Le 22 décembre, les représentants nommèrent Napoléon Bonaparte au grade de général de brigade. Les sans-culottes de Toulon avaient tenu à offrir un banquet patriotique aux représentants et aux officiers. Une table de cent couverts fut dressée, bordée de convives en guenilles. La place de Barras était vacante. Le représentant arriva, le nez pincé. Dîner avec ces croquants ne lui disait rien qui vaille.
— Citoyens, dit Barras, nous fraternisons de cœur avec nos concitoyens mais les affaires de la République réclament que nous dînions un peu à part, pour ne pas être dérangés par la cohue.
Bonaparte se leva et, remerciant Barras, lui demanda l’honneur d’être admis à la table des représentants.
— Capitaine, fit Barras, avec dédain au nouveau général, tu viendras dîner avec les représentants du peuple.
Bonaparte montra les coudes de son uniforme. Ils étaient troués depuis six mois.
— Hum, fit Barras… Va te changer au magasin militaire ; j’en donne l’ordre au commissaire des guerres.
Le nouveau général reparut quelques instants plus tard, équipé à neuf de la tête aux pieds. Tantôt près de Barras et Fréron, tantôt du côté sans-culottes, Bonaparte participa à tout le dîner et discuta avec animation.
— Sais-tu qu’on parle de toi pour réarmer les côtes de Provence, fit Barras ? Quand tu auras terminé, tu partiras pour commander l’artillerie de l’armée d’Italie.
Bonaparte salua profondément.
— Une force mystérieuse, dira-t-il plus tard, me pousse vers un but que j’ignore.
La comtesse Vendramin sortit de Toulon sans encombre et regagna discrètement le bord du Sauriàn aux îles d’Hyères où Lord Hood pensa un instant débarquer tous les émigrés, ce qui les aurait condamnés à mort. Son navire cingla au sud-ouest pour rejoindre Pisani à Londres.
Smith fut nommé commodore à la grande rage de Nelson et prit le commandement du Diamond. Habitué des opérations audacieuses, Smith fut fait prisonnier dans l’estuaire de la Seine avec son ami le chevalier de Tromelin et conduit au Temple, d’où il ne put s’évader qu’après le 18 fructidor.
Bonaparte ne quittait plus le port et l’arsenal. Accompagné d’un vieux marin qu’il accablait de questions, il s’instruisait à la stratégie maritime.
Peu de temps après, l’armée du Rhin reprit les lignes de Weissenbourg et débloqua Landau.
Dugommier avec une partie de l’armée, partit pour les Pyrénées-Orientales ; il aurait volontiers emmené Bonaparte, pour lequel il écrivit au Comité de salut public : « Récompensez et avancez ce jeune homme, car si on était ingrat envers lui, il s’avancerait tout seul ». Mais l’Être Suprême avait réservé Bonaparte pour l’Italie.
À Toulon, renommé Port-la-Montagne, la guillotine avait été dressée au rond-point du Champ de Bataille et n’épargnait ni femmes ni enfants.
À Londres, Pitt se frottait les mains d’avoir pu abaisser la puissance française : « J’ai été parfaitement secondé par le parti qui s’intitulait en France le parti patriotique par excellence et qui a réussi à tout détruire, à tout désorganiser et à courber, sous la terreur et la guillotine, la plupart des hommes dont les talents et la moralité pouvaient contrarier le despotisme ».
La France restait en guerre. Une guerre qui allait durer dix-huit ans.