Port de Toulon, 18 décembre 1793
Les navires de commerce avaient été dispersés dans la petite rade pour permettre les manœuvres de l’escadre. Une flottille de chaloupes, petites embarcations, bateaux de pêche commença à prendre à son bord les émigrés. Les Napolitains donnèrent les premiers un signe de pitié à cette foule. Ils dépêchèrent des embarcations au rivage. Peu après, Espagnols et Sardes les imitèrent et envoyèrent leurs chaloupes. Un grand nombre d’embarcations provenant de la petite rade firent de même.
Les premiers fugitifs qui s’avisèrent d’aborder les navires anglais, furent repoussés avec dureté.
Le temps était serein, la mer calme. Heureusement les Toulonnais étaient accueillis à bras ouverts, par leurs frères latins.
Une heure plus tard, l’amiral Hood craignant pour sa réputation, autorisa les émigrés à monter à bord. Les alliés comprirent alors que l’évacuation était décidée et rappelèrent leurs malades et blessés. Ceux-ci arrivaient en file, sur un point du quai qui leur était réservé. Des blessés aux pansements sales, des typhiques hagards, des fiévreux, délirant sur des brancards, se succédaient.
L’artillerie des forts d’Artigues et Malbousquet ayant commencé un tir nourri sur la ville, de nouveaux renforts vinrent se joindre à la foule se pressant déjà sur des quais. Le nombre des embarcations avait beau aller en augmentant, il ne pouvait suffire au flux des exilés. Les matelots juraient et frappaient, à coups de sabre, ceux dont l’imprudence menaçait de faire sombrer les embarcations. Nombreux furent ceux qui tombèrent à l’eau, se noyèrent ou eurent les mains tranchées. Des mères désespérées tendaient du quai leurs nourrissons à bout de bras au-dessus de leur tête. Certains fugitifs partaient à califourchon, sur des mâts arrachés aux navires.
À neuf heures, la panique fut à son comble. Une patrouille napolitaine, voyant accourir une nuée de fuyards hurlant en courant, ouvrit le feu, les prenant pour des républicains. À dix heures, une bombe tomba sur une des maisons du cours et par le même motif, des fuyards furent sabrés par un parti de cavaliers espagnols.
Certains se jetaient à l’eau et nageaient vers le large. D’autres s’entassèrent dans de vieux navires sur lest et allèrent s’échouer contre le corps-de-garde de la pile ou dérivèrent sur les pannes de petit rang. De nombreuses chaloupes surchargées s’enfonçaient dans les eaux jaunâtres de la vieille darse. Le gros vaisseau caserne, Le Patache, s’engloutit tout entier sous le poids des fuyards.
Des soldats napolitains qui attendaient leur tour firent feu sur des Toulonnais, supposés venir envahir leurs embarcations. Une barque de femmes et de vieillards qui traînait en remorque une corde où pendait une grappe de malheureux cherchant à échapper à la noyade, s’avançait à grand’peine à force de rames. Lorsque la barque toucha l’eau du goulet, une décharge napolitaine la brisa et l’engloutit. Un seul nageur en réchappa, après avoir poignardé celui qui s’accrochait à lui avec l’énergie du désespoir.
À onze heures, le pavillon tricolore fut hissé au grand mât du navire amiral français, à l’entrée de la darse. Des ouvriers avaient hissé ce pavillon pour s’en faire une gloire et un titre d’absolution auprès de l’armée républicaine. Aussi, un cri d’alarme courut-il le long des quais :
— Carteaux est dans la ville.
Aussitôt Hood donna l’ordre de ne plus recevoir personne à bord de ses navires. De grosses chaloupes errantes servaient déjà de but à l’artillerie républicaine.
À ce spectacle, l’amiral espagnol Langara gémit :
— Pauvres Toulonnais, nous sommes venus pour vous assassiner.
Et il fit signe du bras à ses navires d’accueillir ces derniers réfugiés. Les Napolitains firent de même et Hood lui-même dut à nouveau contremander ses ordres barbares. De midi jusqu’à dix heures, tous les moyens de transport furent renvoyés vers les quais pour embarquer tous ceux qui optaient pour cette plus longue mort qui s’appelle l’exil. Le comité général ne faiblit pas à son devoir et ne quitta la salle de conseil qu’à la dernière chaloupe. Des cris féroces sortaient du rez-de-chaussée de l’hôtel de ville, rempli de prisonniers républicains. Les prisonniers embarqués sur le navire prison, le Thémistocle, au milieu de la rade, éclataient d’une joie furibonde et agitaient leur chaîne, à la pensée de leur prochaine vengeance.
