CHAPITRE 5

SEBASTIAN

Ça fait une heure que je regarde le mur de briques rouges du Oh-Pool ; soixante minutes à réfléchir à ce que je vais bien pouvoir chanter, à regretter de ne pas avoir su dire non. Mon cerveau frappe durement l’intérieur de mon crâne depuis que j’ai chuté dans la salle de bain et je dois me taper un concert improvisé malgré cet état. J’ai fait pire dans des conditions plus exécrables. À jeun, c’est différent.

Le cadran de la radiocassette de ma vieille bagnole affiche 20 h 57 ; il est maintenant trop tard pour reculer… Mon portable vibre dans la poche de mon jeans tout déchiré. Ça fait bien huit fois que la personne qui tente de me rejoindre tombe sur ma boîte vocale. Si seulement j’avais la confiance de mon frère pour avancer, malgré toutes les angoisses que je ressens, dès qu’une situation qui demande la maîtrise de soi ou du cran se présente.

— Ah ! Putain, Sebastian, j’pensais que tu ne te pointerais jamais, lance Trisha depuis la fenêtre ouverte du côté passager.

Surpris par sa présence, je sursaute en échappant ma clope sur ma cuisse. Trish m’observe avec ce grand sourire sympathique avant d’ouvrir la portière pour poser ses fesses sur le siège libre. En la regardant faire, j’oublie que la cendre chaude creuse le tissu de mon pantalon, trouvant chemin jusqu’à ma peau.

— Merde ! lâché-je en frappant la cigarette pour qu’elle retombe au sol sur le tapis de la voiture.

— Je me trompe ou tu as le trac, joli cœur ?

— Jeeee… Moi ? Non ! En fait, peut-être un peu.

— T’es mignon quand tu bégaies.

— M… merci.

Un stress complètement différent s’empare de moi en voyant la femme, vêtue comme pour assister à un spectacle de country, se lécher les lèvres en me reluquant des pieds à la tête. Trisha avance sa main lentement vers mon visage en écartant une des centaines de mèches rebelles de ma tignasse, puis se met à effleurer ma barbe du bout des doigts avant de les descendre sur mon torse.

— Je connais un moyen efficace pour évacuer la pression, Seb.

Sa voix n’est plus qu’un murmure chaud. Elle s’approche de moi malgré la console qui nous sépare, puis elle finit par poser sa main sur la bosse entre mes jambes.

— J… je… ce ne sera pas nécessaire. Tu n’as p… pas un bar à tenir ?

— Si, mais tu verras, ce ne sera pas très long.

Un lourd soupir s’échappe de ma gorge lorsqu’elle se met à malaxer mon service trois-pièces. Je crois qu’elle prend ça pour une supplication, puisque deux petites secondes plus tard, Trish sort ma verge de mon pantalon.

— Qu’est-ce que c’est sexy, un mec qui ne porte pas de boxer !

Devrais-je lui dire que c’est parce que le temps me manque pour faire la lessive ? Oh, putain ! Voilà maintenant qu’elle m’engloutit jusqu’au fond de sa gorge.

— T… tu n’es pas obligée, Tri… shaaaa !

— Laisse-toi aller. Depuis le temps que j’ai envie de toi !

Me laisser aller ? Comment suis-je censé faire ça quand toutes mes pensées sont dirigées vers une playlist complètement vide par mon manque d’inspiration ? C’est tout simplement impossible de me concentrer sur autre chose en ce moment. Je crois que ça se voit à ma demi-érection que Trish essaie de motiver en doublant les sons de succion désagréables. Comme si elle avait reçu une claque en pleine tronche, elle délaisse sa fellation pour poser son regard accusateur dans le mien :

— T’es gai ? me demande-t-elle en plissant des yeux comme pour me jauger.

— Quoi ? Non, pas du tout !

— Alors, pourquoi tu ne bandes pas ?

— Je… eee… je ne sais pas.

Trisha réajuste ses seins dans le décolleté de la chemise à carreaux qu’elle porte avant d’essuyer les coins de sa bouche pulpeuse.

— Bon, j’essaierai tout à l’heure. Tu viens, tu dois donner un show, joli cœur.

