CHAPITRE 9
SEBASTIAN
Quand je vois l’heure défiler seconde par seconde, je me dis que même le temps est contre moi, qu’il m’empêche d’aller veiller sur elle, qu’il se marre de moi à me regarder me languir de sa présence. Combien de fois Beryl et Max m’ont demandé où j’avais la tête ? J’ai cessé de compter après dix. Ils en ont bavé ce soir par mon manque de concentration ; je vais devoir trouver une meilleure raison à leur balancer que « désolé, les mecs, j’ai mal dormi ». Mon ami m’a offert de prendre congé après m’avoir surpris à saupoudrer de sucre le filet mignon qui calcinait dans la poêle. Pas évident de gérer une cuisine en même temps que d’avoir les pensées complètement ailleurs. Même si le sac qu’il transportait m’a donné un énorme indice, Wes s’est précipité dans mon loft sans me dire ce qu’il allait y faire. Mouais, c’est chez moi quand même, il n’a pas à y défiler comme bon lui semble.
Le savoir avec elle, seul, ç’a empiré mon état. Le feu a littéralement pris sur la pièce de viande que je venais pourtant juste de déposer dans le beurre noisette. Après avoir tout lancé dans le lavabo, je me suis mis à faire la vaisselle comme un forcené, pour oublier ma perte de contrôle, mais également pour évacuer le stress. Beryl a vite compris que c’était le moment de prendre ma place à la cuisson et de faire les commandes restantes de la journée. Je lui ai donc cédé les rênes sans m’opposer. Il y avait plein d’autres trucs à gérer.
Voilà maintenant plus d’une heure que Wes a quitté le Double Barrel avec un comportement douteux. Mes deux employés de cuisine ont filé il y a de ça quelques minutes après le dernier client, me laissant tout le ménage à faire avant de fermer le resto. Je leur dois bien ça. Anne termine de nettoyer la salle à manger pendant que je désinfecte la table de préparation, tout ça dans un silence épouvantablement lourd. De toute la soirée – en fait, depuis que je suis allé lui porter un sandwich en fin d’après-midi –, je n’ai entendu aucun son provenant de l’étage. Pas une fois le vieux parquet de bois n’a craqué. C’est là que je me dis que peut-être j’aurais dû monter la voir à nouveau, simplement pour m’assurer que tout allait bien. Lui rappeler que je suis toujours tout près. Qu’elle n’est pas seule.
— J’ai fini !
La voix d’Anne, depuis la porte battante, me fait sursauter et mon crâne frappe aussitôt contre la crémaillère.
— Ouch, ça va, Seb ?
Non, ça ne va pas. J’ai le goût de lui balancer en pleine tronche qu’une étrangère amnésique vachement belle squatte mon loft, que je n’ai pas fermé l’œil depuis quarante-huit heures et que je vais probablement crever d’une overdose de stress. Mais je n’en dis pas un mot ; je hoche gentiment la tête pour lui répondre alors que je la vois s’approcher de moi.
— Tu sais que tu peux me parler, hein ?
— Je vais bien, Anne, merci de t’en soucier.
— Pas de ça avec moi. J’ai bien vu que tu n’étais pas toi-même aujourd’hui. En fait, pas seulement aujourd’hui, mais depuis quelque temps déjà.
Elle s’avance de son côté de la table puis m’observe avec ses grands yeux couleur océan remplis de compassion.
— Ça va, je t’ai dit. Je dors très mal, c’est tout, lui lâché-je en évitant presque son regard.
— Vous, les Hunter, êtes vraiment de piètres menteurs. Bon, je ne peux pas te tordre un bras ; si tu ne veux pas parler, c’est toi qui vois, mais sache que je suis là si tu as besoin.
Le sourire qu’elle m’offre est sur le point de me faire flancher. La tentation de tout lui révéler est forte, tellement forte que je dois me retourner pour couper le contact visuel avec elle. Je me retiens, non seulement pour la sécurité de Mika, mais également pour éviter les réprimandes de mon frère.
— Merci, Anne…
Je l’entends soupirer derrière moi alors qu’elle passe à mon côté pour récupérer ses effets dans son casier.
— Tu sais, vous êtes pareils tous les deux, me lance-t-elle en détachant son tablier pour le jeter sur le crochet.
— Qui ça ?
— Ton frère et toi. Vous ne faites confiance à personne. Même à ceux qui sont près de vous pour les bonnes raisons.
