CHAPITRE 15
SEBASTIAN
Installés autour de la table de préparation, Anne, Mika et moi dégustons la soupe qui a pris tout l’après-midi à mijoter. Le silence règne depuis que les filles ont avalé leurs premières bouchées, laissant comme seul bruit de fond de petits couinements de satisfaction. Je n’ose pas regarder celle qui génère un raz-de-marée d’émotions intenses chaque fois qu’elle pose ses iris étincelants sur moi, de peur d’y lire quelque chose que je ne souhaite pas réellement voir. Cette proximité avec mon frère tout à l’heure me bouffe les pensées, me vire les tripes dans tous les sens et me pousse à imaginer des choses. Suis-je jaloux ? Mais de quoi ? Mika ne m’appartient pas, elle est libre, et surtout amnésique. Peut-être y a-t-il un autre homme qui l’attend ? Un homme ayant l’exclusivité sur cette magnifique femme.
— Sebastian, c’est franchement délicieux, murmure-t-elle en posant les yeux sur moi.
C’est l’intensité de son regard qui me bouleverse chaque fois. Sa présence chaleureuse dans ma vie comble le froid glacial de ma solitude. Je souffre déjà de la voir partir dans les bras d’un autre, celui qui doit justement mourir d’inquiétude à l’idée de la perdre à jamais. Et si ce type était mon frère ? Autant me pendre tout de suite…
— J’y suis pour quelque chose moi aussi, ajoute Anne en affichant un air faussement offusqué.
— Tu n’as coupé que les oignons et remplis les chaudrons d’eau.
— Mais quel talent quand même, hein ?!
— Désolé de te l’apprendre, mais tu es une bien meilleure serveuse, dis-je en portant mon bol vide au lavabo.
Une fois de plus, mon cellulaire dans ma poche de jeans vibre sans s’arrêter pendant plusieurs secondes. Je suis persuadé que c’est Wesley qui tente de me rejoindre pour me cracher un paquet de conneries pour me tenir à l’écart de Mika ou pour me rappeler la livraison spécifique de demain matin. S’il ne lui fait pas confiance parce qu’elle sait faire de l’origami, c’est son problème, pas le mien. Cet art est loin de me faire peur autant qu’à lui, mais il faut dire que je n’ai jamais lu les messages d’horreur qui y étaient inscrits comparativement à lui qui en fait la collection depuis notre enfance. Je m’en balance, de ses doutes envers Mika. Il suffit de la regarder dans les yeux pour voir que cette femme n’a absolument rien à se reprocher. Et l’horaire des réceptions, je le connais ; pas besoin de gaspiller sa salive en jouant constamment au paternel avec moi. Une fois par mois, les Bloody Bears nous paient une fortune pour accepter leur saloperie de dope tout droit venue de Colombie. Comment pourrais-je oublier le petit bonus qui s’élève à quinze mille dollars ?
— Tu devrais répondre, me lance Anne en s’accoudant au comptoir à mes côtés.
— Hum ?
— Ton téléphone, crétin ! Avec le silence dans la cuisine, on l’entend vibrer depuis le bout de la salle. Tu devrais répondre.
— Pas besoin. C’est probablement Wes…
Je la sens qui se tourne pour maintenant n’avoir que moi dans son champ de vision. D’un simple mouvement de tête vers la gauche, je rencontre son regard rempli de questionnements. Anne travaille pour moi depuis l’ouverture du Double Barrel. Cette proximité entre nous est une grande première, puisque j’ai toujours pris soin de la laisser en dehors de ma vie personnelle. Aujourd’hui, je suis heureux qu’elle soit là pour moi, surtout depuis que je sens que je perds le contrôle peu à peu.
— Je ne sais pas ce qui ne va pas, Seb, mais je vous connais plutôt bien, ton frère et…
— C’est bon, Anne, pas la peine, je vais bien.
— Arrête de me tenir loin de tes problèmes, tu veux ? Je ne suis pas Beryl, je ne bois pas tes paroles et je n’exécuterai certainement pas tes caprices.
— Pardon ?
— Ne fais pas l’autruche. Si tu as besoin de quelqu’un pour t’aider, moi je suis là, mais si tu veux quelqu’un pour t’écouter te plaindre sans dire un mot et te caresser l’ego, appelle ton pote.
Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire, merde ? J’aimerais pouvoir lui balancer en pleine gueule un truc du genre qu’elle se trompe et qu’elle se mêle de son propre cul, mais la seule chose que je trouve pour me sortir de ce merdier c’est de saisir mon cellulaire qui vibre encore dans ma poche. L’afficheur n’indique pas le numéro de mon frère, mais celui d’une personne qui me fait aussitôt soupirer.
— Ouais ? réponds-je brusquement en me tournant pour faire dos à Anne.
— Ah ! Sebastian, enfin ! lance Trisha, la propriétaire du Oh-Pool. J’essaie de te joindre depuis une heure.
— J’avais pas mon téléphone sur moi.
Du coin de l’œil, j’observe Mika qui termine sa soupe avec les yeux fermés. Ses cheveux maintenant séchés forment de minuscules bouclettes qui partent dans tous les sens, et sa langue qui caresse ses lèvres généreuses pour cueillir chaque saveur de ce qu’elle mange ; tout ça me fait déglutir tant cette vision m’excite.
— Je te pardonne, mon chéri, comme toujours. Dis-moi, tu te souviens que tu m’en dois une depuis la dernière fois où tu as déserté ma scène ?
— Désolé, mais je ne suis pas en état de chanter. J’ai eu un accident… lui dis-je en évitant les détails.
— J’espère que tu vas bien, mon chou. Mais je t’appelle pas pour venir gazouiller devant ton public, t’inquiète. Non, c’est plutôt à propos de Beryl. Tu sais, ton cuistot, grand, beau comme un dieu, parfaitement membré et une bête au pieu ?
— Trisha, ce que tu fais avec lui ne me concerne pas.
C’est moi ou à la seconde où j’ai prononcé le prénom de mon interlocutrice, les épaules de Mika se sont redressées ? Nah, j’ai probablement halluciné.
— Désolée, je m’éloigne du sujet. En fait, Beryl m’avait promis de venir m’aider à faire mon service hier soir, mais il ne s’est jamais pointé. Même chose pour aujourd’hui ; il devait arriver pour 20 h et je n’ai toujours pas vu l’ombre de son sexappeal.
— Tu as tenté de le joindre ?
— Bien sûr ; tu es ma dernière chance de le trouver, chéri. En général, il est avec toi lorsqu’il n’est pas ici.
— Désolé, je ne l’ai pas aperçu depuis hier après-midi.
— Si tu le vois, tu peux lui dire que je m’inquiète ?
— C’est d’accord, Trishaaa, dis-je en ne ratant pas une seconde du non verbal de Mika pendant que je laisse couler un peu plus longtemps que nécessaire le « a » dans ma bouche.
Je raccroche sans quitter des yeux la déesse latine qui me fait face.
— C’était qui ? demande Anne.
— La proprio du bar où je chante. Elle cherche Beryl.
— Tu chantes ? s’exclament les voix en symbiose des deux femmes qui me font presque sursauter.
— Je croyais que tu ne pratiquais que la guitare, ajoute la serveuse.
— À l’occasion.
— Hey bien, mon patron a des secrets. Et du piano, tu sais en jouer ?
— Ça m’arrive…
— La vache, j’aimerais bien t’entendre un jour.
— Ça, ça n’arrivera pas, dis-je en composant le numéro de mon ami.
— Rabat-joie, grogne Anne en s’éclipsant dans la salle des employés.
Deux sonneries plus tard, je tombe direct sur sa boîte vocale : « Hey, c’est Beryl, laissez-moi un message. BIP » Je coupe la communication et recommence une seconde fois. Toujours le même résultat.
— Tu veux que j’aille voir chez lui ? Je passe devant pour rentrer, propose mon employée en revenant dans la pièce avec son manteau de cuir noir sur le dos.
— Pourquoi pas ? Merci, Anne.
— Ce n’est rien ; je vous laisse, les tourtereaux. Bonne soirée.
Mika et moi sommes surpris par le petit nom qu’elle vient tout juste de nous donner pour dire au revoir. La clochette de la porte du resto chante à l’autre bout, signe qu’il ne reste plus qu’elle et moi.
— J… je vais aller fermer à clé. Tu peux monter si tu veux.
Elle me répond d’un faible hochement de tête avant de se lever lentement du tabouret. Il n’y a qu’à regarder son profond malaise pour comprendre que cette journée ne finira pas comme elle a commencé.
