortant du village, Bonaparte eut son cheval tué sous lui, le troisième.
Dugommier forma trois colonnes. La première se glissa le long du promontoire, pour contourner la montagne par le nord et occuper deux hauteurs, situées au-dessus des promontoires de l’Eguillette et de Balaguier. Elle partit en tête avec Brûlé. La seconde était composée de troupes d’élite, et emprunta la route de la Seyne aux Sablettes avec le général en chef. La troisième était en réserve. Marescot, pour le génie, se tenait avec les bataillons non armés et le matériel indispensable : échelles, sac à terre, fascines, munitions… Il régnait une atmosphère d’exaltation malsaine et d’impatience d’en finir, que les représentants en mission s’efforçaient de galvaniser.
— Ils ont reculé leurs troupes en arrière du camp pour éviter les bombes : il n’y aura personne aux parapets, répétait Bonaparte. Si nous progressons en silence, nous pouvons arriver avant qu’ils aient eu le temps de se mettre en garde.
— Silence, silence, répétaient les officiers.
La colonne mit baïonnette au canon et s’avança sur sa gauche en file, quand elle fut embarrassée dans sa progression par un tas de chevaux de frise, d’abattis et d’obstacles qui barraient le passage. Un coup de feu éclata dans la nuit. Le devant du fort était protégé par une ligne de tirailleurs, qu’un feu de salve dessina sur la colline. Une partie de la colonne s’éparpilla pour répliquer. La fusillade durait depuis deux heures que l’on n’était pas encore au fossé. Dugommier désespéré revint chercher la colonne de réserve.
— Il nous faut prendre la redoute, murmura-t-il à l’oreille de Victor. Sinon… Et il passa le dos de sa main devant son cou d’un geste significatif, qu’un éclair lugubre vint mettre en scène dans la nuit.
L’assaut eut lieu avec autant d’audace que de furie mais avec peu d’hommes. Une partie de la colonne avait profité de l’obscurité pour s’abriter ! Les canons de la redoute anglaise crachèrent dans la nuit, alors que les colonnes chargeaient en chantant la Marseillaise au son des tambours. Les éclairs de la nuit étaient dus au ciel quand ils ne sortaient pas des canons.
Enfin le fossé fut atteint.
— Personne aux parapets, n’est-ce pas Bonaparte, fit Dugommier ?
— Leurs tirailleurs auront donné l’alerte… Quelle idée aussi de battre le tambour pour le rassemblement au village !
— Une idée des représentants, ils voulaient faire un discours à la troupe… Et vous Brûlé, qu’est-ce que vous foutez là ?
— Nous nous sommes trompés de direction, nous avons pris le Petit Gibraltar pour la hauteur de l’Eguillette…
— Ah ! ça commence bien… Bah ! Étant donné la tournure que prennent les choses, j’aime autant vous avoir avec moi… Les meilleurs tireurs sur les flancs, pour tirer sur les embrasures.
Les tireurs d’élite prirent place et éteignirent le feu des pièces, en visant les canonniers. Pendant ce temps, on lançait dans le fossé des sacs de sable et on amenait des échelles.
Le fossé comblé, la troupe passa. Un cri retentit dans la nuit.
— Ah !
Ce cri, c’est Victor, blessé, qui l’avait poussé.
Les échelles furent dressées contre le parapet. Les assiégés jetèrent des grenades dans le fossé. Rien n’arrêtait l’ascension des soldats, ni les coups de fusils, ni les coups de baïonnettes. Victor entra dans la redoute parmi les premiers. Il s’arrêta, stupéfait. Les parapets étaient déserts, l’enceinte vide. Pas un soldat.
Les grenadiers montaient toujours par les échelles. Dugommier arriva.
— Diable, auraient-ils miné le fort ? Si Mulgrave se transforme en volcan, nos soucis vont se régler tout seuls.
Chacun sent son cœur battre dans sa gorge, à l’idée que, peut-être, le sol va s’entrouvrir. Le silence est terrible. Soudain, la fusillade reprend, aussi nourrie qu’au début. Les Français refluent précipitamment par les échelles.
— Il y a une deuxième enceinte !
La troupe se rallie dans le fossé.