Un clin d’œil plus tard et elle se retrouve à l’extérieur de ma voiture à rouler des hanches jusqu’à la porte de service du bar. Qu’est-ce qui cloche avec moi ? Je suis atteint bien plus que je ne le pensais. En tentant de mettre cette scène sur le dos du stress et de mon manque de connaissances en matière de sexe, je referme mon pantalon en réussissant péniblement à trouver la raison pour sortir de ma bagnole. J’ouvre la portière lentement, puis attrape l’étui de ma guitare sur le siège arrière.

— Qu’est-ce que je donnerais pour retrouver le confort de ma cuisine… là où je peux avoir un minimum de pouvoir sur ce qu’est ma vie, soufflé-je à voix haute.

Si seulement mon cœur pouvait flancher sur scène, dès les premières notes. Maintenant, je dois mettre tout mon espoir sur l’inspiration du moment qui, jusqu’à il n’y a pas trois secondes, me faisait déjà défaut.

Une fois à l’extérieur, le son agressant de la musique pop provenant du bar m’accueille en élevant cette fois-ci mon angoisse à un sommet inimaginable. Je pousse finalement la lourde porte en acier pour disparaître dans cet épais brouillard de fumée de cigarette.

Impossible de lever les yeux sur le public devant moi. Une fois sur la scène, j’ai trouvé le tabouret puis branché ma guitare dans l’amplificateur. Mes cheveux me camouflent de tout ce monde qui me regarde, me fournissant une barrière entre eux et moi et me permettant de puiser l’énergie nécessaire pour performer. La première chanson est arrivée toute seule, puis la deuxième. Voilà maintenant que ma gorge est parfaitement réchauffée pour la suite.

— Donne-nous tout ce que t’as, Seb ! hurle Trisha depuis le bar.

Les premières paroles d’Eddie Vedder de Pearl Jam¯sortent de moi sans que j’aie vraiment réfléchi aux mots. C’est comme faire du vélo, ça ne s’oublie jamais. Je chante comme si je n’avais jamais arrêté, comme si j’étais cloîtré dans mon loft avec, pour seul public, la solitude. J’efface tout le reste. Mon frère, le parfait opposé de ce que je suis ; le gangstérisme qui continue de gruger le peu d’humanité subsistant en moi ; mon resto, cette source inépuisable de stress malgré tout le bien qu’il me procure… Mon père. Ce boulet qui aura raison de ma santé mentale jusqu’à mon dernier souffle. Son tueur aurait dû m’amener avec lui dans la mort.

Ça m’inspire aussitôt la prochaine chanson, Not Mad Enough de Smith & Myers¯. Mes doigts grattent les cordes tendues au moment où ma voix crache ses mots comme s’ils étaient les miens. Je revois ses yeux gris troublés par l’angoisse d’affronter la mort. C’est lorsqu’il les a posés sur moi que j’ai vu l’espoir apparaître une dernière fois dans son regard, alors qu’il se noyait dans cette mare d’hémoglobine. L’espoir de vivre s’est vite envolé quand il a compris que j’étais transcendé par la peur et que je ne pouvais rien pour lui. Si j’avais été son digne fils, il serait encore en vie aujourd’hui. Wesley aurait pu le sauver.

Une boule incroyable se forme dans ma gorge, bloquant tous les mots dans ma poitrine. J’entends les répercussions sur les spectateurs. Plusieurs ont déjà commencé à me huer sans ménagement. Je me lève d’un bond en faisant tomber ma guitare au sol. Mes yeux me brûlent de larmes, mes mains tremblent face à cette crise de panique qui gagne du terrain. Merde, je dois bouger d’ici, et vite !

C’est en sautant de la petite scène que j’entends Trisha m’appeler. Mais je m’éclipse à une vitesse folle vers la porte de service. Je tire violemment sur la poignée pour sortir de la bâtisse en courant comme si ma vie en dépendait. Le vent frais de cette nuit me caresse le visage à mesure que je foule le sol sans jamais me retourner.