Espagnols, Sardes et Napolitains gardaient encore les remparts et tenaient les portes fermées. Les rares républicains locaux qui s’étaient terrés pour échapper à la prison et à la lutte, mirmidons du parti vainqueur, se mirent à parcourir la ville, mesurant du regard ceux du parti adverse qui préféraient mourir sur place. Les Espagnols chassèrent ces chacals à coups de canon, tirés des remparts dans les principales avenues, et les refoulèrent vers les quais où ils commencèrent à piller. À huit heures du soir, il n’y avait plus d’Anglais dans la ville qu’au fort Lamalgue ; ils étaient tous sortis par la poterne d’Italie.
L’Amiral Hood donna le signal de l’appareillage. Le temps était propice : bon vent et brume. Les vaisseaux français sortirent les premiers et refoulèrent les eaux de la Méditerranée, déployant encore la fleur de lys. Hood craignait toujours une insurrection à bord de ces navires et avait hâte de les jeter en pleine mer. Féraud fut le premier à sortir. Voyant les marins d’une tartane échouée mis à mort par les républicains, il s’approcha à une encablure de la Tour Fondue et de son navire délabré que seules les pompes maintenaient à flot, lâcha une dernière bordée. Mais il hésita à couler bas le Thémistocle, chargé de tigres altérés du sang royaliste, car son code de l’honneur lui interdisait de couler un navire qui ne pouvait se défendre. Toute la flotte combinée sortit et alla croiser à l’extérieur de la rade, à une portée de canon du fort Lamalgue.
Les canons français de l’Eguillette et de Balaguier étaient prêts à midi mais ne firent guère de mal. Bonaparte s’étant absenté pour aller à la batterie de la Convention faire le siège du fort Malbousquet. Il ne mettait guère de zèle à ouvrir le feu sur des navires chargés de compatriotes.
Le major-général Matuzana gardait seul la ville avec 4 000 soldats espagnols. À onze heures, avec cinq cents Toulonnais retardataires, ils voulurent sortir. Les Anglais avaient condamné la poterne pour gagner du temps. Matuzana était pris dans la nasse entre l’émeute jacobine au-dedans et l’invasion républicaine au-dehors. Il aligna ses troupes place Saint-Bernard, le temps de briser une à une les barricades de la poterne. Soldats espagnols et Toulonnais aboutirent enfin aux rivages du port Lamalgue. Les chaloupes qui les attendaient n’accostèrent qu’à hauteur d’homme, pour éviter de succomber sous l’entassement, et n’embarquèrent les survivants qu’un par un. Au milieu du tumulte, cet embarquement dura trois longues heures sans que les républicains songeassent à l’empêcher.
Quelques républicains de Toulon étaient parvenus à sortir de la ville jusqu’à l’état-major de Dugommier et cherchaient à engager les troupes à entrer dans la ville.
Mais les infâmes royalistes n’avaient-ils pas miné tout un quartier pour les ensevelir sous les décombres ? Mieux valait attendre le jour. Toute l’armée retardait le moment où elle devrait peut-être ouvrir le feu sur des compatriotes.
Arsenal de Toulon, onze heures du soir le 18 décembre 1793.
Sydney Smith à bord de sa goélette L’Hirondelle, suivie d’une flottille de chaloupes anglaises et espagnoles, s’était éloigné de l’escadre et avait passé de nuit l’entrée de la petite rade, pour se diriger vers le port. Une femme était à ses côtés.
L’entrée du bassin était en sûreté. Les galériens, aux fenêtres du bagne, manifestaient bruyamment leurs intentions de s’opposer aux manœuvres des Anglais.
Smith fit pointer les canons de ses chaloupes dans leur direction.
— Chère AnnaLisa, je vous le demande une dernière fois. Tenez-vous toujours à vos projets.
— Rien ne m’en fera plus changer désormais.