— Il est heureux que la première enceinte ne soit pas flanquée, gémit Marescot. Au temps des châteaux forts, l’assiégé faisait des tirs de flancs dans les fossés à partir des tours ou d’une construction spéciale…
— Marescot, épargnez-vous vos cours de fortifications, dit le général en chef. La redoute anglaise doit tomber et je ne vois pas d’autre solution que d’y retourner. Allons…
Les colonnes se reconstituèrent. La surprise ne pouvait plus jouer en leur faveur et le feu de la défense, toujours bien assuré, dissuada encore une fois les attaquants, qui redescendirent derechef dans le fossé.
— Bientôt trois heures du matin, fit Dugommier qui vit la lune entre deux nuages au sud-ouest. Heureusement, il ne pleut plus… Bonaparte avez-vous une idée ?
— Non, citoyen-général, mais j’ai pris une initiative que je crois heureuse.
— Dites vite, je me fais vieux ici…
— J’ai envoyé Muiron avec un bataillon tourner la redoute par le sud, et chercher à entrer dans le dos des défenseurs.
— Le bataillon de Muiron va se perdre comme la colonne de Brûlé.
— Je ne pense pas. Muiron connaît parfaitement les localités.
— Que proposez-vous alors ?
— Pendant que Laborde lance son assaut, nous nous joignons à Muiron, entrons dans la deuxième enceinte par-derrière et fusillons tous les canonniers.
— Très bien. Allons avertir Laborde et partons.
Muiron avait contourné le fort Mulgrave par le sud et à la lumière de la lune qui se réfléchissait maintenant sur la mer, il avait suivi les fortifications, tantôt rasant le pied de la roche, tantôt dans l’eau jusqu’à la taille, et pénétré par une embrasure sans éveiller l’attention. Muiron avait été suivi de ses hommes et un corps à corps s’en était suivi, dans l’obscurité. Les hommes de Muiron allaient succomber sous le nombre, quand Laborde et Guillot reprirent l’offensive pour la troisième fois avec rage. Ils passèrent la deuxième enceinte comme des diables, pendant que Dugommier et Bonaparte franchissaient l’embrasure au même endroit que Muiron. Soudain le canon du fort Mulgrave se tut. Les armes blanches eurent seules la parole. Ce fut une tuerie dans l’obscurité à coups de baïonnettes et de sabres. Plus rien n’existait que l’impérieuse nécessité de se colleter avec l’adversaire et de lui mettre les tripes à l’air. Cliquetis de sabre, cris et râles. Soudain l’ennemi recula, se reformant à une portée de fusil en arrière, sur un mamelon. Les officiers se réunirent. Dugommier était blessé. Muiron gisait allongé sur le sol en se tenant le flanc droit. Victor, blessé au bas-ventre, était donné pour mort. Marmont était assommé. Laborde grièvement blessé. Bonaparte blessé à la cuisse, boitillait avec du sang sur sa botte. Il était cinq heures.
Dugommier s’assit sur un canon pour s’éponger le front à loisir.
— Ils vont repasser à l’attaque, dit-il, après avoir observé le mamelon où l’ennemi disposait d’une réserve. Bonaparte, combien avez-vous de pièces sous la main ?
— Toutes celles-ci, dit Bonaparte en les désignant de la main, sans compter 60 bouches à feu au village de La Seyne. La difficulté sera de les mettre en œuvre.
Le vent avait fraîchi et soufflait par bourrasques. La pluie oblique mouillait les poudres et éteignait les mèches. Partout des corps et des blessés gémissants. Il fallait du temps à l’artillerie ne fut-ce que pour mettre six pièces en batterie, délai que l’ennemi mit à profit pour lancer une contre-attaque. Puis une deuxième. Puis une troisième. Cette nuit d’enfer rompait les corps et les âmes.
Les canons ouvrirent enfin le feu grâce aux efforts prodigieux de Marmont, et l’ennemi, qui avait abandonné les batteries assurant la défense des flancs et des arrières du fort, et ne disposait donc plus que de batteries de campagne, battit enfin en retraite.
Au petit matin, après une nuit d’angoisse interminable, le fort Mulgrave n’était plus défendu que par une armée de fantômes.
Dugommier profita des premières lueurs du jour pour examiner l’horizon ; des troupes anglaises occupaient les hauteurs des promontoires de Balaguier et de l’Eguillette.