— C… c’est faux.
La jolie serveuse pivote légèrement pour me fusiller de son regard accusateur pendant qu’elle défait sa longue tresse blonde de ses doigts.
— T’es vraiment un horrible menteur ; tu sais très bien que j’ai raison.
— C’est f… faux, je te dis, lancé-je sans trop de conviction en croisant mes bras sur ma poitrine.
Les deux poings maintenant sur les hanches, mon employée me toise avec ce drôle d’air.
— Tellement faux que tu caches à tout le monde, même à ton frère, que tu vas te produire sur les scènes de bars miteux ?
— C… comment… ?
— Je sais beaucoup de choses, Sebastian. Pas besoin d’être dans la confidence pour voir que tu es tellement anxieux de vivre ta propre vie que tu croules toujours de plus en plus sous la pression d’exister.
Si je pouvais disparaître loin de cet endroit, de ce moment, je le ferais. Cette révélation me fige de surprise par sa véracité. Suis-je vraiment un si mauvais menteur ? Anne s’approche de moi avant de poser deux doigts sous mon menton pour me faire fermer la bouche, que j’avais probablement laissée ouverte sans m’en apercevoir. Je baisse la tête pour la regarder dans les yeux. Ce que j’y lis est indescriptible, comme une combinaison de gentillesse et de pitié.
— T’inquiète, je ne dirai rien, murmure-t-elle en posant sa petite main sur mon bras.
Que dois-je dire à ça ? Merci ? Merci de garder mon jardin secret… secret ?
Le tintement des tuyaux au-dessus de ma tête me ramène à la réalité. La vieille plomberie se lamente toujours lorsqu’on active la douche dans mon loft.
— Y’a quelqu’un en haut ? me demande Anne en lorgnant les escaliers dans le coin de la cuisine.
— N…
Un hurlement strident provenant de chez moi interrompt mon mensonge alors que nous nous regardons tous les deux avec des yeux exorbités par la surprise. Je n’attends pas une seconde pour monter quatre à quatre les marches, atteignant le palier de l’étage en moins de deux. Mes pieds foulent le sol de l’entrée quand je tombe sur la pièce à aire ouverte. Aucun signe de Mika, ni dans la cuisinette, ni dans le salon, ni même dans mon lit. Je me sens pris de panique, mon cœur tambourine comme un marteau-piqueur dans ma cage thoracique. Disparue. Elle a disparu.
Un second cri, moins douloureux que le premier, brise le lourd silence de l’endroit. La salle de bain. Je me précipite sur la poignée et ouvre la porte comme si le feu était pris de l’autre côté.
— AAAARRGGG, hurle Mika, debout sur le carrelage, complètement nue et trempée.
— Vous… tu vas bien ?
À bout de souffle, comme si j’avais couru un ou deux marathons, j’analyse chaque recoin de son corps pour m’assurer qu’il ne lui est rien arrivé de grave. Mais je me rends compte un peu trop tard que ce que je fais lui paraît carrément inapproprié.
— Sors d’ici ! me balance-t-elle en couvrant sa poitrine d’une main et son sexe de l’autre.
— Pourquoi avoir cri…
— SORS D’ICI, répète-t-elle en hurlant à pleins poumons.
Alors que je recule pour tenter de refermer la porte afin de lui donner un semblant d’intimité, je bute contre quelque chose derrière moi. Ou plutôt quelqu’un…
— Seb, c’est qui cette fille ? Elle va bien ?
Anne me contemple avec les yeux ronds comme des billes, puis, lorsque je m’écarte pour lui faire face, son regard tombe aussitôt sur celui de Mika, toujours sous le choc.
— Ce n’est p… personne, Anne.
J’ai beau la bousculer pour qu’elle s’éloigne de là, la serveuse s’étire le cou pour analyser l’état de la femme cachée dans mon dos.
— Pousse-toi de là, elle va b… bien, merde.
— Mais elle a hurlé comme si elle se faisait éventrer ; elle ne doit pas aller si bien que ça !
Enfin complètement dehors de la salle de bain, je ferme la porte dans un claquement bien sonore avant d’attraper les épaules de mon employée pour planter mon regard sérieux dans le sien.
— Tu n’as rien vu, Anne, c’est compris ? Si tu parles d’elle à qui que ce soit…
— Mais c’est qui ? me coupe-t-elle.
— C’est… ma copine.
— Sebastian Hunter, tu n’as pas de copine ; qui est cette femme ?
