Port de Cadaqués, de nuit, vers 1918
Huile sur toile, 18,7 x 24,2 cm.
Salvador Dalí Museum, St. Petersburg, Floride.
Cadaqués, lieu de naissance de Dalí, se trouve à environ vingt-cinq kilomètres à l’est de Figueres. Aujourd’hui de bonnes routes permettent de mettre moins d’une heure pour faire le trajet entre ces deux villes, mais pendant l’enfance de Dalí, on pouvait facilement mettre dix fois plus de temps. Cela s’expliquait par les pauvres moyens de communication sur Cap Creus, promontoire énorme formant la pointe à l’extrême est de la péninsule espagnole et dont certaines montagnes pouvaient être vues d’ici. À Cap Creus se trouvent également de fantastiques formations rocheuses, dont on retrouve un certain nombre qui inspireront Dalí pour le « délire géologique grandiose », qu’il exprime dans ses œuvres de maturité. Aujourd’hui Cadaqués est un lieu de villégiature animé qui exploite naturellement au maximum ses liens avec Dalí. Pourtant lorsque le peintre y vivait à la fin des années 1900 et tout au long des années 1910, ce n’était guère un peu plus qu’un petit village de pêche durement appauvri réduit à faire de la contrebande pour pouvoir joindre les deux bouts.
Pendant sa jeunesse, Dalí passait chaque été avec sa famille non loin de Cadaqués, en louant à leurs amis, la famille Pichot, une maison blanchie à la chaux sur la baie Es Llané. Un des membres de ce clan était le peintre Ramon Pichot (1872-1925) dont l’influence est perceptible dans les œuvres de jeunesse de Dalí. Ce n’est pas surprenant, car les toiles de Pichot étaient les premières peintures réelles que Dalí avait vues. Pichot lui-même était profondément influencé par l’Impressionnisme français. Le contact avec son travail a sensibilisé Dalí aux valeurs de ce mouvement, bien qu’il ait rencontré quelques difficultés à identifier ce qu’il voyait. Comme il s’est souvenu plus tard dans son ouvrage Vie secrète de Salvador Dalí :
L’Impressionnisme français [était] l’école de peinture qui a fait dans ma vie l’impression la plus profonde sur moi parce qu’elle a représenté mon premier contact avec une théorie esthétique antiscolaire et révolutionnaire. Je n’avais pas assez d’yeux pour voir tout ce que j’aurais voulu voir dans ces barbouillages épais et informes de peinture, qui ont semblé éclabousser la toile comme par hasard... Pourtant lorsqu’on les regardait d’une certaine distance et en plissant ses yeux, il se produisit subitement ce miracle de la vision grâce auquel ce mélange musicalement coloré devenait organisé et transformé en pure réalité.
Assurément, un certain nombre de ces « barbouillages épais et informes de peinture, qui ont semblé éclabousser la toile comme par hasard » sont largement mis en évidence ici, sous forme de bâtiments lointains et de leurs reflets dans l’eau. Comme l’a noté l’historienne d’art Dawn Ades, la « proue noire du grand navire semble percer l’église sur la colline » et que le coup de couteau illustré pourrait bien avoir caché un second sens, compte tenu de l’anticléricalisme prononcé du jeune Dalí.