P
ère d’un second fils, John, Conrad a beau siffler les airs de Carmen, son opéra favori depuis son séjour à Marseille, les tempêtes qui le guettent ne se sont guère calmées. La goutte le terrasse, ses accès d’humeur lui valent des rapports difficiles avec son agent Pinker, et l’état de ses finances ne s’améliore guère – « Quand je considère le bilan, écrit-il à un ami, je suis épouvanté. »
Il doit déménager pour une maison à Aldington, dans le Kent. C’est alors qu’il rédige une série d’articles pour The English Review, créée par l’ami Ford Madox Ford, et qui deviendront Souvenirs personnels. Fantôme de Rimbaud, là encore. Comme dans Une saison en enfer, il s’agit d’évoquer la vie d’hier – « un festin » – et la condition d’aujourd’hui – « mon carnet de damné ». Écrire pour se surpasser, enterrer les miasmes d’hier.
Une curieuse rencontre le lance dans une nouvelle aventure littéraire. Il s’agit du capitaine Carlos M. Marris, qui revient des mers du Sud – vingt et un ans en Orient. Il a lu Le Miroir de la mer et avoue à son auteur que c’est désormais le livre de chevet des capitaines anglais qui naviguent dans les eaux de Malaisie. Superbe compliment. Conrad n’en espérait pas tant. Carlos M. Marris finit par rendre visite au romancier, en septembre 1909. En résulte une incroyable conversation de vieux corsaires, émaillée de souvenirs de Malaisie, péripéties au large, soucis de capitaine, avec des phrases ponctuées de mots malais. Conrad pour un peu reprendrait bien la barre. L’autre l’encourage à écrire de nouveaux livres. Conrad, qui sort d’une longue dépression – « une sorte d’enfer », avoue-t-il –, trouve là un formidable élan, relancé par les demandes de l’agent Pinker. Il en résulte Le Compagnon secret, nouvelle qui se déroule en Extrême-Orient, et Freya des Sept-Îles, magnifique roman situé dans l’archipel malais.
Conrad sème le trouble, là encore. Décrits avec opulence, les décors n’ont qu’une importance secondaire. Tout réside dans une histoire d’émotions et de passions. Conrad, qui se plaint d’une vie « mortellement ennuyeuse », va connaître de nouvelles amitiés. Il rencontre André Gide et Valery Larbaud, lecteurs de son œuvre, qui lui rendent visite dans sa demeure de Capel House grâce à une initiative de la riche Californienne Agnes Tobin. Gide va entretenir une belle correspondance avec Joseph, et contribuer à faire connaître le romancier anglais auprès des auteurs de La Nouvelle Revue française, dont Ghéon, Copeau, Rivière, Schlumberger.
Mais la dépression hante à nouveau Conrad. Il est découragé par l’œuvre qu’il lui reste à accomplir et les soucis financiers. Parfois, il se prend à regretter de ne pas avoir péri noyé, aux commandes d’un navire. Il passe de l’euphorie à l’abattement, se remet à écrire, plonge à nouveau dans les eaux sombres de la mélancolie, faible tirant d’eau, cap incertain.
Avec « Entre terre et mer », qui regroupe Un sourire de la fortune, Le Compagnon secret et Freya des Sept-Îles, Conrad acquiert une notoriété certaine. Il fréquente Richard Curle et le philosophe Bertrand Russell, qui devient un ami. Paul Valéry vient le voir et s’avoue impressionné par son talent, sa verve. Fortune, qui paraît en 1914, le rend plus célèbre encore. C’est alors qu’il envisage de se rendre en famille en Pologne, à l’invitation des Reminger, dont le fils Jozef est chercheur en littérature. Mais la guerre surprend les Conrad au cours du voyage, alors qu’ils séjournent au Grand Hôtel de Cracovie. Une quinzaine de jours avant sa mort, Apollo avait brûlé tous ses écrits. Or précisément, en ce mois de juillet 1914, Joseph Conrad parvient à retrouver des lettres de son père grâce à un employé de la bibliothèque de l’université de Cracovie. Il s’y rend aussitôt, mais les écrits ne sont pas prêts. Le lendemain, il est trop tard : la guerre a éclaté. Sinistre postface de la « capitulation » paternelle, étrange juxtaposition de la mort et de la guerre. Conrad n’a pas de chance. Il sait en même temps que son écriture fut engendrée par cette destruction. L’autodafé est une immolation sur les cadavres de la mémoire. N’oublions pas : l’œuvre de Conrad est née aussi de ce malentendu.