— Dommage que nous n’ayons pas pu mettre la main sur ces hauteurs. Nous aurions fait des milliers de prisonniers.
Les représentants refirent leur apparition. Bonaparte qui faisait soigner sa blessure par Hernandez, un chirurgien de la marine, sentit qu’il les détestait. Dugommier fit battre le tambour. Les soldats se réunirent, frémissant de l’horreur de la lutte et de la fierté de la victoire. Les représentants les régalèrent d’un discours et firent le tour des blessés. Entendre le verbiage politique de ces lâches fut une ultime et véritable torture.
— Bonaparte, allez vous occuper de vos canons… Vous savez ce que vous avez à faire… Je m’occupe des représentants… j’ai l’habitude.
Dugommier les suivait pas à pas. Il leur arracha des nominations pour tous ses meilleurs officiers. Pour Brûlé, pour Bonaparte, pour Victor qu’il alla embrasser en lui annonçant qu’il allait être nommé général de brigade.
— En plus, vous êtes blessé mon ami, fit Dugommier à Victor. Quelle chance ! Vous allez échapper aux horreurs qui nous attendent avec la chute de Toulon.
— Et vous, citoyen-général, qu’y gagnez-vous ?
Dugommier hocha la tête.
— J’en réchappe.
17 novembre 1793, rade de Toulon, deux heures du matin
Caro Amore,
Ne me reprenez pas comme une sotte, moi qui veux faire la guerre avec vous. La guerre que nous menons aujourd’hui n’est pas celle de deux souverains mais de deux mondes qui veulent se détruire. Le nôtre est fait de beauté, de règles et de traditions, un cosmos où chacun ambitionne de trouver sa place. Le leur a perdu le sens du péché originel, un monde où chacun est sa Loi, sans libertés ni racines. Un monde sans horizon ni dépassement, ventre attentif seulement à assouvir son désir. Le citoyen égalité a bu le sang des rois pour se faire souverain.
Que m’importe de vivre dans ce monde sans vous ? Que m’importe de vivre dans pareil monde avec vous ?
J’ai fait appareiller le Sauriàn aux premiers jours du mois : nous avons passé le détroit de Messine il y a deux jours et je pense arriver à Toulon pour la pleine lune.
Notre appui n’est pas à dédaigner sauf à régler le cas que l’on doit faire des gens par le nombre de leurs canons.
Chérissez l’amour que je vous porte et le désespoir que j’éprouve, les deux vous pousseront à faire de grandes choses.
Votre AnnaLisa
Alexandre Pignatelli remit la lettre qu’il avait reçue le matin.
— De grandes choses ? Vous serez servie Cher Amour… Féraud est-il là ?
— Il vous attend sur le pont.
— Bien.
Féraud l’attendait en effet en fumant calmement un petit cigare sur le pont.
— Êtes-vous toujours sûr de votre projet ?
— Il le faut. Je suis ici pour accomplir une mission précise : mettre en batterie au service des Bourbons, le canon le plus gigantesque que l’Europe ait jamais construit. Même mon frère ne peut me donner d’ordre sur ce point.
— Vous partez maintenant ?
— Oui, la pleine lune était à son zénith, il y a deux heures. La marée est au plus haute. Le jusant se fait sentir et la brise de terre va se lever. Nous avons le ponton en remorque. L’AnnaLisa y est approvisionné à 100 coups.
— Sortez du port avec votre pilote, conseilla Féraud et mettez en panne au bas de la Grosse Tour. Jetez l’ancre et attendez les premiers rayons du soleil.
— Je chargerai au tiers de la charge et battrai pour commencer les batteries qui assiègent le fort Mulgrave. Mon intention, est, une fois ces cinq batteries éteintes, de m’en prendre à celles du Brégaillon puis à celles qui croisent leurs feux sur Malbousquet. Vous savez que les batteries embossées sont d’ordinaire très imprécises mais je compte me mettre par leur travers et les prendre en enfilade.
— Si vous réussissez cela, vous serez le premier artilleur d’Europe.
— Serrons-nous la main, mon ami.
— Que Dieu vous garde !
*
Quelqu’un frappa à la porte de la cabine de Sydney Smith. Le chevalier ouvrit lui-même. Une jeune femme en amazone, manteau, culottes et bottes, se tenait sur son seuil, le poing sur la hanche. Son œil noir, vif et mobile examinait le chevalier comme quelqu’un qui le connaissait déjà par son signalement.