Le ménage de la cuisine terminé, je monte enfin rejoindre Mika dans mon loft. Mon cœur va exploser dans ma poitrine parce que j’attendais ce moment depuis l’instant où ses lèvres ont lâché les miennes dans la baignoire, juste avant de retrouver Wes et le gosse inconnu. Et maintenant, je ne sais plus quoi penser…
En arrivant devant la porte d’entrée, je distingue un halo de lumière sous celle-ci. Je toque trois petits coups, puis espère une réponse.
— Ce n’est pas nécessaire. Pas besoin de frapper, Sebastian. Tu es chez toi après tout, lance la voix de Mika tout au fond de l’appartement.
Mais quel con !
J’entre sans plus attendre en me raclant la gorge, l’air pas du tout mal à l’aise. Sur le minuscule comptoir de la cuisine, je repère le sac de linge propre tout droit revenu du pressing et m’empare de ce dont j’ai besoin pour la suite de la soirée. De quoi ai-je vraiment besoin ? Une capote ? C’est trop tôt pour penser à ça…
— Ça te dérange si je t’ai emprunté un chandail ? me demande-t-elle en arrivant près de moi.
En trouvant son regard, je perds tous mes moyens. La lueur presque sauvage de l’épisode de ce matin paraît complètement disparue ; elle fait maintenant place à ce que je crois être une profonde tristesse. Cette petite moue indescriptible qui se dessine sur sa bouche sublime, ses sourcils froncés qui se touchent presque et ses yeux brillants de larmes ne mentent pas… Vêtue de mon vieux t-shirt du groupe de musique Limp Bizkit qui lui arrive juste au-dessus des genoux, Mika semble à des années-lumière de la jeune femme fougueuse plaquée contre moi dans ma baignoire. Serait-ce sa rencontre avec mon frangin qui l’a rendue ainsi ? Je ne vois pas vraiment d’autres raisons, à moins que j’aie dit ou fait quelque chose qui lui a déplu ? Bordel que j’aimerais lire ses pensées, là, à cet instant ! Je n’aurais pas l’impression de marcher sur des œufs et je pourrais enfin lui dire ce qu’il faut.
— Je suis désolée si ça t’offusque, continue-t-elle en constatant que je ne réponds toujours pas à sa question.
— N… non, M… Mika, ça va ! Tu peux prendre tout ce dont tu as b… besoin.
Minable ! Je suis un vrai minable. Elle doit me voir comme le pire des crétins.
— Tu vas b… bien ?
De mieux en mieux, Seb. Pense à ton frère qui la bécote, ça devrait te rendre les idées claires ! Le demi-sourire qu’elle m’offre ne me rassure pas le moins du monde. Comme un geste instinctif, je m’avance en posant ma main libre sur son épaule pour l’approcher un peu de moi. J’aimerais qu’elle se blottisse dans mes bras, qu’elle enfouisse son joli petit nez dans mon cou, qu’elle glisse ses doigts sous ma chemise de chef, mais elle n’en fait rien.
— Pour être honnête, murmure-t-elle en évitant maintenant de me regarder, je suis épuisée de me sentir perdue.
— Je peux comprendre.
— Ce vide m’oppresse constamment, Sebastian.
Elle prononce mon nom comme si elle était sur le point de flancher. J’essaie de trouver les bons mots qui pourraient apaiser sa douleur, mais je suis trop submergé par le même sentiment qu’elle, à cet instant. Nous ne sommes que les spectateurs de notre vie, les pantins d’hommes plus puissants que nous, victimes de mensonges et proies de manipulations.
Lentement, je glisse mes doigts contre sa joue en caressant sa peau douce jusqu’à sa mâchoire. En poursuivant délicatement ma course, je passe mon pouce et mon index près de son oreille pour finalement poser le reste de ma main derrière sa tête. Mika relève les yeux pour trouver les miens.
— Tu dois tenir le coup, m’empressé-je de dire en voyant que son regard se brouille davantage de larmes. Tout va bientôt rentrer dans l’ordre, Mika. J’en suis certain.
— Je commence à douter… Avec ce que m’a révélé ton frère tout à l’heure, j’ai l’impression que…
— Ne fais pas attention à lui. Wes se soupçonnerait lui-même tellement il n’a aucune piste sur cette enquête.
— Il n’a donc aucun indice sur l’endroit d’où je viens ?
