chapitre 14

En détention à Liancourt

Après ce jugement définitif en 1988, je fus envoyé dans un centre de détention situé à Liancourt, près de Creil, pas loin de Chantilly, dans l’Oise.

Contre toute attente, ma réputation m’ayant précédé, je fus bien accueilli par tout le petit monde de la pénitentiaire, surveillants, détenus, infirmiers, excepté par le directeur qui n’avait pas l’air de m’apprécier à ma juste valeur.

Au début tout se passait bien. J’avais une conduite on ne peut plus exemplaire. J’étais en bons termes avec les surveillants et les prisonniers qui m’appréciaient tous. De plus, voulant obtenir pleinement les grâces annuelles qu’octroyait le juge d’application des peines en fonction des efforts de réinsertion, je faisais tout mon possible pour les mériter. En commençant par une bonne conduite et un comportement amical avec les surveillants et la hiérarchie. Ensuite, pour joindre l’utile à « l’agréable », je passai un CAP puis un BEP de comptabilité, un DEUG d’anglais et je fis un stage d’horticulture qui me permit de travailler à la ferme de la prison.

Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes… Jusqu’au jour où je demandai une permission de sortie qui me fut immédiatement refusée par le directeur. Mais le chef de détention ou le brigadier-chef, s’ils n’étaient pas d’accord avec le directeur sur un refus de sortie en permission à un détenu exemplaire, avaient le droit de sortir pendant quarante-huit heures avec le détenu dans la ville où se trouvait la prison.

De sortie le lendemain avec les deux uniformes, nous nous saoulâmes la gueule avant d’aller dans une discothèque, histoire de trouver de la compagnie pour la nuit. Malheureusement nous rentrâmes tous les trois bredouilles, et bourrés, au « bercail ».

Entretemps ils m’avaient fait d’étonnantes confidences : « Notre directeur est racketté par les Corses pour diverses raisons qui l’obligent à se taire et à faire ce qu’ils lui demandent… Vous qui êtes en bons termes avec Poletti, le chef de la petite bande de Corses que nous hébergeons, demandez-lui d’intervenir en votre faveur auprès du directeur pour qu’il vous laisse sortir trois fois par semaine pour aller à la fac en car à Paris avec lui et ses petits copains, vous verrez que ce sera immédiatement accepté… »

Le lendemain, rentré de permission, j’allai voir Poletti. Moyennant quelques billets de banque, j’obtins l’autorisation de me rendre à Paris en car avec lui trois fois par semaine, soi-disant pour suivre des cours à la fac. En réalité, arrivés à Paris on se séparait pour aller chacun de son côté, et à cinq heures du soir on se retrouvait devant l’université pour prendre le bus que le directeur avait mis à notre disposition pour nous ramener.

Grâce au chef de détention qui, il ne me l’avait pas dit, n’avait encore que six mois à vivre à cause d’un cancer généralisé, et aussi grâce à Poletti ce Corse sympathique qui avait des cercles de jeu à Paris et un pouvoir incroyable sur le directeur, la vie en détention était devenue paradisiaque pour moi. Jusqu’au jour où les gendarmes de Liancourt vinrent me chercher pour me conduire auprès d’un juge d’instruction de Troyes, afin que je témoigne dans une affaire de drogue contre un certain Gianni Felicci.

En entrant dans la voiture les gendarmes me dirent en me tutoyant amicalement :

– Écoute, Fauré, ton chef de détention nous a fait une très bonne description de ta personnalité et nous a demandé de ne pas te passer les menottes pendant le trajet. Nous allons l’écouter. Donc on espère que tu ne tenteras rien.

– Rassurez-vous, je n’en ai pas l’intention. Mon chef a raison, vous pouvez me faire confiance.

– OK, on y va.

Arrivés à Troyes, les gendarmes me conduisirent directement chez le juge d’instruction qui m’avait « invité ».

L’interrogatoire sur Gianni et son fils ne donna rien au juge qui, dépité de voir que j’avais refusé sa proposition de m’obtenir un an de grâce si je témoignais contre mon ami mafioso, s’écria :

– Vous voulez jouer au petit malin… Eh bien je vais vous montrer moi de quel bois je me chauffe !