Une nuit entière à courir sous la pluie, sans savoir vers où me diriger ni vers qui. J’ai retrouvé le chemin du Double Barrel en même temps que les premiers rayons du soleil perçaient cette épaisse couche de brouillard matinal. Les ruelles et les boulevards sont passés à une vitesse folle autour de moi, me faisant oublier, pendant un instant, l’itinéraire pour retourner chez moi. La ville dans laquelle je suis né ne m’a jamais paru si paisible à cette heure de la nuit. Lorsque j’ai aperçu la devanture de mon resto, un long soupir s’est échappé de ma gorge, créant un petit nuage de vapeur sortant de ma bouche. Même si j’ai tout laissé derrière – voiture, guitare et portable –, la sensation d’avoir réussi à reprendre le dessus sur une crise d’anxiété si forte me rend étrangement fier. Je ne peux pas cumuler que des défaites… Si ?

C’est une fois devant la baie vitrée que j’ai vu mon frère faisant les cent pas à l’intérieur en regardant à chaque foulée l’écran de son téléphone. Comme s’il avait perçu ma présence, Wes a levé les yeux dans ma direction. À ce moment-là, un sentiment indescriptible est passé dans son regard. Je l’ai vu déglutir avant de ranger son portable dans sa poche, puis venir m’ouvrir la porte. Il n’a pas prononcé un seul mot, ne m’a pas serré contre lui ni même fait la morale comme devrait le faire un frère normal. Il s’est contenté d’un hochement de tête et de disparaître dans la cuisine sans se retourner.

Après m’être séché avec la dernière serviette toujours propre, je téléphone à Beryl depuis la ligne fixe de mon loft pour qu’il passe récupérer mes effets au bar.

— J’imagine que je n’aurai droit à aucune explication ? me lance-t-il, l’air encore endormi.

— Ne pose pas de questions, dans ce cas. Tout ce que je te demande, c’est d’aller chercher ma bagnole et ma guitare.

— Tes clés ?

— Dans l’étui de ma guit avec mon portable.

— OK… Dis, tu sais que le dimanche, c’est mon jour de congé, hein ?

— Merci, Beryl.

Sans répondre à sa question, je coupe la communication. Une ombre passe dans mon angle mort, me faisant aussitôt me retourner, presque sur mes gardes.

La grande carcasse de Wesley m’apparaît dans le cadrage de ma porte d’entrée. Ses cheveux habituellement coiffés à la perfection partent dans tous les sens, des cernes sombres ont commencé à se former sous ses yeux bleus. Sa respiration rapide prouve qu’il a dû monter l’escalier à une vitesse folle. Des vêtements de sport défraîchis remplacent son uniforme guindé de shérif et, curieusement, cette vision de lui me donne l’impression de retrouver mon frangin d’il y a quinze ans.

— Seb…

Sa voix enrouée est presque inaudible de l’endroit où je me trouve. Il s’approche tranquillement de moi en avançant un pas à la fois, le plus lentement possible, comme pour ne pas faire fuir une proie, puis il continue :

— Tu… tu ne peux plus jamais me faire un truc du genre. J’ai envoyé une équipe complète à ta recherche ; mais qu’est-ce qui t’a pris, enfin ? Tu sais ce qui pourrait se passer si l’un de nos clients te traquait sans que j’en sache rien ?

— Ça va, Wes. Je n’ai rien.

— Ouais, et tu crois que c’est de la chance ? La quantité phénoménale de gens qui rôdent dehors, qui veulent notre peau et qui n’attendent que la première occasion pour nous buter. T’es insouciant ou quoi ? Depuis le temps qu’on trempe là-dedans, tu crois vraiment que c’était l’idée du siècle de partir sans donner aucune info à quiconque, ne répondre à aucun appel…

— Au cas où tu ne le saurais pas, je suis majeur, Wes. Je n’ai de comptes à rendre à personne.

En un battement de cils, il franchit la distance qui nous sépare puis attrape le derrière de ma tête pour coller nos fronts l’un à l’autre. De sa main libre, il agrippe le col de mon t-shirt toujours trempé. Et là… pour la première fois de toute notre existence, j’aperçois une émotion complètement nouvelle dans son regard couvert d’un voile humide.

— Tu… ne… me fais plus jamais ça. J… je pensais t’avoir perdu, murmure-t-il en fermant les yeux.

De longues traînées de larmes s’échappent sur ses joues. Je suis paralysé par ce qui se passe sous mon nez.

— Tu es tout ce qui me reste. S… si je devais te perdre…

— Wes, je suis là, tenté-je de lui dire au milieu de ses sanglots.