Quand un ami lui demande ce que va déclencher la mort de l’archiduc Ferdinand, assassiné à Sarajevo, Conrad répond : « Rien ». Il se reprend bien vite. Les rues se remplissent déjà de soldats mobilisés. Les Conrad sont coincés, incapables de rentrer en Angleterre. Joseph fulmine, mais se tempère lorsqu’il se rend compte avec certains de ses compatriotes que la Pologne peut espérer beaucoup d’un conflit, et d’abord de retrouver son indépendance. « Toute cette affaire exerce sur moi une certaine stimulation morale », écrit-il à l’agent Pinker, prié de prêter une nouvelle fois ses deniers. Les Conrad se rendent alors dans les montagnes Tatras et effectuent un long détour via Vienne et Milan. En octobre, ils réussissent à embarquer à Gênes à bord du navire hollandais Vondel.
Le retour à Londres aura duré trois mois. Dans sa maison du Kent, Conrad est malade et inquiet. Il souffre toujours autant de la goutte. L’abattement le guette, « une espèce d’apathie morbide dont j’essaie tant bien que mal de sortir », confie-t-il à l’ami Galsworthy. Il se remet difficilement à la tâche et écrit un essai, Retour en Pologne, dans lequel il mélange les dates, sème des inexactitudes, brouille à nouveau les pistes.
Une rencontre lui redonne espoir. Il s’agit d’une jeune et belle femme rousse, Jane Anderson. Journaliste américaine originaire de l’Arizona, elle est chargée de couvrir la guerre en Angleterre et en France pour le Times et le Daily Mail. Mais son admiration pour Conrad l’amène à Capel House, la vieille chaumière en briques louée par Joseph. L’écrivain la reçoit pour un déjeuner, et elle est conquise par le romancier vieillissant, son débit, ses phrases heurtées, et même par ses fautes, ses verbes non conjugués, sa façon de dire en montrant le piano : « Ceci est la salle de mousique. » La jeune femme, qui veut écrire des romans elle aussi, entretient dès lors une amitié ambiguë avec Conrad, au grand dam de Jessie. Se remémore-t-il par cette rencontre ses jeunes années ? « Ah ! Le bon vieux temps – le bon vieux temps, écrit-il dans Jeunesse. La jeunesse et la mer. L’enchantement et la mer ! La bonne, la rude mer, la mer âcre et salée, qui pouvait tout aussi bien vous chuchoter à l’oreille ou rugir contre vous et vous faire perdre le souffle sous ses coups. » À la rencontre de la jeune Américaine – tel un Goethe vieillissant, amoureux, à plus de soixante-dix ans, d’une très jeune femme – Conrad retrouve l’inspiration.
Mais la guerre bat son plein. Borys, le fils de Joseph, qui a dix-sept ans, part pour le front. Il en reviendra gazé. Joseph, lui, veut renouer avec la mer. À près de soixante ans, il embarque sur un dragueur de mines, le Brigadier, puis sur un voilier, le Ready, qui chasse les sous-marins allemands. Heureux de reprendre du service, Conrad impose de rebaptiser le brigantin Freya, du nom de son roman. Il envoie un télégramme par un patrouilleur à l’ami Pinker : « Santé satisfaisante. Fortes chances de dégommer du Boche. »
Le souvenir de la séduisante Jane Anderson l’obsède cependant. Elle a usé de son charme, a tout fait pour se rapprocher de l’écrivain, intéressée par sa personnalité « tellement embrouillée intérieurement », sa générosité, son caractère souple. Connaît-il alors un dernier amour? Il la trouve « fort appétissante », lui écrit une lettre troublante, selon les dires de Jessie, que l’irruption de l’Américaine dans la vie de son époux rend furieuse. Il la recommande à l’agent Pinker, évoque la « sincérité débridée » de son livre en cours. Puis il s’attelle à une nouvelle qui grossit chaque jour, pour finir en roman, La Flèche d’or.
Malgré ses crises de goutte et sa bronchite, il poursuit sa tâche dans sa nouvelle maison près de Wye, où les Conrad doivent emménager suite au décès du propriétaire de Capel House. Avec La Ligne d’ombre, il acquiert enfin une aura de grand écrivain, saluée par le Times Literary Supplement. Ce compliment et la fin de la guerre lui permettent d’espérer à nouveau. Il enchaîne avec La Rescousse. Le succès le rend encore plus lucide, plus fraternel. « Je veux être lu par un grand nombre d’yeux, enfin. Je m’enorgueillis de ce qu’il n’y ait pas dans mes écrits de phrases, qu’il s’agisse de pensées ou d’images, inaccessibles [...] à l’intelligence la plus simple pourvu qu’elle fût tant soit peu consciente du monde qui l’entoure. » Cet aveu à son éditeur américain Doubleday vaut promesse de foi.