— Soit. Je ne peux vous laisser aucun de mes hommes mais prenez ce billet.
Il griffonna quelques mots sur une feuille de papier.
— Si vous ne pouvez rejoindre mon bord quand vous verrez les fusées rouges et blanches, allez chez Mme de Chabrillant, et donnez-lui ceci.
La comtesse était habillée en homme et sauta à terre, un pistolet passé à sa ceinture.
Un feu d’artillerie partait du fort Malbousquet et des redoutes environnantes. Les troupes françaises se rapprochaient des remparts et du poste de la Boulangerie, balayant les rues de Toulon de tirs de mousqueterie. Les républicains toulonnais, croyant inutile de périr sous les balles de leurs partisans la veille d’une victoire, avaient déserté les rues. Aussi, la comtesse disparut-elle dans la nuit, vers l’église du couvent des Minimes.
— Lieutenant Gore, déplacez le Vulcain qui nous servira de brûlot. Lieutenant Tupper, je vous charge de brûler les chanvres et le grand magasin avec ses réserves de poix, goudron et huile. Midleton, mettez le feu à l’atelier des mâtures. Broumonge, vous protégerez notre retraite. Attendez tous mon signal avant d’allumer l’incendie.
Les Espagnols furent chargés de mettre le feu aux vaisseaux français dans le bassin situé devant la ville, et de couler la frégate Iris, chargée de réserves de poudre considérables.
À minuit, une fusée fut tirée. Le Vulcain en feu éclairait la rade comme en plein jour. Bientôt Smith entendit des coups de marteaux : les galériens se libéraient de leurs chaînes.
— Tant mieux pour eux, pensa Smith. Ils ne brûleront pas incendiés.
Le feu se propageait avec une telle rapidité qu’il éclairait la ville d’une couleur rougeoyante, traversée d’éclairs à chaque explosion. Tupper avait fait éventrer cent cinquante tonneaux de goudron à coups de hache, au milieu des bois de sapin, et s’activait si bien que le feu se mit à tout le quartier environnant.
— Revenez Tupper, revenez, cria le commodore. Évacuez, vous entendez ?…. Je vous en donne l’ordre.
Il s’en fallut de peu que Tupper ne fût encerclé par les flammes.
Soudain, une explosion terrible souleva l’arsenal, faisant trembler tous les murs de la ville, pire qu’un jet de lave du Vésuve. La frégate Iris venait de sauter. Une pluie de poutres, cordages et débris retomba sur le sol. Les Anglais s’étaient tous jetés à terre. À Toulon, beaucoup de vieux murs avaient tremblé sur leurs bases.
— Damnés Espagnols, est-ce qu’ils n’avaient pas l’ordre de couler cette frégate. Ils auraient pu nous faire sauter tous !
Une troupe revint au pas de course. C’étaient les Espagnols. Ils n’avaient pu brûler les vaisseaux français. Sydney Smith voulut terminer son travail d’incendiaire mais toute approche des vaisseaux français était empêchée par des matelots qui les occupaient encore. Il n’était pas possible de faire plus ni mieux. La comtesse n’était pas de retour. Smith sentit son cœur de serrer comme tout homme qui, ayant perdu son ami, apprend qu’il doit en perdre un second.
— Faites tirer les deux fusées, fit-il.
Elles rayèrent le ciel noir de deux traits parallèles. Mais il eut beau scruter l’obscurité de tous côtés, attendre jusqu’à la limite de l’imprudence, aucune silhouette ne se montrait sur les quais. Tupper lui-même était d’avis de donner le signal de la retraite.
Anglais et Espagnols regagnèrent leurs chaloupes et rembarquèrent. Sydney Smith était inconsolable. La flottille passa au large du Thémistocle.
— Pour finir nous allons mettre le feu à ce repaire de gredins, fit-il. Ce sera toujours cela de moins de monstres sur la terre.
Mais une explosion encore plus violente que celle de la frégate Iris faillit anéantir toute la flottille et sauva le Thémistocle. Smith sans demander son reste, prit le cap sud, sud-est et quitta la rade.