— Je te parlais plutôt d’une enquête personnelle qu’il mène depuis longtemps.
— D’accord, souffle-t-elle en soupirant.
— Tu devrais aller te coucher, maintenant. Prends le lit, je vais dormir sur le sofa.
Son regard sur moi est rempli de questionnements. Je suis tenté de lui dire que c’est mieux ainsi parce que je ne pourrai pas me retenir de poser les mains sur son corps irrésistible sous mon t-shirt qu’elle porte, ou la couvrir de baisers sur chaque recoin de sa peau hâlée. C’est mieux ainsi… Crois-moi, Mika. Le faible hochement de tête qu’elle m’offre en guise de réponse me confirme que c’était bel et bien la bonne solution ; du moins, c’est ce que je persiste à penser puisqu’elle semble plus abattue que jamais.
Voilà maintenant que le cadran affiche 3 h. Je n’ai toujours pas vu l’ombre du sommeil se pointer le bout du nez. La soirée s’est vite terminée lorsque Mika s’est blottie dans mon plumard pour se mettre à ronfler quelques minutes plus tard. Le rongeur de merde coincé dans mon esprit n’a pas cessé de ravager une seule seconde mes idées folles. Pour la millième fois depuis le début de la nuit, je prends mon portable pour vérifier les messages. Aucun retour d’appel de Beryl. Silence radio depuis le dernier texto d’Anne qui m’a dit qu’il n’était pas chez lui non plus. L’angoisse s’empare de moi, mes doigts tressautent, signe que je dois les occuper pour éviter la prochaine crise de panique qui pourrait arriver si je ne fais rien pour me calmer.
Je me relève tranquillement du sofa affreusement inconfortable et me dirige vers le comptoir de la cuisinette où se trouve mon paquet de cigarettes. Sur le coin de la table, je repère mon étui à guitare ouvert, déposé là comme si l’instrument n’attendait plus que moi pour se dégourdir. Je glisse les clopes dans ma poche de jeans avant de saisir l’instrument tout en quittant sur la pointe des pieds vers la sortie. Une fois dans la cuisine, j’actionne les lumières au-dessus du plan de travail puis m’empresse d’allumer la gazinière pour me servir de cette flamme comme briquet. J’inspire aussitôt une immense bouffée de nicotine jusqu’à combler chaque millimètre de mes poumons. Mon corps se détend presque instantanément sous l’effet rassurant que ça me procure.
— Quelle vie de merde, soufflé-je en même temps que la fumée qui sort de ma bouche.
Après avoir coincé la cigarette entre mes lèvres, je commence lentement à défaire mon attelle. Une fois celle-ci retirée, je m’empare de ma vieille guitare et m’assois sur le tabouret avec un genou relevé pour être plus à l’aise. La douleur lorsque j’installe mon bras gauche par-dessus l’instrument est atroce. Je n’ai pas touché les cordes encore que j’ai l’impression qu’on me poignarde dans l’épaule tant c’est intense. Frustré et au bout de ma patience, je la laisse tomber au sol dans un fracas immense. La minute suivante, me voilà vaincu, accoudé à la rambarde du quai derrière le restaurant. Dehors, il fait nuit noire ; seuls les lampadaires des édifices de l’autre côté du canal éclairent l’eau calme en contrebas. L’air est plutôt confortable alors je reste là, perdu dans mes pensées, à regarder les minuscules vagues venir frapper les murets de pierres anciennes de mes voisins pendant ce qui me paraît durer une éternité.
Les nombreux mégots accumulés au sol, ma tête qui tourne ainsi qu’une forte nausée qui s’en prend à moi au moment où mes yeux trouvent les premiers rayons du soleil me donnent l’impression d’être éméché comme si j’avais trop bu. Merde, j’ai vraiment passé la nuit à fixer le vide et à enfiler les cigarettes les unes après les autres.
— Hey, m’sieur Hunter !
Je lève aussitôt la tête vers l’inconnu qui vient tout juste de me faire la peur de ma vie en me sortant de cette transe dépressive. Le capitaine du bateau habituel me fait de grands signes de la main à la hauteur du quai voisin. Merde… Nous sommes quel jour ? J’avais oublié la putain de livraison des Bloody Bears. J’imagine que Lewis, le bras droit du groupe, va arriver d’ici quelques minutes pour réceptionner sa marchandise. Il va devoir faire vite parce que je n’ai pas l’intention de l’endurer plus qu’il ne le faut. Un hochement de tête plus tard au vieux bouc pourri jusqu’à l’os et me voilà à tirer sur la corde qu’il me tend pour accoster son navire.
