L’Ange de Port Lligat, 1952.

Huile sur toile, 58,4 x 78,3 cm.

Salvador Dalí Museum, St. Petersburg, Floride.

 

 

Les Dalí regagnèrent l’Amérique en décembre 1936. Durant son séjour, l’artiste reçut la consécration suprême de la culture américaine : la couverture de Time Magazine. L’hommage entérinait l’innocuité fondamentale de sa subversion culturelle. Ce Noël-là, Dalí envoya au comédien Harpo Marx une harpe dont les cordes étaient en fil de fer barbelé. Harpo l’apprécia beaucoup, si bien que Dalí se rendit à Hollywood pour écrire avec l’acteur comique un scénario intitulé Giraffes on Horseback Salad (Girafes sur une salade à cheval) qui ne fut jamais tourné.

Dalí se mit aussi à dessiner des chapeaux et des robes pour la couturière de la haute société, Elsa Schiaparelli, qui avait travaillé, entre autres, avec Picasso et Jean Cocteau. Dalí laissa libre cours à son imagination débordante, créant des chapeaux en forme de soulier renversé, des boutons en faux chocolat couverts d’abeilles, un sac à main en forme de téléphone et bien d’autres choses.

Au début de 1938, Dalí participa à l’Exposition internationale du Surréalisme à la Galerie des beaux-arts à Paris, pour laquelle il conçut un objet très élaboré, Taxi pluvieux, un taxi parisien dont le toit était percé pour recevoir la pluie. Il y était installé un mannequin de grand magasin vêtu d’une vilaine robe de cretonne décorée de L’Angélus de Millet et sur laquelle bavaient en toute liberté deux cents escargots vivants. La même année, un peu plus tard, Dalí alla voir Freud à Londres et il exécuta du grand psychanalyste viennois un petit dessin à la plume sur du papier buvard, œuvre dont il tira ensuite plusieurs beaux portraits dessinés. En automne, Dalí partit à Monte-Carlo pour travailler avec Coco Chanel à l’argument d’un ballet, Bacchanale, pour les Ballets russes de Monte-Carlo. Le peintre assurait que ce divertissement était « le premier ballet paranoïaque fondé sur le mythe de l’amour et de la mort ». Dans cette œuvre, il réalisait l’intention qu’il avait exprimée à Lorca quelques années plus tôt de créer une pièce autour du personnage de Louis II de Bavière, protecteur de Wagner. La chorégraphie du ballet était de Léonide Massine, la musique était de Wagner. Il fut dansé à New York à la fin de l’année 1939.

En février 1939, Dalí était retourné à New York pour une exposition à la Julien Levy Gallery. Le grand magasin Bonwit-Teller l’engagea à cette occasion, pour arranger ses vitrines sur la Cinquième Avenue, gagnant ainsi une renommée au niveau national. On ignore ce que le magasin attendait de Dalí. Il conçut une « baignoire poilue » gainée d’astrakan, remplie d’eau, occupée par un mannequin vêtu que de plumes vertes et d’une perruque rousse. Dans une autre vitrine, sur un lit de satin noir, un mannequin reposait, la tête sur un oreiller de charbons ardents, sous un dais en tête de buffle qui avait dans la bouche un pigeon ensanglanté. Il n’est pas étonnant que le public passant devant cet engageant spectacle ait commencé à protester dès qu’il fut dévoilé, au début de la matinée. Il fut rapidement modifié par la direction du Bonwit-Teller. Lorsque Dalí vint voir son œuvre plus tard dans l’après-midi, il fut si furieux des modifications apportées sans son autorisation qu’il renversa la baignoire dans une vitrine et fut emmené au tribunal par un agent de police chargé du maintien de l’ordre sur la voie publique. Il fut condamné à une peine avec sursis, mais la publicité accrut sa réputation d’excentrique. Pendant l’exposition à la Julien Levy Gallery, presque tous ses tableaux furent vendus et les prix grimpèrent en flèche. Indiscutablement, le scandale payait.

Dalí resta aux États-Unis cet été-là et créa un montage pour la Foire mondiale de New York, Le Rêve de Vénus. À peine de retour en France, la Deuxième Guerre mondiale éclata et le peintre quitta Paris pour s’établir à Arcachon dans le Sud-Ouest de la France. Il avait choisi cette ville pour l’excellence de ses restaurants. Après la défaite de 1940, les Dalí repartirent – via l’Espagne et le Portugal – pour les États-Unis où ils débarquèrent le 16 août 1940. Ils y restèrent pendant toute la durée de la guerre.