— Je… euhhh…
En cherchant n’importe quelle excuse à lui balancer en pleine tronche, un flot d’anxiété ingérable monte en moi. La panique habituelle menace d’exploser devant la tonne de mensonges que je dois inventer pour me sortir de ce merdier.
— Je vais bien, lance la petite voix de Mika depuis la pièce voisine. J’ai été surprise par l’eau glacée de la douche, c’est tout.
Comme si on avait privé mes poumons d’oxygène pendant trop longtemps, un grand et interminable soupir siffle entre mes lèvres en faisant voler mes cheveux qui tombaient devant mes yeux. Je crois bien avoir cessé de respirer à la seconde où je l’ai entendue hurler.
Anne se redresse et repousse mes mains de ses épaules. Le regard curieux qu’elle me lance m’empêche aussitôt d’ajouter quoi que ce soit. De toute façon, peu importe ce que je dis, elle perçoit mes bobards à des kilomètres à la ronde.
— Vous êtes certaine que ça va ? demande-t-elle en observant partout autour de nous à la recherche d’un indice quelconque.
— Oui, je suis désolée de vous avoir fait peur. Sebastian, chéri, tu peux m’apporter des serviettes ?
La surprise que ses mots provoquent doit se lire sur mon visage, puisque la serveuse me regarde maintenant avec les deux sourcils bien levés, probablement aussi étonnée que moi d’entendre ça.
— J… je… ouais. Je vais te chercher ça.
Mon cœur est sur le point de flancher tant je ne sais plus comment gérer ce qui m’arrive. Tout avouer à Anne me rendrait la tâche tellement plus facile ; au lieu de quoi j’aime mieux me martyriser l’esprit à grands coups de calomnies pour éviter la morale du Shérif-fais-moi-chier.
Sans ajouter quoi que ce soit, je me dirige vers la penderie près de la cuisine pour récupérer la seule et unique serviette toujours propre. Quelle chance ! Sous le regard analytique de mon employée, je toque trois fois à la porte de la salle de bain. À peine une seconde s’écoule que j’entends Mika retirer le verrou de celle-ci avant de m’ouvrir. Parfait ! Maintenant, elle ressent le besoin de s’enfermer à double tour. Elle doit probablement penser que je suis un putain de voyeur. La petite main délicate de la jeune femme traverse l’entrebâillement et saisit sans plus attendre le bout de tissu délavé.
— Merci, murmure-t-elle en refermant la porte doucement.
Anne lève les deux bras en l’air, signe qu’elle abdique, et se dirige rapidement vers la sortie. Si ça n’avait pas été de l’aide de Mika sur ce coup, je serais encore là à chercher des mensonges pour couvrir la raison de sa présence. Au fait, pour quelle raison je devrais me justifier ? Je suis chez moi ici ; pourquoi je ne lui ai pas simplement dit de se mêler de ce qui la regarde au lieu de paniquer comme un gamin qu’on surprend à voler une sucette au dépanneur ? Ouais, bon, le fait que Mika hurlait sa vie était pour le moins saisissant ; n’importe qui aurait demandé des explications…
J’accompagne la serveuse jusqu’à la cuisine du resto dans un silence étrangement tendu. Une fois devant sa case, elle enfile son manteau sans un regard vers moi, puis passe la porte battante à la vitesse d’un coup de vent. Elle traverse la salle à manger avant de se retourner dans ma direction, hésitant à partir.
— Tu sais, Seb, dit-elle doucement, je peux comprendre que tu as ta vie privée et que tu souhaites la garder ainsi. Mais de là à me mentir constamment, à me tenir loin comme si tu n’avais absolument aucune confiance en moi, après tout ce que j’ai fait pour toi, tout ce que je continue de faire, c’est trop. Je suis qu’une idiote ; je pensais que j’étais un peu plus qu’une simple employée. Je pensais être une amie…
— C’est le cas.
— Pas de ça avec moi. Je vaux mieux que ça, Seb.
Sa voix craque lorsqu’elle prononce mon nom, comme si ça lui coûtait de le dire. De l’endroit où je me trouve, je peux voir la larme solitaire qui s’enfuit de ses yeux habituellement pleins de joie de vivre. À cet instant, je sens que j’ai brisé un truc sans m’en rendre compte. Quelque chose que je croyais acquis, peut-être ? À force de tout garder pour moi, de faire de ma vie un secret en entier, est-ce que j’aurais oublié l’essentiel ?