19 décembre 1793, Porte de France
Les troupes républicaines patientaient dans la boue et la pluie, sous les armes depuis trois jours dans l’attente du pillage qui leur avait été promis. Quant aux représentants, ils étaient ivres de rage contre les Anglais : sous l’effet de l’indignation, ils laissèrent échapper ce qui aurait dû rester secret :
— Ces gens-là n’ont ni foi ni loi. Si nous avions prévu leur manière de tenir les accords, nous les aurions certainement empêchés de sortir.
Fréron énervé s’en prit à Dugommier :
— Quand vas-tu cesser de montrer tant d’humanité pour ces infâmes traîtres ?
Dugommier montra les vaisseaux du bras.
— Voyez-vous ces fugitifs ? Ce sont les traîtres qui ont livré Toulon. Ils se dérobent au châtiment qu’ils ont mérité. Que restera-t-il demain dans la ville coupable ? Des femmes, des enfants, des vieillards et quelques hommes qui ont partagé l’horreur que nous inspirait la conduite de leurs concitoyens, et que vous allez immoler injustement !
Fréron ravala sa rage. À quatre heures du matin, le général Cervoni avec une avant-garde de 1 500 hommes, reçut l’ordre de renverser la porte. Un représentant lui lança :
— Pas de quartier… Entends-tu ? Il faut tout passer au fil de l’épée.
— Citoyen-président, c’est convenu, fit Cervoni qui était résolu à n’en rien faire.
Son détachement était la légion des Allobroges, sortes de dragons de la mort, légion franche composée de républicains apatrides expulsés de Suisse, Savoie et Piémont.
À son entrée, une foule le reçut au cri de Vive la République. Ce n’étaient que des femmes et des enfants, plus quelques trembleurs des clubs. Cervoni savait qu’étaient réputés traîtres tous ceux qui avaient respiré l’air de Toulon sans finir aux fers.
— Citoyens, fit Cervoni, du haut de son cheval, rentrez chez vous.
Les Allobroges se débandèrent pour piller. Comme des aimants, ils étaient attirés par les quais où s’entassaient les immenses richesses abandonnées par les fugitifs. Leur pillage devait être complet et durer trois heures.
La comtesse se hâtait de marcher vers la place de Panisse par la rue Laminois où se tenait le couvent des Minimes, dont le premier étage avait été rasé, lors du siège de 1707, à la hauteur du chemin couvert des remparts, pour recevoir du canon. Traversant d’un pas rapide une cour plantée d’arbres et gagnant la chapelle Saint-Jean, elle vit dans le ciel les deux fusées rouges et blanches qu’avait tirées Sydney Smith.
— Trop tard, pensa-t-elle.
Dans cette chapelle s’étaient réunis début juillet les clubistes jacobins et là s’étaient réunis fin juillet les sectionnaires royalistes qui les en avaient chassés et qui refusaient d’obéir à la Convention.
La chapelle Saint-Jean était devenue le centre de la résistance royaliste et, en prévision d’une résistance acharnée, des quantités de poudre colossales y avaient été entassées. La comtesse disposait d’une lampe de sécurité et d’une longue mèche traînante. Elle compta les milliers de poudre emmagasinés et enfonça une extrémité de sa mèche dans un des tonneaux du chœur. Puis elle allongea la longue mèche sur le sol au milieu de la nef et sortit le pistolet de sa ceinture.
Une explosion fit trembler le sol. Celle-là même qui détourna au même moment Sydney Smith de couler le Thémistocle. Si terrible qu’elle se transmit jusqu’au sommet des Alpes où le camp français de Fourches se réveilla et, persuadé d’être attaqué, courut aux armes. Mais si terrible que fût cette deuxième explosion, elle ne devait rien être, comparée à cette troisième que la comtesse méditait. Elle fit jouer le chien de son pistolet et mit le feu à la mèche. Celle-ci se mit à grésiller en rougeoyant dans l’obscurité. L’explosion pouvait détruire la moitié de la ville et allait ensevelir l’armée républicaine sous les décombres.
Une nouvelle foule s’était répandue dans les rues : fantômes pâles de mariniers, de maîtres de manœuvres, de charpentiers et de maîtres du port dont le rôle était de construire, entretenir et réparer les vaisseaux. En une heure, ils fermèrent les poudrières de l’arsenal et garantirent les bateaux encore intacts des flammes.
Deux d’entre eux passèrent devant la chapelle Saint-Jean.