— Vous avez une tronche à faire peur, me dit-il juste avant de cracher un énorme tas de salive au sol. Faire des heures supplémentaires si tôt un matin de semaine ne vous fait pas, on dirait bien.
— Parce ce que vous avez l’air mieux, peut-être ?
Ma voix est plus rauque que jamais, signe que ma gorge est brûlée par la tonne de fumée que j’ai dû ingérer pour éviter la crise de panique.
— Il est grognon en plus, lance-t-il juste avant de soulever la première caisse de bois.
— Hey ! Vous devez attendre que Lewis se pointe avant de bouger, ce sont les règles et vous le savez.
Le capitaine lève brusquement la tête pour planter son regard frustré dans le mien, mais il est rapidement distrait par quelque chose derrière moi.
— Sebastian ? Tout va bien ?
Je fais volte-face pour tomber sur Mika dans l’encadrement de la porte arrière. Vêtue d’un ensemble rose, elle observe la scène sans comprendre ce qui se déroule sous ses yeux.
— Mika ! murmuré-je entre mes lèvres.
— M’sieur Hunter, je dépose ça ici ?
L’homme arrive près de moi avec les bras chargés. Mon regard se promène d’emblée d’elle à lui, puis de lui à Mika. Merde, elle ne doit surtout pas voir ce qui se passe. Je me retourne rapidement dans la direction du vieux sénile pour lui répéter une seconde fois les directives avant que je ne pète un plomb, quand mon coude vient frapper la caisse de bois qu’il porte. Le choc lui fait aussitôt perdre la prise qu’il a sur la boîte trop lourde pour lui, puis l’instant d’après elle explose sur le sol de pierres.
— Andouille, grogne-t-il en tapant du pied, regarde ce que tu m’as fait faire !
Ma patience se transforme en feu ardant de rage à l’état brut. Le manque de sommeil, le stress des derniers jours et la frustration qui m’habite depuis trop longtemps prennent le dessus sur la situation. Je ne peux plus contenir ce qui me ronge à l’intérieur et c’est l’homme de l’âge d’or face à moi qui va devoir payer pour tout ça.
— Hunter, je… je suis… bredouille-t-il avant que je bloque mon avant-bras droit sous sa gorge.
En le poussant de tout mon poids pour que son dos percute la rambarde, j’empoigne de ma seule main valide le collet de sa chemise crasseuse pour plus de résistance. Puis, je laisse ma colère s’échapper comme elle vient :
— Qu’est-ce que t’as pas compris dans « il faut attendre Lewis » ? Je dois le dire dans quelle langue pour que tu saisisses ce qui sort de ma bouche, espèce de vieux merdeux sénile ?
— J’suis dé…
— Tu la fermes, sinon je pousse sur ta pomme d’Adam jusqu’à ce qu’elle te sorte par le cul.
Avec la tête qu’il fait, je pense bien qu’il me croit. Putain que l’envie de faire ce que je dis est puissante ; je dois retrouver mes moyens. Je me demande même si c’est vraiment moi qui viens de lancer ça, comme si j’étais habité par un truc complètement nouveau.
Mon portable se met à vibrer dans ma poche, signe que Lewis, le retardataire, doit être à l’avant du Double Barrel pour que je lui ouvre la porte. Je repousse brusquement le vêtement de l’homme sans jamais détourner mon regard du sien.
— T’écoutes ce que je dis et tout va bien aller, dis-je en réajustant son col, sans quoi ta mégère de femme ne te reconnaîtra plus, c’est compris ?
Il hoche la tête avant de se glisser derrière moi pour retourner rapidement à son bateau. Je suis surpris de ma soudaine inspiration pour les insultes ; un terrible sourire de vainqueur se dessine sur mon visage sans que je puisse vraiment le retenir. En pivotant sur moi-même pour examiner les dégâts de la marchandise, je reste figé sur place en constatant ce qui se déroule devant moi. Mika, agenouillée près de la caisse avec, dans les mains, deux sacs de cocaïne, semble plus terrorisée que jamais. Ses yeux grands ouverts fixent les énormes paquets blancs recouverts de ruban adhésif sans même me porter attention lorsque je viens la trouver.