Voyant que je ne dis plus rien, elle renifle un bon coup puis pousse la grande porte en faisant chanter les clochettes au-dessus de sa tête.
— Anne… tenté-je de l’appeler au milieu des bruits de voitures qui passent depuis la rue.
La voilà qui s’éclipse en pleine nuit sous la pluie sans attendre le moindre mot de mes piètres excuses.
Je reste planté là pendant de nombreuses minutes, à contempler les halos des lampadaires qui se reflètent dans les multiples flaques d’eau causées par cet orage nocturne. Du mouvement droit devant moi attire mon attention. Cinq hommes vêtus de grands trench-coats foncés sortent des deux Mercedes noires garées de l’autre côté de la rue. Je les observe se retourner d’un seul geste pour venir s’installer droit devant mon resto. C’est lorsque je vois la lueur des lumières de la ville se refléter sur les longues armes qu’ils portent en dessous de leur manteau que je comprends le danger qui rôde. Une pluie de plombs se met à voler dans tous les sens, faisant sauter la vitrine du Double Barrel en mille morceaux. Je n’ai pas le temps de me mettre à l’abri qu’une violente douleur dans mon épaule gauche me saisit brusquement. Une cacophonie agressante causée par les battements de mon cœur affolé, mélangée au son du bois centenaire et du verre qui explosent sous les balles des mitraillettes, hurle dans mes tympans. Mes genoux rencontrent le sol couvert des vestiges de mon restaurant alors que le vacarme des armes cesse subitement. Le crissement des pneus sur la chaussée mouillée me confirme qu’ils ont foutu le camp.
Tout mon corps me fait souffrir. J’ai l’impression de me consumer de l’intérieur tant la douleur est hallucinante. Wes… je dois appeler… Wesl…
Je rampe du mieux que je peux jusqu’au bar pour saisir le téléphone accroché au mur, mais le mal devient trop rapidement insupportable. En m’écroulant sur le dos, je me rends compte que tout tangue autour de moi. Deux minutes plus tôt, Anne aurait pu y laisser sa peau… Merde, et comment va Mi… ka… Ma vision commence à me faire défaut. Des points lumineux se mettent à danser à l’endroit où je pose les yeux.
— Oh merde, Sebastian ! hurle une voix féminine derrière.
L’instant d’après, je sens deux petites mains chaudes sur ma poitrine alors que mon regard troublé tombe sur une jolie silhouette toute vêtue de rose.
— Dis-moi ce que je dois faire, dit-elle au bord de l’hystérie.
— T… tu dois te mettre à l’abri, Mi… Mika. Au cas où ils re… viendraient.
— Mais tu es blessé. Dis-moi ce que je peux faire.
Je n’ai jamais été très tolérant à la douleur. La preuve, tous les hommes de mon âge sont tatoués alors que moi, je refuse de souffrir volontairement uniquement pour être à la mode. En ce moment, le tiraillement que j’éprouve est la pire chose que j’ai ressentie de ma vie. La femme à mes côtés n’attend malheureusement pas mes indications ; elle pose ses deux mains sur la plaie qui saigne abondamment. Maintenant, ce n’est plus des étoiles qui dansent devant mes yeux, c’est la galaxie au complet. Le souffle me coupe, j’ai le goût de vomir et de pleurer en même temps. Ma mâchoire crispée pour retenir mes sanglots de douleur menace de faire exploser chacune de mes dents tant la pression est folle.
— Seb, il… il y a beaucoup, beaucoup de sang, me dit-elle en ancrant son regard transi d’inquiétude dans le mien.
— W… Wessss, finis-je par expirer avant de perdre totalement la carte.
C’est avec le son de ses supplications que je laisse partir mon esprit loin d’ici, avec pour seul réconfort deux iris verts brillant d’angoisse pour moi.
Cette pièce.
Celle de mes cauchemars.
Mon père est assis sur le sofa à compter les liasses d’argent sur la petite table devant lui.
— Fais tes devoirs avant que ton frère arrive de l’école, Seb. Après, je vous invite au resto de ton choix, m’a-t-il dit pour me motiver à faire la tâche que je déteste le plus.