— Monsieur, n’êtes-vous pas William Sydney Smith, ancien capitaine de frégate, grand-croix de l’Épée, fait chevalier par le roi de Suède Gustave III, après la bataille de Svensksunds ?
Smith flatté, s’inclina et pria la comtesse d’entrer.
— Chargé de missions à Cherbourg, en Espagne et au Maroc, continua la comtesse ?….
— Hum, fit Smith à l’évocation de ses diverses missions d’espion. Je suis aujourd’hui en demi-solde. Puis-je vous demander comment vous savez cela ?
La comtesse sortit une lettre pliée de son corsage.
— Alessandro me l’a écrit. Il prétend aussi que vous êtes un véritable ami auquel on peut se fier ? Et que vous détestez les Français ?
— C’est très exagéré. J’aime beaucoup les Françaises… Mais vous Madame, seriez-vous la comtesse Vendramin ?
— Parfaitement et je suis venu vous demander où il est.
— Où est le comte Pignatelli ! Je l’ignore… mais Féraud le sait.
— Qui est Féraud ?
— Le capitaine de vaisseau du Puissant, le dernier-né de la flotte de Toulon.
— Peut-on le voir ?
Smith donna des ordres pour qu’on fît des signaux sur la rade au Puissant.
— Il sera là bientôt
— Mais si vous êtes en demi-solde, chevalier, à quel titre combattez-vous à Toulon ?
Smith fit la moue.
— À titre privé. Lorsque j’ai appris que la flotte de l’amiral Hood croisait sur les côtes de Provence, j’étais à Constantinople au service du sultan, j’ai affrété l’Hirondelle avec des matelots anglais et suis venu me mettre sous ses ordres.
Le chevalier se gratta le nez.
— Je suis considéré comme étant généralement de bon conseil.
— Et ce Bonaparte, n’êtes-vous pas parvenu à l’éliminer ?
— Alessandro s’est introduit suffisamment près de lui pour faire exploser le magasin de poudre de la batterie qu’il occupait et l’a raté de peu. Je l’ai eu deux fois au bout de ma carabine, sans succès. Il semble aussi invulnérable qu’Achille trempé par sa mère dans les eaux du Styx. Je l’avoue sans fausse honte, tuer Bonaparte est au-dessus de mes talents.
Un pas lourd retentit sur le pont supérieur.
— Ah ! Féraud. Je vous présente la comtesse AnnaLisa Vendramin, fiancée à notre ami Alessandro Pignatelli… Au fait… le prince son frère…
— Je ne souhaite pas le voir ni le déranger ! Cela pourrait avoir des conséquences fâcheuses sur la carrière d’Alessandro.
— Si vous êtes la promise du comte Pignatelli, je vous en fais mon compliment, fit Féraud en saluant. Le comte est un des gentilshommes les plus braves et les plus accomplis qu’il m’ait été donné de rencontrer.
— De grâce, Monsieur, me direz-vous où il est ?
Féraud tira sa montre pour vérifier l’heure de la marée.
— Il va s’expliquer bientôt avec Bonaparte.
— Mais encore ? Vous me faites mourir…
Féraud ouvrit un hublot.
— Madame, voyez-vous au pied de la grande Tour, une ombre tapie qui se découpe sur la rade ?
— C’est une frégate.
— En effet, et elle remorque un ponton que je lui ai prêté. Un des plus insubmersibles qui soit, puisqu’il a encaissé trente boulets sans broncher. Sur ce ponton, se trouvent le comte Pignatelli, son mortier et ses gens.
*
Pignatelli avait mûrement réfléchi son affaire. L’AnnaLisa avait été posé en oblique sur le ponton avec un angle de 30° à bâbord. Le vent dominant venant de l’ouest nord-ouest, sa frégate remorqueuse allait devoir serrer le vent au plus près et, sortant de la rade tribord amures, le porter droit au Petit Gibraltar où il comptait détruire les cinq batteries, une par une. Les bombes qu’il transportait lui garantissaient ce résultat en un seul coup, à condition de faire mouche.
