S
ur le bateau qui vogue vers l’embouchure du grand fleuve Congo, Conrad est confiant dans sa mission. Albert Thys, l’homme d’affaires qui règne sur la Société du Haut-Congo, est plus qu’un entrepreneur. Chef d’orchestre de l’œuvre colonisatrice voulue par le roi des Belges Léopold II, il a placé toute sa fortune dans la construction de chemins de fer et de routes. Par son enthousiasme autant que par ses compétences de marin, Conrad est tout désigné pour devenir l’un des artisans de l’œuvre civilisatrice de la vieille Europe. Il abandonne ses derniers regrets en route. Il déchantera bien vite et sera l’un des plus ardents pourfendeurs de la colonisation en Afrique.
La traversée de l’Atlantique s’avère ennuyeuse, jusqu’à Boma, dans l’estuaire du Congo. Joseph est pressé de remonter le fleuve, de vivre cette aventure africaine, dans un continent qu’il meurt d’envie de visiter. Le manuscrit errant dort dans sa malle. C’est un excellent compagnon de route, qui supporte ses humeurs, meuble ses longs instants de solitude, tempère ses angoisses et panse son inquiétude. Le manuscrit errant fait désormais partie de sa vie. Il lui appartient comme lui appartient au manuscrit. « Il ne fut jamais banni de mes pensées, même quand l’espoir de le finir fut très faible », avoue-t-il dans Souvenirs personnels. Il sent une force mystérieuse, un phénomène obscur et inexplicable qui le pousse à coucher les caractères sur les feuilles de papier. Il s’agit plus que d’une vocation : un impérieux besoin de répondre à ce courant qui irrigue son esprit, comme une crue trop longtemps retenue. Le voyage devient sous sa plume une condition de l’écriture, comme un révélateur au sens photographique du terme destiné à fixer ses sentiments.
Le vapeur remonte le Congo, entre les arbres hauts et les cases de misère. Lenteur et chaleur, luxuriance de la végétation et pauvreté des hommes. Depuis le pont du navire, Conrad découvre la mission civilisatrice des Blancs. Il ne sait pas grand-chose de ce qui l’attend, hormis une promesse de prendre le commandement d’un navire sur le Haut-Congo. À bord du Ville de Maceio, Conrad en apprend un peu plus sur la vie à terre. Les conditions de séjour sont parfois effroyables, l’avertit Prosper Harou, qui se rend lui aussi à Matadi. Près de la moitié des employés de la Société du Haut-Congo quittent leur poste avant terme, les autres meurent sur place de fièvres et de maladies tropicales...
Ses compagnons de voyage ne font pas dans la dentelle. Peu leur importe si les Français en chemin, depuis un vapeur, ont bombardé un camp indigène, non loin de Grand-Popo, au Dahomey. Ils sont là pour gagner de l’argent, vendre et revendre, spéculer sur les matières premières. Conrad finit par mépriser ces petits Blancs sous les tropiques.
Sur le vapeur qui remonte vers Matadi, les erreurs sont flagrantes. Elles révèlent une colonisation que Conrad conteste. Ce voyage même le dégoûte. L’ambiance est à la déliquescence, le climat pourrit tout et corrompt les âmes. La mort du capitaine danois, son prédécesseur ? « À cause d’une banale affaire de poules », ironise-t-il dans Au cœur des ténèbres, avant de dévoiler l’affaire : l’officier du navire a tabassé le chef du village avec un bâton puis a reçu en guise de représailles un coup de lance entre les omoplates. Quand Marlow croise un convoi d’esclaves noirs, enchaînés les uns aux autres, il rumine : « Après tout, moi aussi je participais de la grande cause qui inspirait ces actions élevées et justes. »
À Matadi, bourgade qui mêle les colons et les Noirs, Conrad, qui commence à trouver cette expédition longue et inutile, rencontre un homme exceptionnel. Roger Casement est un Irlandais qui s’affaire à construire une ligne ferroviaire jusqu’à Kinshasa pour la Compagnie des chemins de fer du Congo. Conrad apprécie la finesse et l’intelligence de ce Blanc qui critique le colonialisme. « Une véritable aubaine », se réjouit-il. En compagnie de Casement, il s’aventure dans la région de Matadi et participe aux campagnes de recrutement pour la Compagnie. Matadi n’est alors qu’un poste de brousse, une base arrière pour le monde des petits Blancs qu’encouragent dans leur ennui les missionnaires, chargés non seulement d’évangéliser les sauvages mais aussi de réconforter les esprits en perdition. Conrad et Casement assistent au carnaval sans mot dire. Mais peu à peu le voyageur, témoin du pillage des terres africaines, se révolte contre cet état de fait. Casement l’y aide, lui qui connaît chaque morceau de brousse et fréquente les chefs de villages. Plus tard, Casement se rendra célèbre en défendant la cause des indigènes sur la scène internationale et en dénonçant les exactions commises par les colons. Anobli, il deviendra chantre de la cause révolutionnaire irlandaise et sera pendu. Sur les bords du fleuve, le recrutement tourne vite à la collecte de travailleurs forcés. Les hommes meurent comme des bêtes, épuisés – jusqu’à cinq par jour –, pour construire la ligne de chemin de fer. Les ingénieurs les haranguent, des gardes-chiourmes les frappent, les religieux les accusent de fainéantise. Conrad, lui, est écœuré.
Il ne tarde pas à souligner sa critique du monde des Blancs. « Tout m’est antipathique ici, écrit-il à sa cousine Marguerite Poradowska, celle qu’il appelle “tante”. Les hommes et les choses, mais surtout les hommes. Et moi je leur suis antipathique aussi. » Bêtise, cruauté, arrogance : la société coloniale se déploie dans toute sa splendeur. Conrad s’aperçoit que le monde des Blancs, sous les tropiques, montre son pire visage. L’homme apparaît ici dans toute son admirable barbarie.
