Léda atomica, 1949
Huile sur toile, 61,1 x 45,3 cm.
Teatro-Museo Dalí, Figueres.
Dans la mythologie grecque classique Zeus a espionné la nymphe Léda lors de sa baignade. Pour s’approcher d’elle, Zeus s’est alors transformé en cygne et l’a séduite. De leur union sont nés les jumeaux Castor et Pollux, ainsi qu’Hélène de Troie. Parce que le vrai prénom de Gala était Hélène, c’était peut-être naturel pour Dalí de l’associer à cette beauté remarquable du monde antique qui portait le même nom. De même, parce que Leda a donné vie à Hélène de Troie, Dalí a par conséquent considéré Gala aussi comme étant l’héritière indirecte de sa propre mère morte.
Ici, nous voyons Gala dans le rôle de Leda, sur le point d’être prise par Zeus dans son déguisement aviaire. En réalité, ils ne se touchent pas tout à fait, de même que tout autour d’eux rien ne se touche vraiment réellement non plus. Dans le Rêve causé par le vol d’une abeille autour d’une pomme-grenade une seconde avant l’éveil de 1944 nous avons déjà aperçu Gala nue n’étant pas tout à fait touchée par un objet qui s’approche mais ici la séparation spatiale des gens et des objets reflète l’intérêt de Dalí pour la physique atomique et le fait que des particules atomiques ne se touchent jamais.
En novembre 1948, le peintre écrivait au sujet de l’étude pour ce travail dans les termes qui sont également applicables à la version finale :
Autant que je sache - et je crois que je sais vraiment - dans Léda atomica la mer est pour la première fois représentée sans aucun contact avec le rivage ; c’est-à-dire on pourrait facilement mettre son bras entre la mer et le rivage sans se mouiller. C’est là-dedans que réside, je crois, la qualité imaginative qui a déterminé le traitement d’un des plus mystérieux et des plus éternels de ces mythes dans lesquels « l’homme et le divin » se sont cristallisés à travers l’animalité.
Au lieu de la confusion des plumes et de la chair auxquelles ce sujet nous a habitué par l’iconographie traditionnelle, insistant sur l’enchevêtrement du cou du cygne et des bras de Léda, Dalí nous montre l’émotion libidineuse hiérarchisée, suspendue et comme accrochée dans les airs, conformément à la théorie moderne du « rien ne se touche » de la physique intra-atomique.
Léda ne touche pas le cygne ; Léda ne touche pas le piédestal ; le piédestal ne touche pas la base ; la base ne touche pas la mer ; la mer ne touche pas le rivage. En ceci réside, je crois, la séparation des éléments terre et eau, qui est à la racine du mystère créatif du monde animal.
Partout dans l’image tout ce qui est suspendu dans l’espace jette une ombre, à l’exception du cygne. Par cette omission Dalí a subtilement annoncé que l’oiseau appartient à un royaume complètement différent et plus divin.
Dalí demanda et reçut la bénédiction du pape lorsqu’il fut accueilli par ce dernier en 1949. L’artiste profita de cette occasion pour présenter cette œuvre au Saint-Père dans l’espoir de convaincre le Vatican qu’il avait complètement tourné le dos à son anticléricalisme d’antan. Au-delà de cela, Dalí espérait que le pape lui accorderait une dispense spéciale, lui permettant d’épouser Gala à l’église (ils ont été fiancés dans un bureau de l’état civil en 1934). Néanmoins, un mariage à l’église restait impossible, le Vatican considérant en effet, que Gala était toujours mariée avec Paul Éluard. Il en résultait que les Dalí ne pouvaient se marier à l’église qu’après la mort du poète en 1952.
Un tableau de Piero della Francesca, Madone à l’Enfant couronnée par des anges et six saints, adoré par le duc Federico d’Urbino, à la Pinacoteca Brera, à Milan, a servi de modèle, car l’œuf suspendu à une conque au-dessus des madones de Dalí est pratiquement pareil à celui représenté par le maître italien ; Dalí a uniquement inversé et rapetissé la conque de Piero della Francesca. Comme nous l’avons déjà vu, Dalí avait étudié de près les œuvres de Piero della Francesca au moment de ses voyages en Italie dans les années 1930 et, bien qu’il les critiquât verbalement, elles lui avaient fait une impression profonde. Chez le peintre italien, l’œuf suspendu, intact, symbolise l’acte de fécondation divine qui donne naissance à Jésus ; on ignore la signification que Dalí lui a donnée. Au Moyen Âge, les œufs d’autruche symbolisaient l’Immaculée Conception au moyen de rayons de soleil au détriment de l’imprégnation masculine.
Dalí a réalisé cette image à partir d’un dessin, Port Lligat Madonna aidez-moi, créé en 1948 et qu’il a utilisé cette même année comme frontispice pour ses 50 Secrets du Travail d’Artiste, un traité technique. Le cadre général de la scène est la baie à Port Lligat, où les Dalí s’étaient réinstallé en 1948. À droite se trouve la colline en terrasses avec une tour au sommet qui était d’abord apparue dans les peintures des années 1930. La forme de la bordure de l’estomac de la Vierge et de l’utérus renvoie à celle vue dans le tableau de la gouvernante de Dalí, Llúcia dans Le Sevrage du meuble-aliment de Dalí créé en 1934 et comme dans cette image, une grande ouverture est doublée d’une plus petite, dans ce cas, l’ouverture dans Jésus. Il n’a aucune utilité ici, mais il en aura une dans la version ultérieure, comme nous le verrons. Un garçon de six ans de Cadaqués, Juan Figueres, a servi de modèle pour Jésus. La couleur fraîche qui domine partout est l’ultramarine bleue, une nuance traditionnellement connectée à la Vierge Marie à cause de sa pureté et le prix d’obtention de la pierre semi-précieuse lapis-lazuli avant qu’un substitut artificiel n’ait été trouvé à la fin du xviiie siècle. Comme il convient à l’image, le travail contient divers symboles chrétiens, tels que le poisson, visible en bas à gauche, qui symbolise le Christ, des citrons qui annoncent la fidélité et les coquillages qui signifient le baptême.
L’absurdité morale, pratiquement blasphématoire, de la représentation de Gala en Vierge Marie est commentée dans l’introduction de cet ouvrage, mais il est vrai qu’à la fin des années 1940, non seulement Dalí croyait sa femme divine, mais il n’était plus capable d’avoir des relations sexuelles avec elle et ce fait a pu jouer un rôle dans les rapprochements avec la Vierge qu’elle lui inspirait, bien qu’elle s’offrît sans arrêt aux autres hommes.
Dalí a utilisé une imagerie morcelée semblable à celle que nous voyons ici dans un grand nombre de peintures religieuses accomplies dès la fin des années 1940 et durant les années 1950. Elle a comme origine son intérêt, dès 1945, pour la physique nucléaire. Plus tard, il expliqua cette fragmentation comme étant l’expression d’une « dématérialisation, l’équivalent, à l’âge atomique, d’une gravitation divine ». L’image procure une forte impression de profondeur, même si elle atteint – et dépasse – les limites du mauvais goût compte tenu de sa représentation de Gala en Vierge Marie et en dépit de son manque global d’originalité visuelle. Dans les années 1950 (et même bien avant), ce genre d’imagerie religieuse était en effet commun et elle l’est de plus en plus.