En sortant du port, la frégate napolitaine tressaillit au contact de la vague et mit le cap sur le cap Balaguier. Le plan de Pignatelli était de longer la côte et d’ouvrir le feu dès les premières lueurs du jour. Il comptait beaucoup sur l’effet de surprise et comptait s’embosser au niveau du Petit-Gibraltar. Quelle ne fut pas sa surprise de voir le promontoire du Caire se zébrer d’éclairs ! Les Républicains attaquaient le fort Murgave. Ouvrir le feu de nuit, il n’en était pas question. Trop d’incertitudes, déjà de jour, rendaient le tir impossible de nuit. La pluie venait de commencer à tomber à verse. Il fit signal à sa frégate de mettre en panne et de jeter l’ancre, près de la Grosse Tour, dissimulée aux regards du Fort Mulgrave. À une encablure de la côte, il attendit sur le ponton, qui vint dériver lentement sous le gouvernail de la frégate.
À sept heures, le soleil se leva derrière le promontoire du Caire. Pignatelli vit dans la brume les uniformes rouges se rembarquer sur une flottille de chaloupes et rejoindre le port. Vingt-quatre heures plus tôt et le Petit-Gibraltar était sauvé. Ouvrir le feu sur les cinq batteries n’avait désormais plus d’intérêt.
De désespoir, il enleva de son cou la médaille que lui avait donnée AnnaLisa et contempla longuement les traits de la Madone.
Il réfléchit au meilleur parti à prendre. Il se résolut à détruire les batteries de l’Eguillette et de Balaguier que Bonaparte allait retourner contre la flotte au petit matin, puis à filer vers le cap Brégaillon pour y faire subir le même sort aux deux premières batteries françaises, avant de se retourner contre les assaillants du fort Malbousquet.
Pignatelli escomptait se rapprocher et tirer presque de but en blanc sa bombe. Ainsi le tir ne pouvait pécher qu’en direction. En portée, un éventuel ricochet ne l’empêcherait pas de tenir sa cible, sauf le risque d’éteindre la fusée.
— Aux leviers… Embarrez… En batterie… Posez vos leviers… Nettoyez le mortier… Dressez le mortier… À la poudre… À la bombe… La poudre dans le mortier… La bombe dans le mortier… Baissez le mortier… Aux leviers… Donnez les degrés…
Pignatelli régla l’angle tir à cinq degrés. Il pointa lui-même.
Posez vos leviers… Dégorgez, amorcez… Au boute-feu… Marche… Front… Boute-feu marche. Haut le bras… Feu !
La déflagration fut un coup de tonnerre. L’air se déchira et la bombe après avoir ricoché une seule fois, percuta la batterie du cap Balaguier de plein fouet. La falaise de roche, à laquelle la batterie était adossée, ensevelit celle-ci sous les décombres.
L’onde de choc de ce premier coup de mortier gagna toute la rade. Bonaparte, entendant ce coup du destin s’arrêta net dans son élan, et tourna son regard vers la rade, du haut du fort Malbousquet. Il songea un instant à l’explosion d’un magasin de poudre.
Pigantelli rechargea. La frégate avait repris son remorquage. Lorsque le cap de l’Eguillette fut dans le prolongement de la mire, il mit feu lui-même. La seconde bombe partit et retomba sur la batterie qui fut pulvérisée.
Bonaparte sentit son sang se glacer. Jamais il n’avait entendu pareil coup de canon. Il interrogeait la surface des deux rades de sa longue-vue quand il aperçut ce ponton, remorqué par une frégate battant pavillon napolitain.
Pignatelli avait pris la décision de continuer son tir, et de bombarder le promontoire du Caire, en continuant sa course le long du littoral de la petite rade. Il lança plusieurs bombes dont l’une faillit détruire la batterie des Patriotes du Midi.
L’évacuation du fort Mulgrave se termina en fin de matinée grâce au Pompée qui desserra l’étreinte républicaine.
— Mon cheval, vite.
Bonaparte remonta en selle et galopa vers la Batterie des Sans-Culottes. Un canon monstrueux s’apprêtait à ruiner des semaines d’effort. Cet atout maître, jeté sur le champ de bataille, était-ce la réponse à la chute du fort Mulgrave ? Une arme secrète terrible, gardée en réserve, et capable à elle seule de changer la donne ? La frégate avait changé de cap et prenait maintenant le vent, bâbord amures. Il arriva à la batterie et fit charger les pièces. Le mortier géant allait ouvrir le feu le premier.