Assis en tailleur sur mon lit, je l’observe détailler ses nombreux billets depuis l’entrebâillement de ma porte. Cette même porte que je refuse toujours de fermer, nuit et jour, de peur que mon imagination trop fertile réveille les monstres qui habitent ma chambre. Je sais qu’ils sont là, qu’ils attendent que je sois complètement seul pour m’amener loin d’ici avec eux. Wesley dit que je suis un trouillard, qu’à mon âge, je ne devrais plus avoir peur de ces choses, mais mon père, lui, me croit. C’est évident qu’il le sait parce que toutes les nuits, au moment où vient le temps de me border, il les chasse en leur faisant peur.
— Bande de p’tit cons. Si l’un de vous ose se montrer le bout du nez, je le flingue. Je vous surveille, les affreux, disait-il soir après soir en pointant son arme sous le lit ou dans la penderie.
Quoiqu’il arrive, mon papa sera toujours là ; il veillera sur moi et me protègera. Lorsque son regard trouve le mien, je me sens pris d’un étrange sentiment.
— Allez, Seb, fais tes calculs.
Ses yeux gris scintillants comme des pierres précieuses me couvent de cette force que lui seul peut m’inculquer. Je l’aime tellement.
Quatre coups frappés rudement à la porte de notre maison font drastiquement changer son attitude.
— Hunter, j’sais que t’es là, ouvre ! hurle une voix enragée.
Mon père se lève brusquement en faisant valser la table devant lui. Tous les billets se retrouvent au sol.
— Sebastian, mon grand, tu dois te cacher. Ferme la porte de ta chambre et ne sors pas avant que je te le dise.
J’aimerais lui répliquer que c’est impossible puisqu’il n’a pas menacé les monstres de ne pas m’emmener, mais il a disparu de mon champ de vision. Il sait pourtant que j’ai beaucoup trop peur de rester seul. Je me lève pour aller lui demander de trouver un autre plan pour me cacher, lui rappeler que si je fais ça – demeurer enfermé dans ma chambre –, les affreux auront le feu vert pour m’engloutir. Une guerre de mots fait rage depuis la cuisine, des insultes, des menaces sont lancées, j’entends même des coups frappés durement. Je m’avance sur la pointe des pieds jusqu’au seuil du salon, puis m’installe dans l’encadrement pour regarder la scène. Un homme à la carrure imposante me tourne le dos. Je remarque que la chevelure grisonnante de mon père repose sur l’épaule de l’inconnu, comme s’ils étaient enlacés. L’instant d’après, comme s’il avait perçu ma présence, mon papa relève la tête pour ancrer son regard rempli de terreur dans le mien. Cet éclat habituellement brillant dans ses yeux a laissé place à quelque chose de complètement différent, beaucoup plus sombre. L’inconnu pousse mon père et le fait tomber lourdement au sol.
— Tu m’as payé de cette vie. Mais ta dette ne sera acquittée que lorsque je t’aurai tué dans toutes les prochaines. Je ferai souffrir tes fils, ainsi que les leurs. Je te fais la promesse de torturer tous les êtres vivants qui auront ton sang dans leurs veines, de les terroriser jusqu’à ce qu’ils se tuent eux-mêmes en comprenant que tu es leur malédiction, dit l’homme en fracassant son pied dans les côtes de mon père étendu dans une flaque foncée qui ne cesse de grossir.
« Seb, réveille-toi, merde ! » gronde une voix caverneuse.
L’inconnu s’agenouille près de mon papa qui semble avoir beaucoup de difficulté à respirer. Je crois qu’il va l’aider, s’excuser de lui avoir fait du mal, mais il n’en fait rien. Il retire une longue lame du fourreau attaché à sa ceinture, puis appuie le bout pointu contre le ventre de mon père. Doucement, il la fait disparaître jusqu’à ce que le manche ait atteint la peau. Aucune lamentation. Aucun signe de douleur ne vient percer ce silence pesant.
« Mika, prends mon téléphone, trouve la liste des contacts et appelle Bennet », crache encore la voix.
Mon père tourne légèrement la tête pour me regarder, ses sourcils arqués comme lorsqu’il me gronde, ses lèvres étirées dans un drôle de sourire. Son menton ne cesse de trembler ; il a l’air d’avoir mal. C’est au moment où je vois des larmes s’échapper du coin de ses yeux que je comprends.
« Putain, Seb, réveille-toi, je t’en prie. Ne me laisse pas. Ne me laisse pas. »
Est-ce papa qui me supplie de lui venir en aide ?
Tout ce que je sais, c’est que je suis paralysé par la peur.
Et qu’il fait noir tout d’un coup. Beaucoup trop noir.