— Vérifions les tonneaux de poudre des sectionnaires.
— Tu crois ? On n’entend personne…
— Bah ! Allons faire une prière à saint Cyprien, notre protecteur…
Ils entrebâillèrent les portes ; une odeur de poudre parvint à leurs narines. Ils se précipitèrent. Le plus pieux des deux alla devant l’autel se signer malgré les circonstances. Bien lui en prit, il aperçut la lueur rougeâtre serpenter sous l’autel… La deuxième explosion était condamnée par un décret de la Providence à n’être que la seconde.
Les employés de la marine attaquèrent l’incendie à chacun de ses quatre foyers : le magasin général, l’atelier des mâtures, la corderie et les huit navires sur le quai du même côté, qui vomissaient des flammes. Ces hommes courageux acharnés à sauver l’ouvrage de leur vie, entrèrent dans les magasins, apparurent aux fenêtres et jetèrent toiles et chanvre dans le canal. Quelques galériens furent employés aux chaînes de sauvetage, à passer des seaux d’eau de la mer aux zones incendiées : ce qui fit dire plus tard par les représentants cette ignominie, que les galériens étaient les seuls hommes honnêtes de Toulon.
La Providence ne pouvait refuser son concours à ces actes d’héroïsme : des nuages noirs s’amoncelèrent et une pluie abondante éteignit définitivement l’incendie. Quelques heures plus tard, l’arsenal n’était plus qu’un amas de ruines fumantes.
À midi, l’armée de l’Ouest entra la première, précédée des représentants en grand uniforme. Le jeune Cervoni fut convoqué.
— Tu n’as donc pas encore commencé à venger la République, demanda Fréron ?
— Par ma foi, citoyen-représentant, je n’ai osé le prendre sur moi.
— Comment, et l’ordre verbal que je t’ai donné !
— C’est vrai, fit Cervoni mais nous autres militaires, nous ne connaissons que les ordres écrits.
À ce moment, un grand nombre d’officiers et de marins s’avancèrent pour offrir leurs services au croisement de la rue St-Roch et des allées du Champ-de-Bataille. Ils arboraient la cocarde tricolore.
— La République n’a rien à foutre des traîtres qui ont vendu Toulon, clama Fréron, qu’ils meurent sur le lieu même où ils espéraient leur grâce.
Une compagnie d’artilleur les aligna le long du mur de la corderie.
Fréron fit commander le feu de peloton à Bonaparte. Il était impossible de ne pas obéir à cet ordre sous peine de rejoindre soi-même les fusillés.
— Bah, c’est lui qui donne l’ordre en personne en connaissant parfaitement la situation qu’il a sous les yeux, pensa Bonaparte. C’est donc lui l’assassin. Cette crapule n’aura jamais ma sœur.
Il fallut plusieurs salves pour faire tomber ces dizaines d’hommes. Puis la cavalerie broya leurs cadavres en passant par-dessus et les énormes limiers qui suivaient l’armée se rassasièrent de leur chair. Quelques corps furent traînés dans la rue au cri de Ah ça ira.
Les représentants gagnèrent l’Hôtel de Ville. L’armée de l’Est avait défilé également et avait rejoint.
C’est à ce moment que les prisonniers du Thémistocle arrivèrent. Ils tenaient une pancarte au-dessus de leur tête : Patriotes opprimés. Prisonniers du Thémistocle.
C’est à ce moment que Fréron eut la brillante idée de leur confier le rôle de désigner les coupables.
La population s’était précipitée pour proposer aux soldats leur maison avant même la distribution des billets de logements. Mais cette tentative pour détourner la fureur des républicains fut vaine. L’armée avait commencé à piller. Les Allobroges ayant tout pris, les soldats visitaient les maisons. Pourvu que la vie du maître du logement fut sauf, tout était autorisé aux soldats. Cet ordre ne devait pas être toujours respecté. Un octogénaire en cocarde blanche, Durand, ancien major de la place attendait dans son fauteuil, sa croix de Saint-Louis sur la poitrine.
— Mais c’est un royaliste, s’exclama la soldatesque !
— Oui, misérables, je le suis et l’ai toujours été.
Le vieillard fut transpercé de baïonnettes.