– Montrez, monsieur, montrez ! lui avais-je rétorqué devant les gendarmes. J’en ai rien à foutre de vos menaces…

Sur ce nous nous en allâmes… au bistrot ! Et sans menottes.

Les gendarmes me félicitèrent :

– Putain à un moment on a cru que tu allais balancer ton pote. Bravo ! Ça nous a fait plaisir de voir que tu n’as pas craqué. Franchement, ce que nous a dit ton chef se vérifie, tu es un mec bien sous tous rapports. Et aussi notre invité ! On n’est pas riches mais en se serrant un peu la ceinture, à trois on va pouvoir t’inviter.

Après trois bières et un petit déjeuner copieux, ils m’emmenèrent au poste de gendarmerie de la ville. Et là ils m’expliquèrent :

– Écoute Gérard, on part pour une ou deux heures. Plutôt que de t’enfermer dans une cellule nauséabonde, on va te laisser dans le salon avec la télé, assis sur le canapé, mais attaché quand même au radiateur, par un seul poignet. On est désolés, ce n’est pas le manque de confiance qui nous pousse à faire ça, mais le règlement qui nous y oblige…

– C’est parfait ! leur dis-je. Je n’en espérais pas plus.

Une fois les gendarmes partis, non sans en laisser l’un d’eux derrière un ordinateur pour me surveiller de loin, j’auscultai les lieux, curieux de voir dans quel endroit vivaient les gendarmes en journée.

La déco n’était pas trop mal, mais très « propre » et un peu austère. Fatigué de regarder autour de moi, je me mis à ausculter la menotte qui me retenait au radiateur et je me rendis compte qu’elle était pourrie et, du coup, facilement cassable… Incroyable, mais vrai !

Pour tester les énormes muscles que je m’étais faits à Liancourt dans la salle de musculation, je me mis à tirer et à tordre la menotte dans tous les sens, et au bout d’un moment elle finit par casser. Encore incroyable, mais vrai ! Apparemment je jouais de chance ce jour-là.

Ma première idée fut de sortir sur la pointe des pieds et de m’enfuir. Mais ma bonne conscience reprit rapidement le dessus. Je ne pouvais pas jouer un mauvais tour pareil à des gendarmes qui s’étaient comportés avec moi comme personne ne l’avait jamais fait. Ces véritables « gentlemen » gentils et compréhensifs m’avaient fait confiance, et cette confiance je ne pouvais pas la trahir.

Que fis-je alors ? Prenant la direction du seul gendarme qui était resté au poste à tapoter derrière un ordinateur, quand je fus dans son champ de vision, je l’appelai en levant les bras pour lui montrer que je n’avais plus de menottes.

Voyant cela il se leva et voulut prendre son pistolet, mais très calmement je lui dis :

– Pourquoi essayez-vous de prendre votre arme ? Si j’avais voulu m’enfuir pensez-vous que je serais encore là et que de surcroît je vous aurais appelé ?

Devant l’évidence, il laissa son flingue dans son étui et vint vers moi en souriant. Puis il me demanda :

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas échappé alors que vous en aviez l’occasion ?

– J’ai donné ma parole d’honneur à vos collègues à Liancourt de ne pas leur causer de problèmes et je la tiens, voilà tout !

– Putain mais vous êtes incroyable, vous ! s’écria-t-il en rigolant. Moi à votre place je me serais enfui en courant. J’ai entendu dire qu’il y avait des voyous comme vous, avec un code d’honneur inébranlable, mais là je suis sidéré.

– Possible, mais moi, c’est en moi, je suis totalement incapable de trahir une parole donnée.

Sur ce ses collègues entrèrent. Me voyant debout, le chef demanda à son subordonné pourquoi il m’avait enlevé la menotte que lui m’avait passée en partant.

– Ce n’est pas moi, chef, qui lui ai enlevé la menotte, il l’a fait tout seul !