Lorsqu’il ouvre à nouveau les paupières, la brillance de ses iris bleus me frappe profondément. L’homme toujours stoïque face à chaque épreuve que la vie lui balance, qui inspire le respect de tout un chacun, affiche maintenant la seule faiblesse qui peut réellement l’atteindre : moi.

La semaine se déroule sans anicroche. C’est un miracle, puisqu’avec l’arrivée récente des Blacks, la liste de nos clients s’allonge. Ces derniers, qui semblent plus clean que n’importe quelle association, seront présents ce vendredi pour rencontrer leurs principaux rivaux directs, les Bloody Bears. Ils ont déjà fait la connaissance des Defying Death, et ça s’est terminé en bain de sang. Ils n’ont rien à voir là-dedans, mais j’ai l’impression que ce n’est que le calme avant la tempête.

Beryl a pris un peu plus de place qu’à son habitude en cuisine, voyant que j’avais l’esprit ailleurs depuis qu’il est venu me porter mes effets que j’avais abandonnés au Oh-Pool. Il a fait comme je lui avais demandé ; il n’a jamais posé de questions. Lui et notre jeune sous-chef ont réellement tenu le phare pendant que je tentais de me sortir la tête du cul.

Wes, quant à lui, brille par son absence depuis… l’incident. Un petit message texte ici et là pour m’informer des soirées à venir, mais sans plus. Aurait-il honte de ce qu’il m’a dit ce soir-là ? Je n’aurai jamais la force de lui poser la question, ça, c’est certain ! Surtout après l’avoir vu filer sans rien ajouter à sa déclaration…

Vendredi est arrivé à une vitesse folle. Voilà maintenant près d’une heure que j’attends le larbin de la mafia russe pour qu’il réceptionne sa putain de marchandise à la con. Le vent matinal sur le bord du quai me fait serrer davantage les bras sur mon corps pour me tenir au chaud tout en le guettant. J’appelle Wesley, mais je tombe sur son répondeur. Merde, ils veulent me faire perdre patience ce matin, ou quoi ? Le capitaine du navire de chargement grogne de mécontentement pour la énième fois quand je décide de joindre Romanov.

— Hunter ?

— Ouais, c’est moi. Où est ton putain de bras droit ? J’attends qu’il se pointe depuis une heure, merde.

— Oh, je suis désolé, fiston. Tu vas devoir réceptionner toi-même.

— Quoi ? Pas question ! Tu rappliques ou je balance ta marchandise dans le canal.

— Si tu fais ça, ton frère risque d’être déçu, répond-il en éclatant de rire.

— Je crois pas, non. Dix minutes et tes caisses remplies de came coulent rejoindre celles du mois dernier.

— Fais-moi plaisir, Sebastian, gâte-toi. Ouvre la cargaison pour moi ; ensuite, tu jugeras si tu veux toujours la noyer, me dit-il en rompant la communication.

Je vais le tuer ! En fait, Wesley le tuera, ça, c’est certain. Il dépasse les limites une fois de plus. Pendant que je parlais à Romanov, le capitaine s’est éclipsé l’espace d’un instant pour revenir avec une caisse de bois déposée sur un chariot.

— Voilà, c’est tout pour aujourd’hui. À la semaine prochaine !

Depuis quand les livraisons comptent seulement une caisse ? L’homme regagne sa cabine sans attendre que je le paie. C’est de plus en plus étrange, tout ça.

Je saisis le pied-de-biche pour retirer une à une les planches de bois du dessus, découvrant nerveusement le contenu de cette énorme boîte. Des pommes. De sublimes pommes rouges toutes alignées parfaitement droites. Pas besoin d’être un trafiquant pour comprendre que ce n’est qu’une parure. Je tente de tirer sur l’un des fruits, mais je me rends compte qu’il est collé à ce qui me fait penser à un faux fond. J’attrape cette fois-ci les pommes aux extrémités en les hissant en même temps et le couvercle de fruits cède.

— Oh, putain…

Là, recroquevillée sur elle-même, une jeune femme complètement nue et endormie gît au fond de la caisse. Sa peau métissée parsemée d’ecchymoses semble glacée, presque livide. Si je ne voyais pas son petit corps se soulever au rythme de ses respirations, je pourrais croire que je fais face à un cadavre. Wes va me tuer pour avoir enfreint une de ses règles, encore une fois…