Quelques exégètes ont voulu enfermer Conrad dans une coterie élitiste, d’autres le relèguent au statut d’écrivain de la mer. Erreurs totales, qui semèrent longtemps le trouble. Pourquoi ces commentateurs pressés n’ont-ils pas lu les exergues de Conrad, préfaces destinées à inciter le chaland à naviguer dans son œuvre, certes, mais aussi à justifier son désir d’écrire ? À propos d’Un paria des îles, déjà : « Bien qu’il m’ait valu d’être qualifié d’écrivain exotique, je ne crois pas que le chef d’accusation fût le moins du monde justifié. » Lorsqu’il écrit dans Victoire : « Le monde est un chien méchant », c’est pour mieux récuser le fatalisme, qui n’est que de façade. Un an avant sa mort, en 1923, Conrad tance l’écrivain Curle dans une lettre : « Vous savez très bien vous-même qu’à peine un dixième de mon œuvre peut être qualifiée de maritime. » Conrad est un écrivain d’équipée, non pas de mer mais humaine, travaillée avec une palette de peintre impressionniste. Dans ses bagages, il s’oublie souvent, et invite le lecteur à une aventure inconnue, tout intérieure. Il rejette Freud mais sait viser juste.
Les nuages de la dépression le survolent à nouveau, malgré le succès, dont celui qui suit la parution de La Flèche d’or aux États-Unis. « Je souffre de la sensation du vide », écrit-il à un ami. Il rencontre Gérard Jean-Aubry, son traducteur en français, son biographe, celui qui a compris dès les premières pages qui était le vrai Conrad. Il se rend alors en Corse avec Jessie, rêve face à la Méditerranée, se plonge dans les livres de la bibliothèque d’Ajaccio, davantage attiré par les promesses des lignes noires que par la lumière blanche qui flotte sur la mer. Au retour, il a ce constat amer, en dépit des amitiés littéraires, des mondanités londoniennes, de la notoriété : « L’un dans l’autre, je crois que je ne suis pas heureux. » Bel aveu, qui illustre son besoin de quête, sur une longue route.
Il lit Proust et s’avère subjugué par sa méthode littéraire. Il écrit quelques lignes sur l’auteur d’À la recherche du temps perdu, qu’il considère comme l’un des plus grands écrivains, avec son art qui atteint à l’universel : « Je l’admire plus pour révéler un passé comme nul autre, pour élargir, d’une certaine manière, l’expérience générale de l’humanité en lui ajoutant quelque chose qui n’a jamais été relaté auparavant. » Le compliment peut désormais lui être retourné. Avec son œuvre, ses tableaux, ses descriptions de scènes épiques, Conrad atteint lui aussi à l’universel. Ses décors ne sont pas le château de Guermantes, les salons mondains et les clochers de Martinville, mais les rivages, les ports et les cabines de marins où se réfugient toutes les angoisses, fautes et espoirs du monde.
Celui que Paul Valéry, charmé par son accent provençal lorsqu’il se met à parler français, appelle « l’homme le plus affable et le plus agréable du monde », relit Don Quichotte, si semblable à son personnage, la lance remplacée par la plume. « Je suis fini, à bout de course », lance-t-il à l’artiste Jacob Epstein, qui sculpte son buste. Fini ? Non, Conrad sait qu’on peut rêver à d’autres espaces, grands comme le monde de la mer, celui de l’aventure littéraire, qui emmène sur ses chevaux des hordes de passagers nus et rêveurs, les compagnons de la littérature dans un pays qui est sans frontières.
La fin d’une vie est parfois un songe au long cours. On l’imagine dans sa maison des vieux jours, à la recherche de quelque butin de l’esprit. Depuis le bureau empli de bibliothèques, calé dans son fauteuil recouvert de cretonne près de la cheminée, il dicte à sa secrétaire assise entre les deux fenêtres, sous l’œil de l’oncle bienveillant Tadeusz, dont la photographie trône près du feu. Les flammes calment sa dépression autant que le flot des mots qui surgissent de sa bouche, tiraillée comme celle d’un corsaire de la littérature dont les trésors s’appellent épopée, trahison des idéaux, rédemption.
Butin, oui, le mot qui convient le mieux aux fruits de ses voyages, antidotes à sa détresse, avec des escales vécues ou imaginaires qui ravitaillèrent sa mélancolie créatrice. Sur son lit, il aurait pu prononcer les mots de son héroïne Freya : « Tire le rideau. Cache la mer, elle me reproche ma folie. » La vie achève sa grande équipée, avec la mer comme horizon de jeunesse. Tout le reste ne fut que romanesque des illusions.
Il tire le rideau le 3 août 1924 à Oswalds, loin du rivage. Sur sa tombe, à Canterbury, les vers d’Edmund Spenser, épigraphe au Frère-de-la-Côte : « Le sommeil après le labeur, le port après les orages, l’aise après le combat, la mort après la vie, tout cela est très plaisant. » Sa vie n’a été que bruits et fureurs, son œuvre parcourue « d’inconcevable terreur et d’ineffable mystère » (La Ligne d’ombre). Au monde qui lui survit, le flâneur des tropiques laisse entendre que la croisière au long cours ne fait que commencer. Désormais, il vagabondera dans les âmes.