– Tout seul ! Mais ce n’est pas possible !

– Pourtant je l’ai fait…

– Ça doit encore être la menotte de Nino, lâcha un autre gendarme en riant à gorge déployée.

Oui, c’était bien celle de Nino, un gendarme d’origine italienne, gentil comme tout et très sympathique, un genre de Gaston Lagaffe qui passait sa vie à faire des conneries.

– Oui chef ! s’écria-t-il. C’est ma menotte, je la reconnais tellement elle est pourrie.

Du coup il me regarda fixement et me remercia d’avoir tenu ma parole.

– Vous avez été tellement sympas avec moi, jamais je ne vous aurais fait un coup de salaud, tout gendarmes que vous êtes. Avec les flics, je me serais fait un plaisir de les foutre dans la merde, parce que je ne les aime pas. Mais vous les gendarmes, vous vous êtes trop bien comportés avec moi pour que je vous fasse du tort ! Si vous vous étiez mal conduits avec moi, je serais sorti après avoir cassé la menotte et je me serais rendu dans le premier commissariat de police pour leur expliquer que je m’étais évadé d’un poste de gendarmerie pour m’amuser et vous ridiculiser. Comme vous êtes en pleine guerre avec les flics, vous auriez été la risée de toute la France pendant quelques semaines. Vous auriez fait les choux gras des journalistes et des policiers, en même temps que la une des journaux et vous vous seriez fait taper sérieusement sur les doigts, voire rétrogradés…

– C’est vrai, lança le chef, c’est correct ce que tu as fait et pour te remercier on va t’inviter à manger à Reims chez mon frère. Il a une villa superbe et un frigo bien rempli. Ensemble on va le vider, ainsi que sa cave à vins et à champagne.

– Allez, on y va ! s’écria la seule gendarmette du groupe, non sans m’avoir fait un gros bisou auparavant pour me remercier d’avoir évité de graves problèmes à ses collègues.

Un vrai bonheur, ces gendarmes ! Du savoir-vivre et du savoir-manger à exporter. Sans oublier beaucoup d’empathie.

Ils y allaient tous de leurs brèves de comptoir et de leurs anecdotes criminelles, jusqu’à ce que nous arrivions vers la forêt de Fontainebleau où stationnaient au bord de la route des prostituées en caravane. Semblant bien connaître les gendarmes, elles nous saluèrent et certaines nous proposèrent de venir les voir. Voyant que j’écarquillais les yeux au vu de toutes ces poitrines bien pleines et de tous ces culs appétissants, le chef me proposa de m’en faire une aux frais du gouvernement…

Comment refuser de voir clair quand on est aveugle ?

Après avoir brillamment et à grands cris fait mon affaire, nous repartîmes une fois de plus. C’est à ce moment que le chef me dit :

– Écoute, mes collègues et moi on t’a trouvé très sympathique et très gentil. Alors on va te faire un cadeau royal, tu veux bien ?

– Comment non ?

– Alors tu diras au chef de détention, M. Tréboire, que désormais, grâce à toi on ne le fera plus chier avec nos contrôles intempestifs d’alcoolémie à la sortie de la prison, pareil pour ses amis surveillants…

– Vraiment ? Pourquoi ? Ils sont toujours bourrés ?

– Et pas qu’un peu… On tempère parce que sinon ils perdraient leur boulot, ce qui ne nous empêche pas de temps en temps de verbaliser.

– Oh là, ils vont être contents, je crois, les surveillants d’apprendre la nouvelle.

– Je crois aussi. Et tu leur annonceras toi-
même.

– Formidable ! Vraiment je vous remercie de tout cœur pour tout ce que vous avez fait pour moi aujourd’hui.

– Nous aussi ! Tu as été super ! On a passé une bonne journée avec toi.

Les surveillants m’applaudirent au su de la nouvelle. Enfin ils allaient pouvoir se saouler la gueule sans avoir peur du gendarme. La paix, quoi, et grâce à moi !