La maison d’un riche patriote ayant été pillée par erreur, les représentants en prirent prétexte pour obliger les Toulonnais à déclarer leurs biens et de les mettre sous séquestre pour les vendre. Fréron surtout regrettait les promesses de pillage qui avaient été faites imprudemment au moment du siège et espérait mettre la main sur cet immense pactole. Barras et lui ordonnèrent aux prisonniers du Thémistocle de se rendre au Champ-de-Mars. À une heure de l’après-midi, fut proclamé à son de trompes :
— Les représentants ordonnent sous peine de mort décrétée contre les citoyens, les femmes et les enfants seuls exceptés, de se rendre au Champ de Mars.
Dugommier fut enjoint d’envoyer la force armée au Champ-de-Mars. Une inquiétude vague s’était installée à la vue de cette souricière où la population affluait peu à peu et les prisonniers du Thémistocle eux-mêmes, ne sachant le rôle qu’on allait leur faire jouer, coiffés de leurs bonnets rouges, se montraient plus traitables que d’habitude. La foule se hâtait, prête à tout plutôt que de voir réapparaître les sbires chargés des visites domiciliaires. Les hommes marchaient docilement à l’abattoir. Lorsque l’un d’entre eux cherchait à dévier ou que le troupeau n’avançait pas assez vite à son gré, un Allobroge s’avançait et abattait son sabre.
Le Champ de Mars était entre le chemin des Lices, le chemin d’Italie, le fort Sainte-Catherine et un mur de propriété. Plusieurs régiments et compagnies d’artillerie s’y trouvaient déjà, semblant se disposer à une grande revue et ceinturaient la place. Les tambours roulèrent longuement. Cinq représentants en mission étaient là : Barras et Fréron, Salicetti, Moltedo et Robespierre. Barras et Fréron avisèrent le canon du bastion Saint-Bernard.
— Citoyen-général, dit Fréron ? Monte à la redoute et ouvre le feu à mitraille sur cette tourbe.
— Notre conquête est trop belle pour que je consente à la souiller par un forfait, fit tranquillement Dugommier après un instant de réflexion qui sembla un siècle aux témoins de l’affaire. La Convention ne peut vouloir la mort des innocents et tous les grands coupables sont partis pour l’exil. Ceux qui restent sont innocents. Commencez par trouver les vrais coupables et traduisez-les devant un jury.
Salicetti gagné par l’audace de Dugommier plaida avec chaleur et d’une voix rocailleuse la cause de l’humanité.
Son compatriote Moltedo prononça même le mot « pitié ». Robespierre se taisait.
— Rebelles Toulonnais, rentrez dans vos demeures, cria Salicetti.
— Attendez que la Convention vous fasse savoir ses volontés, ajouta Fréron.
Bonaparte avait couru à l’arsenal. Il s’était composé un visage impénétrable. Il donna des ordres pour l’organisation de la lutte contre l’incendie. Sur 31 vaisseaux de guerre, 4 étaient partis, 9 brûlés. Les magasins sauf le magasin général, le bassin, les jetées étaient intacts. La rade était parsemée d’écueils.
Au milieu de la nuit, une nouvelle proclamation convoqua à nouveau la population. Les patriotes de la ville reçurent mission d’avertir sous le sceau du secret leurs parents et amis d’avoir à rester chez eux le lendemain, jour où l’on allait fusiller tous les royalistes de la ville.
La comtesse Vendramin s’était réfugiée chez Mme de Chabrillant qui l’avait accueillie comme sa fille. Là, elle avait attendu en vain l’explosion finale avec espoir puis désespoir, avant d’avoir la douleur de voir les républicains se répandre dans la ville. Ses calculs sur la fin du monde étaient controuvés. Puisque la mort ne venait pas en masse, il fallait se résoudre à l’attendre en détail. Dans la maison des Chabrillant, comme partout dans la ville, plus personne ne se faisait d’illusions.
20 décembre 1793
Il y eut un soir, il y eut un matin et ce fut le deuxième jour. Le lendemain, la foule des futurs fusillés parut trop maigre au gré des représentants. Ils lurent une proclamation enjoignant à tout bon citoyen de devoir chercher chez eux les récalcitrants. Au son du ça ira, les sans-culottes allèrent chercher chez eux de pauvres diables qui avaient le tort d’être leurs créanciers ou qui avaient commis la faute d’être trop riche, trop puissant ou trop beau. Un cordon de troupe entourait le Champ-de-Mars sur trois côtés. Les patriotes opprimés se tenaient devant les soldats, sous leur pancarte.