L’installation de Dalí en Amérique marqua une rupture dans sa carrière parce qu’avant cette date ses réalisations artistiques étaient bien plus riches qu’elles ne le furent ensuite. Jusqu’alors, Dalí avait exprimé de façon authentique et inventive ses réactions profondes vis-à-vis du monde, et avait créé ses plus grands chefs-d’œuvre. De plus, ses pitreries et ses excentricités paraissaient émaner tout naturellement de ces réactions, surtout lorsqu’il manifestait une authentique subversion surréaliste envers les règles du comportement dit « civilisé ». Après 1940, spécialement à cause de ses besoins d’argent que la suppression du Groupe Zodiaque avait remis au premier plan, Dalí, le pitre, prit le relais, tandis qu’après la fin de la Deuxième Guerre mondiale son nouvel intérêt pour les sujets scientifiques, religieux et historiques prouvait que l’authenticité de son exploration du subconscient cédait la place à quelque chose de beaucoup plus calculé. De même, après 1940, une sorte de banalité apparut souvent dans son œuvre, car son imagerie devenait plus rationnelle et intelligible en se chargeant d’une signification plus directement symbolique. Il est bien entendu permis à un peintre de s’enthousiasmer pour les questions scientifiques, religieuses et historiques, et Dalí avait parfaitement le droit de s’y intéresser, comme tout un chacun. En revanche, la question est de savoir si ces préoccupations ont inspiré l’imagerie de Dalí de manière heureuse et l’ont entraîné vers de nouveaux domaines esthétiques : la réponse est négative pour la plus grande partie de son œuvre, car trop souvent, ses tableaux tardifs quasiment scientifiques, religieux ou historiques manquent d’originalité et de dimension esthétique. Sa cupidité – dans laquelle Gala joua un rôle majeur – détermina aussi en grande partie l’orientation artistique du peintre et finit par le motiver à prendre part à l’une des plus énormes fraudes financières jamais perpétrées dans l’art occidental.

Dès qu’ils étaient à l’abri outre-Atlantique, les Dalí commencèrent par s’installer chez Caresse Crosby à Hampton en Virginie, où ils vécurent pendant un an, prenant virtuellement possession de la résidence de la riche veuve et en profitant pour y tenir leur cour. Par la suite, ils partirent dans l’Ouest et s’établirent à Monterey au sud de San Francisco. En 1941, Dalí publia sa première autobiographie intitulée La Vie secrète de Salvador Dalí, dans laquelle il s’efforçait à perpétuer le mythe selon lequel il était un fou qui n’était pas fou. L’ouvrage a été analysé par George Orwell dans un de ses plus brillants essais, Avantage du Clergé (1944), dans lequel il accorde toute sa valeur au mythe dalinien mais suggère qu’ « il fallait garder à l’esprit en même temps deux faits : que Dalí est un bon dessinateur et un être humain répugnant ». Il se posait également la question de savoir si un artiste comme Dalí a le droit de demander à être au-dessus des contraintes morales normales de l’humanité (d’où le titre de son essai).

La période américaine de Dalí fut des plus actives. L’artiste menait la grande vie et basait son succès sur le fait qu’à une époque où une économie de guerre florissante créait dans le pays une nouvelle classe aisée, des gens qui jusqu’alors n’avaient jamais trouvé le temps, l’argent ou le goût nécessaire pour acquérir des œuvres d’art achetaient maintenant à une échelle sans pareil et souvent pour consolider leur statut social. Pour atteindre ce nouveau pouvoir économique, Dalí tira parti de l’autopublicité, devenant ainsi l’enfant chéri de ce grand monde américain qui aspirait au délicieux frisson du flirt avec le péril que représentait l’artiste pour eux – bien que celui-ci, en réalité, ne constituât nul danger, et cela de moins en moins au fil des ans.

Dalí peignit des portraits mondains et eut une exposition à New York en 1943. Il y organisa un gala de charité pour réunir des fonds pour les réfugiés : cinq mille sacs de jute étaient suspendus au-dessus des tables pour créer un sentiment d’étouffement. Il inaugurait ainsi ce genre de manipulation de l’environnement qui sera plus tard tant et si bien exploité par l’artiste conceptuel allemand Joseph Beuys dans les années 1970 et 1980. Il conçut un appartement pour Helena Rubinstein, écrivit un roman intitulé Visages cachés publié en 1944, créa des ballets, lança son journal personnel promotionnel, Dalí News, qui ne compta que deux numéros. En 1945, il partait à Hollywood pour travailler avec Alfred Hitchcock la scène de rêve de son film : La Maison du docteur Edwardes (Spellbound). Hitchcock voulait un type d’imagerie surréelle dalinien parce qu’il pensait que les rêves et les cauchemars sont souvent loin d’être des évocations visuelles floues. Dalí lui fournit certaines images percutantes, dont une scène représentait des yeux peints, coupés par des ciseaux, qui, à n’en pas douter, lui avait été inspirée par la scène de l’œil fendu au rasoir dans Un Chien andalou. En 1946, Dalí et Walt Disney travaillèrent ensemble à une courte séquence animée qui devait se trouver dans un long métrage intitulé Destino, mais le projet n’eut pas de suite.