Fuir ce balcon sur l’insanité. Joseph est prêt à mourir, épuisé, sur les nerfs, puis l’instinct le reprend. Afin de survivre mentalement, il tient un journal, le premier et le seul de sa vie. Il évoque son voyage, son envie de rester à l’écart de ce petit monde. « Je crois que ma vie parmi les gens d’ici (les Blancs) ne sera pas des plus agréables. »
Pour parvenir à Kinshasa, il doit marcher trois cents kilomètres depuis Matadi. Le trajet est pénible, dans une chaleur éprouvante et un climat très humide qui exacerbe l’ennui et entrave les impressions. La caravane franchit des marécages et des rivières, gravit des côtes raides, plonge dans des ravines. Les Blancs sont juchés sur des chaises à porteurs, et parfois les porteurs se révoltent. Lorsque plusieurs d’entre eux s’opposent à un fonctionnaire à propos d’un tapis et reçoivent une volée de coups de bâton, c’est Conrad qui s’interpose. Il écrit qu’il sera heureux de voir la fin de cette stupide équipée.
Quand il parvient dans la ville, port d’attache de la flotte du Haut-Congo, il découvre ce qu’il pressentait à bord du vapeur : la société coloniale est cupide, perverse, brutale. L’inhumanité de ces Blancs est représentée avant tout par le personnage de Camille Delcommune, le directeur de la Société du Haut-Congo. L’homme est un vice-roi prétentieux et arrogant, qui s’irrite de la moindre contrariété. Quand Conrad se présente à lui pour la première fois, après une marche de vingt miles, Delcommune ne l’invite même pas à s’asseoir, n’écoute guère l’arrivant et lui reproche son retard. Cette rencontre va agacer au plus haut point Conrad, conscient de s’être fourré dans un guêpier. Qu’il est loin, le rêve d’enfance lorsqu’il contemplait le globe terrestre et rêvait, un doigt sur l’Afrique...
La poursuite de cette découverte, celle de l’œuvre colonisatrice, est pathétique. Au rythme lent du vapeur le Roi des Belges, qui ressemble à une énorme boîte de sardines, Conrad explore les rives avec le regard d’un voyageur triste et attentif. Le fleuve a l’apparence d’un gros serpent déroulé, « avec sa tête dans la mer, son corps au repos ». Le navire, un rafiot de quinze tonnes, est fatigué, bruyant, étroit, surpeuplé. À peine arrivé, Conrad a déjà envie de rompre son contrat. Ce n’est pas une aventure, c’est une déchéance. Conrad pressent que l’homme blanc en Afrique est prêt à toutes les exactions. Il ressemble à un dictateur désespéré, qui sombre dans la débauche et la barbarie. La nostalgie du pays rajoute à la folie ambiante. Pour ne pas succomber à cet état d’esprit, Conrad s’ingénie à tout noter. « Pierres... Bancs de sable invisibles dans la baie... En raison des récifs et des écueils, l’accostage doit être hautement précautionneux. Contourner avec prudence le point U. »
À bord, la promiscuité est insupportable. Il y a là l’inévitable et fat directeur Camille Delcommune, qui croit commander toute la province comme un satrape tombé du ciel, trois agents de la Société du Haut-Congo, un mécanicien belge, Gossens, et une trentaine d’Africains.
La remontée du Congo ressemble à une descente aux enfers. Conrad n’en peut plus de cette sale aventure, qui n’est qu’un avatar de l’épopée coloniale. Lorsque le Roi des Belges atteint Stanley Falls, aujourd’hui Kisangani, il en prend le commandement. Il a hâte de redescendre le fleuve et de quitter ce Congo belge qui pue la bêtise des Blancs. Capitaine sur cette épave... Un destin sordide. Conrad aurait préféré une autre promotion. Barrer ce bateau sur le fleuve des colons est une tâche ingrate.
De ce voyage pathétique, Conrad revient fourbu, épuisé, écœuré même. Il a du mal à se remettre de l’équipée et se réfugie en Suisse, afin de se soigner des fièvres contractées dans la forêt et sur le fleuve, mais aussi pour oublier. La mer était déjà riche en sentiments contradictoires : lutte, paix, effroi, ennui, dégoût. Le séjour sur le fleuve africain s’est révélé pire, avec son cortège de bassesses et d’atrocités. Le souvenir de la remontée du fleuve l’obsède. Un échec ? Fidèle à son habitude, Conrad transforme la défaite du corps et de l’esprit en victoire, comme il s’en explique en préface de Jeunesse. « Il est bien connu que les curieux vont fureter dans toutes sortes d’endroits (où ils n’ont rien à faire) pour en ressortir avec toute sorte de butin. Cette histoire et une autre qui ne se trouve pas dans ce volume constituent tout le butin que j’ai rapporté du centre de l’Afrique où, vraiment, je n’avais rien à faire. » Un butin... Quel mot fabuleux pour un capitaine fatigué. Il s’inspire de ce voyage dramatique pour écrire l’un de ses plus beaux romans, Au cœur des ténèbres, l’histoire d’un cauchemar.
C’est une longue remontée sur le fleuve, dans l’espace et dans le temps, comme un voyage d’apocalypse, où l’horreur est autant suggérée que montrée. La forêt devient la demeure d’une folie, qui est aussi la nôtre, celle de l’homme susceptible de basculer à tout instant dans l’irrationnel. Le Kurtz qu’il décrit, son héros, est à la fois un personnage pathétique et un double fidèle de l’écrivain, pris à son propre piège, la folie des voyages et le déracinement, personnage composé avec un subtil mélange de distance et d’empathie, au point de susciter une certaine compassion.