Barras et Fréron s’avancèrent. Barras demanda aux patriotes opprimés :
— Parcourez la foule, séparez ceux que vous voudrez, rassemblez-les le long de ce mur.
Barras accompagnés de quelques-uns des patriotes opprimés passait sa revue. Les figures pâles couvertes de haillons bénéficiaient de sa clémence. Mais les bourgeois bien vêtus se voyaient interrogés : nom, âge, profession, activité de sectionnaire ? Si un bonnet rouge accusait, l’homme était traîné au milieu de la place par les sabres traînants. Royaliste ? Ton compte est bon !
— Infâmes Toulonnais, rentrez chez vous, dit Fréron.
Tandis que le troupeau s’éloignait dans un silence sépulcral, deux cents Toulonnais furent fusillés. Mais les soldats écœurés, en avaient épargné certains, ou les avaient seulement blessés.
— La République fait grâce à ceux qui ne sont point morts, lança Fréron !
Une vingtaine d’hommes se levèrent.
— Feu, commanda-t-il !
C’était l’heure de l’Ave Maria.
Les Allobroges et les sabres traînants parcouraient la ville. Les bons soldats épouvantés avaient rejoint leurs casernes. Durant la nuit, les sabres traînants passaient d’une porte à l’autre, demandant l’ouverture des portes pour mener l’enquête sur un tel. Des hommes mal fusillés, se réveillaient dans l’obscurité et rampaient, fuyant les lanternes des soldats. Les Allobroges détroussaient les cadavres de ces Toulonnais qui, s’attendant à un simple bannissement, avaient emporté tout leur or avec eux.
De temps en temps, ils découvraient un homme qui n’était pas entièrement mort.
— Comment, toi, dis la vérité, tu n’es pas mort !
— Non et je suis père de cinq enfants.
— Eh bien, dis Vive la République et nous te ferons grâce.
— Vive la République !
— Tiens !
Un coup de crosse bien assené complétait l’action de la fusillade.
Des soldats accoururent et reconnurent des Allobroges.
— Gare à vous, chiens de Savoyards, crièrent-ils de loin !
Dans la nuit, les limiers de la Convention opérèrent deux cents arrestations. Il était probable que les Toulonnais ne reprendraient pas une troisième fois le chemin du Champ-de-Mars et que les sbires et bourreaux allaient se révéler indispensables.
Bonaparte et Marmont parcouraient la ville. Bonaparte était devenu puissant et voyait ce spectacle avec horreur. Partout où il le pouvait, il employait son crédit à sauver quelques victimes. Il n’était pas le seul et tous ceux qui étaient simplement humains cherchaient à faire de même. En prenant un logement chez les habitants, ils protégeaient au moins une famille par leur seule présence.
Le domestique d’un officier du génie suivait stupidement un détachement de malheureux marchant au supplice pour se divertir du spectacle. Un soldat de l’escorte crut qu’il s’agissait d’un condamné cherchant à s’évader et le força à marcher avec les futurs fusillés. Marmont réussit à le sauver en le réclamant. Les monstres se détruisaient entre eux.
*
Il y eut un soir, il y eut un matin et ce fut le troisième jour. Une nouvelle fournée de deux cents infâmes royalistes fut réunie. Mme de Chabrillant vit un cadavre ensanglanté porté par les rues. Il s’appelait Larmedieu, le bien nommé, et, ayant son appartement occupé par Marmont, il s’était cru protégé et avait commis l’imprudence de sortir par les rues. Son vieux père apprit sa mort en le voyant et, comme Priam se lamentant sur le sort de son fils Hector, il laissa libre cours à sa douleur. Bonaparte fut frappé de ce spectacle.
— Encore un traître sans doute, fit Mme de Chabrillant dans son dos.
Bonaparte se retourna.
— Taisez-vous donc. Ne savez-vous pas qu’un mot comme celui-ci peut vous valoir le bagne ?
— Que m’importe, Monsieur l’officier. Mes filles et moi sommes seules. Puisque nous sommes condamnées, autant vaut périr avec honneur.