— Je sais ce que c’est, bredouille-t-elle avec les lèvres qui tremblotent de chagrin, je sais… je sais ce que c’est.
— Mika, tu te sens bien ?
Quand je pose ma main droite sur son bras, elle sursaute bruyamment et relâche les sacs de drogue avant de s’en éloigner comme si c’était dangereux.
— Hey, hey, ça va, Mika… S’il te plaît, dis-moi ce qui te met dans cet état.
— Ces sacs, cette odeur, j’ai d… déjà…
Comme si le tonnerre d’un souvenir douloureux explosait dans son esprit, elle éclate en sanglots en bredouillant des mots en espagnol que je ne comprends pas un seul instant. Toujours à genoux au sol, Mika encercle son ventre en croisant ses bras comme si respirer la faisait souffrir. Son soupir se bloque dans sa poitrine tant sa tristesse semble profonde alors que je reste là, à la regarder, sans trop savoir quoi faire pour lui venir en aide. Mon portable, qui avait cessé de vibrer, reprend de plus belle et tout ce que je trouve à faire pour me sortir de cette scène où je n’ai clairement pas le contrôle, c’est de le saisir pour hurler ma haine à Lewis à l’autre bout du fil :
— T’es mieux d’avoir la meilleure des raisons pour être en retard, espèce de…
— Seb ! Seb, tu dois m’écouter, gueule mon frère pour enterrer mes insultes.
— Wes, je n’ai pas le temps, là. Mika vient de tomber les deux mains dans la dope des BB et…
— Tu dois… attends, quoi ?
— Ouais, le con de Lewis est en retard et le capitaine a voulu…
— Est-elle en danger ? me coupe-t-il aussitôt.
— Quoi ? Euh, non, je ne crois pas, mais elle ne semble plus elle-même et…
— Ça peut donc attendre, parce que j’ai un truc qui urge, tu dois vite me rejoindre.
— Pas question que je vienne au poste, je suis occupé là…
— Je ne suis pas au poste, mais à la morgue, putain ! Et j’en ai rien à foutre de ce que tu fais, tu t’amènes tout de suite !
Qu’est-ce qu’il me saoule, ce type ! Soudainement, Mika s’accroche à mon chandail pour y blottir son visage ce qui me fait aussitôt redescendre de la crise de nerfs que j’allais cracher aux oreilles de mon frère. Je l’entends soupirer à l’autre bout du fil et se racler la gorge avant de reprendre plus doucement cette fois-ci :
— Sebastian, souffle-t-il alors qu’il ne dit presque jamais mon nom complet, mon équipe a repêché un corps cette nuit tout près de l’aqueduc et j’ai besoin de toi pour l’identifier.
— De moi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu me soupçonnes d’un truc ?
— T’es con ou quoi ? Je ne te soupçonne de rien, Seb. Tu… tu…
Il prend une pose avant de continuer.
— Tu es le dernier à avoir vu Beryl ; j’ai besoin que tu me confirmes si c’est lui ou non.
— Q… qu…
— Tu dois venir me dire si ce sont bien ses vêtements parce que le corps est… méconnaissable.
Un coup de poing en plein dans l’estomac m’aurait moins coupé le souffle que ça. Ma tête commence à tourner affreusement et des points lumineux troublent ma vision.
— Seb, tu dois te ressaisir. J’ai besoin de toi, et Beryl aussi, mec.
Comme si mon frère avait compris que la crise de panique était inévitable, ses mots viennent aussitôt s’ancrer dans mon esprit. Beryl… il a besoin de moi ? C’est impossible, il ne peut pas être mort ! Je dois absolument aller prouver à mon frangin que ce n’est pas sa dépouille, que mon ami est en vie quelque part, en colère après moi, mais en vie assurément.
— J’envoie mon adjoint vous chercher, Mika et toi. Dis au capitaine de faire couler la marchandise.
Je hoche la tête, même s’il ne peut pas me voir à cet instant, avant de couper la communication. La femme blottie dans mes bras avec la joue appuyée contre mon attelle lève les yeux pour trouver les miens. Lorsque ses iris brillants de larmes se posent sur moi, j’ai l’impression de lire exactement ce que j’éprouve moi-même : un sentiment d’impuissance, de tristesse étouffante et de colère indescriptible. Il faut que je me secoue, pour elle, pour moi, et surtout pour Beryl.