Une bombe arriva derrière la batterie et renversa toute une pinède. Une seconde passa au-dessus de leur tête et ravagea la colline.
— Il a mal calculé son angle de tir et aurait mieux fait de tirer de but en blanc.
Pignatelli s’était probablement fait la même réflexion et chargea une troisième bombe. Celle-ci ricocha à la surface de la rade qui éteignit sa fusée. Il n’était plus temps pour Pignatelli qui n’avait pas embossé son ponton et que la frégate entraînait doucement mais inexorablement par le travers de la batterie des Sans-Culottes.
— À vos postes, vous autres. Il ne peut pas nous échapper, rugit Bonaparte… Boutefeu, haut le bras. Si tu manques ton coup, je te mets aux pluches à la cuisine jusqu’à la fin de la campagne. Attention… Feu…
Mais une corvette anglaise qui rasait la côte toutes voiles dehors vint s’interposer entre le ponton et la côte. Elle ouvrit un feu de prolonge à mitraille qui balaya tout l’épaulement. Bonaparte et ses canonniers s’étaient aplatis sur le sol. Le feu français cribla sa voilure et ses cordages, dont bon nombre tombèrent sur le pont. Bonaparte se releva et n’en crut pas ses yeux. Un officier, un sabre nu dans la main droite, cherchait à maîtriser de l’autre main une femme qui se débattait comme une panthère. La goélette l’Hirondelle de Sydney Smith, en s’interposant au dernier moment, avait évité à Pignatelli un coup mortel.
La batterie de la Convention était à deux cents toises de la première. Bonaparte ne fit qu’un saut sur son cheval et partit comme un trait. La batterie de la Convention, en voyant passer l’Anglais, ouvrit le feu sur lui. Le tir à boulet froid manqua son objectif et passa au-dessus du pont de l’Hirondelle, pour ricocher sans effet sur la mer. La frégate napolitaine mit la barre à bâbord et amorça une courbe vers l’est, qui mit la batterie dans la ligne de mire de l’AnnaLisa. Le monstrueux mortier vomit une bombe qui atteignit la falaise et pulvérisa des fragments de roche dans toutes les directions. Lorsque la fumée se dissipa, Bonaparte avait disparu du milieu de ses canonniers, comme si le dieu de la Guerre l’avait enlevé du milieu des hommes, tel le prophète Élie ravi sur le char du séraphin.
Pignatelli donna l’ordre de continuer jusqu’à se trouver en mesure de chauffer les trois batteries qui s’évertuaient contre le fort Malbousquet. Au loin, Sydney Smith s’éloignait vent arrière. Alexandre Pignatelli avait reconnu la silhouette à ses côtés. AnnaLisa était là, comme si elle avait voulu rejoindre en enfer, le canon baptisé de son nom. Il sentit son cœur se remplir d’une joie enragée.
— Amis, nous allons détruire ce freluquet de Bonaparte et mettre fin à ce génie malfaisant. À moi, une dernière bombe… Attention… Encore une heure et l’artillerie française est hors combat…
Soudain, un tir de mitraille partit, à peine au-dessus de la surface des eaux, rasa la surface de la mer et balaya le ponton comme une faux abat les tiges de blé. Pignatelli avait disparu et la moitié de ses hommes avec lui.
Bonaparte examina froidement ce spectacle. Par un boyau, il était descendu rapidement à une batterie inférieure, faite de pièces de petits calibres, nettement plus basse que les deux grosses batteries et qu’il n’avait encore jamais démasquée.
— Les tirs de prolonge des vaisseaux se font toujours sur la même ligne. C’est dans ce cas que les petits calibres peuvent rendre service. Réunis avec les grosses pièces, leur effet ne serait guère appréciable. Au contraire, à part, et en dehors de la ligne de prolonge, ils ont un effet de surprise que l’on a tendance à dédaigner, expliqua-t-il à Muiron… C’est un tort.
Seul l’AnnaLisa fumait doucement sur le ponton qui, donnant doucement de la gîte, finit par sombrer dans les profondeurs de la rade. Les artilleurs napolitains se noyèrent ou regagnèrent la rive à la nage, avant d’être fait prisonniers. Pignatelli était mort.