De mon côté, on m’autorisa à visiter toutes les femmes de gradés le soir après le travail, pour leur apporter des fruits et des légumes de la ferme et recevoir en retour un verre de pastis ou de porto. Ce qui fit que je rentrais bourré tous les soirs au bercail…

Tout se passait à merveille dans cette prison, jusqu’au jour où, à deux mois de ma sortie, on vint me dire que le directeur avait été muté grâce aux multiples rapports envoyés par les surveillants et les employés en civil de l’administration qui, disaient-ils, en avaient marre de ce tyran en costume-cravate tiré à quatre épingles qui faisait tache au milieu des uniformes et des détenus en baskets et en jeans. Il pratiquait un peu trop l’arbitraire avec les détenus sans défense, mais se mettait à genoux devant les Corses et autres détenus dangereux qui avaient du monde dehors prêt à l’écorcher vif.

Je dus cependant déchanter quand j’appris qu’un certain procureur avait ordonné, illégalement, le blocage de mon compte en banque qui contenait encore 200 millions de francs anciens, et qui, après une ponction par le fisc et les douanes de 250 millions, aurait dû être débloqué…

Face à cette décision, je n’eus qu’une idée en tête : entrer en grève de la faim pour protester.

Ce que je fis immédiatement et sans tergiverser, car sortir de prison sans un sou en poche après six années de détention, c’était la pire des choses qui pouvait arriver à un détenu…

Au bout de deux semaines de grève, c’est-à-dire arrivé au seuil critique pour ma vie, le nouveau directeur, sachant qu’il ne me restait que deux mois de prison à purger, décida de me les octroyer et ainsi de me mettre à la porte de son établissement illico presto afin que je règle mes comptes avec le procureur ailleurs.

Moi, conscient que si je sortais de prison je ne pourrais pas poursuivre ma grève ailleurs, je refusai de signer les grâces que l’on m’avait accordées. Et pour appuyer mon refus je me coupai les veines dans la nuit, et laissai le sang couler jusqu’à ce que je sombre dans le coma.

Au petit matin on me découvrit à moitié mort, nageant dans un bain de sang. Ce fut la panique dans l’établissement. Le directeur appela une ambulance, fit préparer mes bagages et se débarrassa de moi définitivement en m’expulsant manu ­militari de sa prison.

Arrivé à l’hôpital de Creil, n’ayant nulle part où aller, je demandai l’asile provisoire au directeur de l’hôpital afin de pouvoir poursuivre ma grève de la faim. J’avais déjà tenu vingt jours et perdu 26 kilos, il ne pouvait pas me mettre à la rue lui aussi car cela aurait été un cas de non-assistance à personne en danger, puni de cinq années de prison.

À l’hôpital, avec l’aide d’une infirmière, j’écrivis au ministre des Finances, Bérégovoy, pour lui parler de mon problème, au ministre de la Justice, au Parlement européen et à d’autres instances susceptibles de me venir en aide. Mais pendant trois semaines encore rien ne vint me faire changer d’avis et stopper ma grève de la faim.

Je continuais donc, mais au bout de quarante jours de grève le médecin-chef de la prison de Creil prétendit que je cassais le moral des gens qui me voyaient, tant j’avais l’air d’un moribond, et il m’envoya cette fois à l’hôpital André Mignot du Chesnay où on me mit à la porte au bout de deux jours en prétextant que rien ne justifiait une éventuelle hospitalisation… En tout cas pas quarante jours de grève de la faim et une allure cadavérique.

Dehors avec mes valises et 35 kilos de moins, je pris un taxi pour me rendre à Paris chez mon frère pour y continuer ma grève.

J’étais pas loin de perdre tous mes sens, m’avait prévenu le médecin de l’hôpital Mignot : « Si vous continuez, après le quarante et unième jour vous risquez de perdre presque toutes vos facultés, notamment l’ouïe et l’odorat. » Mais cela ne m’alarma pas outre mesure. J’étais décidé à gagner mon procès ou à mourir… quand mon frère, tout joyeux, m’apporta une lettre recommandée du fisc m’annonçant que mon compte en banque de non-résident avait été débloqué et que je pouvais désormais en disposer.