Le sang de Bonaparte ne fit qu’un tour.
— L’armée s’abaisserait-elle à fusiller des femmes ?
— N’êtes-vous donc pas au courant ou feignez-vous de ne pas l’être ? Pour sa fusillade du troisième jour, Fréron a eu la fantaisie de choisir ses victimes dans tous les âges et toutes les conditions. Il a composé son lot de condamnés de vieillards, de femmes, de jeunes hommes, de marins, de soldats, de prêtres, d’ouvriers et de commerçants…
— Est-ce possible, s’écria Bonaparte !
Marmont confirma la triste réalité. Un nonagénaire avait même été emmené sur son brancard.
— Venez Madame, fit-il brusquement en homme qui a pris son parti. Allons chez vous…
Le jeune colonel donna le bras à Mme de Chabrillant et, accompagné de Marmont, la raccompagna chez elle.
Une fois rentrée à son domicile, Bonaparte se rapprocha de la fenêtre. Marmont fit le guet.
— Je peux vous sortir d’ici, fit-il. Demain, un convoi de poudre part pour la côte. Vous vous dissimulerez dans les caissons jusqu’à la sortie de la ville.
L’offre était trop généreuse pour ne pas être acceptée. Il n’y avait d’ailleurs pas d’alternative. Mme de Chabrillant acquiesça et Bonaparte remit son chapeau en disant :
— À ce soir, minuit.
De l’étage du dessus, la comtesse avait tout entendu, et le projet et le nom maudit.
— Je le tuerai, murmura-t-elle.
Le pistolet était encore à sa ceinture.
Fréron avait pimenté son lot de deux oratoriens et de deux curés, sans compter un franciscain, le père Honorati, qui prêchait la résignation et le courage aux martyrs :
— Avec moi, mes frères sanglotez et pleurez… À votre âge, la vie vaut qu’on la regrette… Mais demain, en allant au Champ-de-Mars, levez la tête, regardez le ciel. Le courage d’un chrétien humilie et courbe le front des bourreaux.
Avec les autres ecclésiastiques, le Père Honorati ouvrit la marche, chantant malgré les roulements de tambours. Les derniers fusillés tombèrent en chantant encore le Misere mei, Deus.
AnnaLisa Vendramin s’était réfugiée dans la chambre de Mme de Chabrillant pour s’habiller en jeune Provençale et cette opération délicate consistait en de subtiles modifications de sa toilette et de sa chevelure. Elle se couvrit d’une étole qui lui cachait le bas du visage. Bonaparte toqua à la porte des Chabrillant à l’heure dite. La première fille de la famille gagna prestement le premier caisson. Marmont la fit monter et referma le couvercle sur sa tête. La seconde fit de même.
— Il y en a encore une ? !
Bonaparte faisait une moue étonnée. Mme de Chabrillant hocha bravement de la tête. Il n’y avait que trois places.
La comtesse Vendramin, sortit, le visage mi-couvert. Son regard croisa celui de Bonaparte. Ce ne fut qu’un instant mais un éclair de haine en avait surgi.
— Qu’y a-t-il donc, fit Mme de Chabrillant, craignant un obstacle de dernière minute ?
— Rien, fit-il, troublé sans vouloir l’avouer… Mais, elle est bien jolie…
— L’aînée est la plus jolie des trois, répliqua cette mère héroïque, après avoir repris brièvement sa respiration.
Bonaparte s’inclina.
— Un officier n’a que sa parole…
Il siffla dans la rue. Marmont fit un signe. Les trois caissons s’apprêtaient à regagner le reste du convoi.
— Demain à l’aube, elles seront sauvées. Ce ne sont que des hommes à moi.
— Dieu vous bénisse, colonel.
Bonaparte sortit encore un instant pour donner un dernier ordre.
— Tenez, dit Mme de Chabrillant à la comtesse… reprenez votre pistolet. Je l’ai déchargé…
La comtesse s’en saisit et le dissimula sous son vêtement.
— J’aurais tiré, fit-elle…
— Je sais, dit Mme de Chabrillant… Moi aussi…
Bonaparte réapparut :
— C’est maintenant.
Ils se séparèrent. Mme de Chabrillant resta seule. Elle n’avait plus peur.