Faron 17 décembre
Barras avait fait venir Masséna de l’armée d’Italie. La guerre en montagnes, toute de chicanes et de mouvements vifs, était le genre de guerre que Masséna entendait spécialement. Il donna à Barras, ancien officier qui avait servi aux Indes, d’utiles conseils. Avec Lapoype, Barras organisa le plan d’attaque. Celle-ci devait se faire en trois colonnes : la droite commandée par Argod, devait s’emparer du fort Rouge, le centre avec Micas se dirigea vers le pas de Lemasque et le pas des Monges, la gauche avec Lapoype, chercha à s’emparer des redoutes du Faron du côté de Lavalette. Micas, dûment chapitré par Barras qui connaissait bien les localités, traça un chemin pour l’artillerie et réussit, à l’aide de cordages et à l’enthousiasme de jeunes volontaires, à hisser quatre pièces d’artillerie qui triomphèrent d’une défense espagnole nombreuse et bien retranchée, tirant avec des pierriers. La première attaque contre le retranchement de Saint-Antoine échoua. Lapoype avait affaire à un ennemi tenace, qui faisait rouler du haut de la montagne quartiers de roche et chevaux de frise. Il fallut trois assauts. Mais dès que Micas ouvrit le feu du pas de La Masque sur le Faron, qu’il dominait, la défense mollit.
Barras marchait hardiment avec la colonne Lapoype, quand un capitaine fut frappé à mort à ses côtés. Barras se précipitant pour lui porter secours, fut couvert de son sang. Un jeune soldat se mit à crier avec désespoir :
— Le représentant du peuple est mort !
Barras comprit qu’une panique pouvait s’en suivre. Il sortit son sabre et menaça ceux qui diraient ou répéteraient ce cri :
— Non mes camarades, je marche à votre tête, nous allons triompher ensemble. En avant !
L’attaque se maintint après ces résultats, sans rien tenter sur la redoute de la Croix de Faron ni sur le fort.
Pointes de l’Eguillette et de Balaguier, 17 décembre
Bonaparte était sorti pour installer ses batteries. Le Pompée canonnait les colonnes républicaines pour protéger la retraite anglaise qui se fit sur des chaloupes. Marmont avait ouvert dix embrasures sur la mer dans le mur nord du fort Mulgrave et il canonna le Pompée et deux autres vaisseaux avec l’artillerie de la redoute.
— Pourquoi ne sortent-ils pas leurs escadres, s’interrogea Dugommier ?
L’inaction de la flotte anglaise était incompréhensible une fois de plus, alors qu’elle pouvait déployer une puissance de feu écrasante.
— Ils y tiennent trop, citoyen-général, fit Marmont. On estime qu’une batterie de quatre pièces de gros calibre fait jeu égal avec un vaisseau de ligne d’une centaine de canons. Le tir des vaisseaux est très imprécis en raison de la bande du navire. Ceux-ci offrent une cible facile et nos boulets rebondissent sur la mer, ce qui rend inopérant une erreur de portée… Visiblement l’amiral Hood ne veut pas s’exposer à perdre un seul de ses vaisseaux.
Les deux fortins tombèrent entre les mains des Français à midi. Dugommier les visita avec Bonaparte. Leur plateforme était dominée de vingt toises par les mamelons, où était encore posté l’ennemi deux heures plus tôt.
— Ces forts ont été conçus pour se défendre de la mer plutôt que de la terre, dit Dugommier. Mettez-y vos canons.
— Citoyen-général, je me permets de vous faire remarquer que leur gorge est fermée d’une tour. Les ricochets sur la tour tueront nos canonniers. Je propose plutôt de tracer les batteries sur ces hauteurs. Cela demandera la journée mais nous serons établis dans les règles de l’art.
— Vingt-quatre heures, s’exclama Dugommier !
Au fond, cela n’était pas pour lui déplaire. La ville était pleine de royalistes qui risquaient d’être guillotinés. Mieux valait les laisser évacuer la ville, qu’être chargé de canonner des civils. Seuls quelques mortiers et pièces de 12 tirèrent sur les deux rades, qui commençaient à se zébrer de chaloupes et petites embarcations.
Bonaparte retourna au fort Malbousquet avec Marmont en milieu d’après-midi, pour activer la préparation d’artillerie contre ce fort de campagne qu’on escomptait faire tomber rapidement.
— Citoyens, ce soir vous souperez à Toulon, fit-il en sautant de son cheval.
Le représentant en mission Robespierre apparut.
— Qu’attends-tu, citoyen-commandant, pour ouvrir le feu sur la rade, demanda-t-il à Bonaparte ?
Bonaparte argumenta une nouvelle fois son point de vue. Rien de sérieux ne pouvait être tenté avant vingt-quatre heures.
Robespierre sourit en entendant la réponse et sans doute en fut-il satisfait car il ne répondit rien.
Toulon quai du port vers midi le 17 décembre 1793
Une foule tumultueuse et inquiète, maintenue en éveil par le fracas des armes durant la nuit, s’était assemblée. Un drapeau tricolore, flottant au sommet du Faron, avait pétrifié la foule comme la vue de la Méduse. Les chaloupes anglaises étaient rentrées du Petit Gibraltar remplies de soldats, bandés, amputés ou couverts de sang.
Un conseil de guerre eut lieu. Sir Henri Elliot prit la parole et déclara en commençant que Toulon ne pouvait être défendu. Déclaration qui lui aurait valu le peloton d’exécution s’il l’avait tenue à Londres ou à Gibraltar. L’Espagnol Gravina protesta âprement et réclama une contre-offensive.
— Ces Républicains sont des hommes comme les autres. Nous devons reprendre l’offensive et reprendre la redoute.
— Oui, fit Féraud, mouillons la flotte au cap Cépet et repassons à l’attaque. Lors du siège de 1707, quatre mille Toulonnais n’ont-ils pas tenu tête aux soixante mille hommes du prince Eugène ?
Elliot vit qu’il était allé trop vite et protesta d’un projet de contre-attaque imminent. Il donna l’ordre de distribuer des sacs à terre à la population comme s’il envisageait une sortie. Pendant ce temps, les marins anglais chargeaient à leur bord tout ce qui pouvait servir dans l’arsenal. Les blessés et fiévreux anglais furent évacués des hôpitaux de la marine et regagnèrent le bord. Des bagages commençaient à se faire voir sur les quais, et l’on notait déjà la disparition des familles les plus compromises. Des orateurs prenaient la parole, prêchant la fuite ou le combat à outrance. Des échos de la Marseillaise parvenaient par moments du Faron. La foule craignait « le général Carteaux » et « les Allobroges », qu’elle voyait comme des soldats de guerre civile, chargés du pillage et du carnage républicains. Soudain, elle se dispersa et chacun retournant à sa maison, amassa à la hâte son bien. Trois heures plus tard, les quais étaient couverts de sacs, valises, ballots, coffres de toutes sortes, entassés en désordre.
Dans les églises, on chantait le Parce Domine :
« Pardonnez Seigneur, pardonnez à votre peuple, ne soyez pas toujours irrité contre nous ».
Au loin, alternaient les échos de la Marseillaise et les coups de canons. Le canon du fort d’Artigues, retourné par les troupes de Lapoype, tirait déjà sur les maisons du quartier d’Italie.
Nuit du 17 au 18 avril
Soudain le fort des Pommets sauta.
Le général Villeneuve qui défendait le fort Malbousquet l’évacua, sans le faire sauter ni même enclouer ses pièces, et arriva à Toulon au milieu de la nuit. Des sergents de ville, portant des torches embrasées lisaient des harangues de Dundas !
Toulonnais, restez tranquilles dans vos maisons… Je vous jure comme par le passé secours et protection. Nous ne songeons pas à abandonner la ville et si les circonstances nous y forçaient, nous ne le ferions pas sans emmener les citoyens qui voudraient partir.
Une foule de malheureux se pressait sur les quais jusqu’à ne pouvoir respirer. Des chaloupes menaçant de couler bas, gagnaient la vieille chaîne. Des jeunes gens se jetaient à la mer pour rejoindre le môle. Des canots s’enfonçaient dans les eaux jaunâtres du port, entraînant la noyade d’individus qui disparaissaient en tordant leurs bras dans des mouvements convulsifs. Vingt mille personnes, pressées sur les quais assistèrent à une aurore ensanglantée.
Au matin, le drapeau blanc flottait encore sur la ville, les vaisseaux et les hauteurs de Lamalgue. Mais la flotte anglaise avait changé de place comme pour préparer son départ.