PROLOGUE
WESLEY
Il y a vingt ans
Je marche dans les rues de la ville et salue un groupe de gangsters postés sur le coin d’une ruelle. Même si le chef me dévisage d’un œil mauvais, je sais qu’aucun d’entre eux ne s’en prendra à moi. Ne détournant pas le regard une seule seconde, il finit par incliner la tête dans ma direction avant que je poursuive mon chemin. La noirceur a repris ses droits depuis plusieurs heures déjà et il est temps de rentrer à la maison.
Les mains dans les poches de mon sweat et mes écouteurs dans les oreilles, je coupe rapidement à travers un terrain désert afin de confier à Sebastian comment j’ai gagné le concours de tirs du lycée. Seb est mon frère cadet ; il compte sur moi pour lui enseigner plein de trucs de la vie. Depuis que maman est morte, nous ne sommes plus que trois avec mon père. Il nous élève comme n’importe quel bon parent le ferait, on ne manque de rien. Depuis son dernier voyage, il nous raconte ses nouvelles aventures qui me font rêver d’un quotidien aussi palpitant que le sien.
Moi, Wesley Hunter, du haut de mes quinze ans, je n’ai peur de rien. J’ai droit au même respect que tous accordent à mon père. Charles Hunter est celui qui gère le plus gros réseau de contrebande de la région, tous spécimens confondus. Je n’ai pas spécialement envie de passer ma vie entouré de mafieux, de bikers, de trafiquants ou de revendeurs minables, mais je suis la fierté de mon père. Le décevoir n’est pas une option. Je tente cependant de convaincre mon petit frère de ne pas suivre nos traces. À la maison, c’est lui qui cuisine la majorité du temps ; il semble se plaire à nous concocter des plats délicieux. Peut-être a-t-il l’ambition de continuer dans cette voie ? Quoique, à dix ans, aucun gamin ne sait vraiment ce qu’il fera une fois adulte.
Notre maison est la dernière à droite sur le chemin que j’emprunte à l’instant. Ici, toutes les demeures sont similaires : parement terni, fenêtres bancales, peinture écaillée, gazon envahi de pissenlits. Seul le nôtre est fraîchement tondu ; Seb y tient mordicus. Je ne sais pas pourquoi on vit encore à cet endroit. Avec toutes les liasses d’argent liquide que je vois passer, on pourrait s’acheter un palace. Mais mon père me répète sans cesse qu’il faut d’abord faire profil bas, payer ses dettes, et que tant que nous avons un toit au-dessus de nos têtes, c’est suffisant. Selon lui, les billets disparaissent avant même qu’on puisse finir de les compter. Puis, on ne manque de rien, c’est ce qui importe.
Tiens ! C’est bizarre… toutes les lumières sont éteintes. Ça n’arrive jamais. Quand la nuit tombe, on laisse constamment l’ampoule de la cuisine allumée. Le chef d’un réseau aussi considérable ne dort pas. Ça, j’ai dû l’apprendre assez vite. Des coups de fil à 3 h du matin, ou un paiement à l’aurore, ce n’est pas impossible. Et là, maintenant, j’aimerais que la maison soit éclairée parce que je déteste la boule qui se forme au creux de mon estomac. Un mauvais pressentiment me tord les tripes. Plus je m’approche, plus l’angoisse grossit, jusqu’à m’empêcher de respirer adéquatement. Au moment où j’arrive dans la cour, je suis à bout de souffle.
J’ouvre lentement la porte de notre demeure, comme si quelqu’un attendait mon entrée pour me sauter à la gorge. Il faut toujours être sur ses gardes… C’est le silence total. Aucun son ne parvient jusqu’à mes oreilles, mais les battements effrénés de mon cœur me martèlent les tempes. Sur la pointe des pieds, j’avance jusqu’au premier interrupteur qui allume le plafonnier du salon. J’inspire fortement et, retenant l’air à l’intérieur de mes poumons, j’éclaire la pièce. Ma bouffée sort d’un coup, comme lorsqu’on dégonfle un ballon en plantant une lame sur la partie la plus étirée. Même le bruit que fait ma bouche est similaire. Popffff…
Mes yeux se posent d’abord sur le cadavre au sol avant de remonter lentement sur la silhouette de Sebastian qui se tient en retrait. Ses mains tremblent le long de son corps, ses avant-bras sont luisants de sang et son torse se soulève à un rythme saccadé. Je peine à analyser la situation parce que c’est évident que rien n’est ce qu’il n’y paraît. Mon regard trouve le visage de mon frère. Son teint blafard m’inquiète, sa lèvre inférieure qui grelotte m’abasourdit et la larme solitaire qui coule sur sa joue brise mes défenses.
— Seb ? soufflé-je.
Lentement, comme dans un film au ralenti, il relève la tête. Ses cheveux ébouriffés devant ses yeux ne m’empêchent pas de plonger mes iris dans le gris tempête des siens. Et l’émotion que j’y vois manque de me faire tomber à la renverse. Il est effrayé et il souffre.
— Tu sais ce qui s’est passé ? osé-je demander.
Il déglutit difficilement. Ses yeux alternent entre le corps à ses pieds et moi.
— J’ai tenté de le sauver, je te le jure…
M’attardant enfin sur l’identité de la personne décédée, je m’avance pour regarder attentivement la scène. Des pantalons Big Bill, un t-shirt auparavant blanc… maintenant rouge. Je connais un seul homme qui s’habille constamment de cette façon. Je retiens la bile qui remonte dans mon œsophage alors que je réalise QUI est étendu par terre. Ses yeux ouverts fixent le plafond. Plus aucune âme ne réside dans le corps de l’individu qui m’a tout appris. Celui qui m’a poussé à toujours donner le meilleur de moi-même. Je réprime le cri de rage qui menace de sortir avant de me précipiter auprès de mon père qui gît, mort, à nos pieds.
— Papa, supplié-je d’une voix nouée par l’émotion. Je t’en prie… reviens.
Le secouant de toutes mes forces, je tente de le ramener à la vie. Comme si c’était possible… Du sang s’écoule d’une des plaies béantes à son abdomen. Et là, je vois l’arme du crime encore incrustée dans le flanc de mon paternel. Une poignée à tête d’aigle dorée. Je retire immédiatement la lame, créant ainsi une nouvelle vague de ce liquide rouge foncé. Mais qui peut bien avoir laissé un indice aussi significatif ? Et pourquoi ? Quelqu’un de confiant… me souffle une petite voix. La hargne s’installe progressivement dans mon corps.
— J’ai essayé… murmure mon frère en reniflant. Je te jure, Wes… j’ai essayé de le réveiller, mais papa est mort.
— As-tu vu qui c’était ? demandé-je d’une voix qui ne semble pas être la mienne.
Parce que clairement, Charles Hunter a été victime d’un meurtre. Il s’est fait beaucoup d’ennemis au fil des années, mais qui serait assez idiot pour l’assassiner ? Chez lui en plus…
— Euh… N… non, ex… excuse-moi, Wes. P… papa m’a crié de partir me cacher avant que les hommes entrent dans la pièce.
Le couteau toujours en main, je relève la tête vers lui. Si, pour une fois, j’étais content qu’il ait obéi, l’hésitation dans sa voix me fait douter de la véracité de ses propos. Est-ce qu’il oserait me mentir ? Ses lèvres tremblent sans cesse et, à l’instant où mes pupilles fixent les siennes, je constate à quel point il est fragile. À quel point vais-je devoir être fort ? Et courageux ? Parce que je suis Wesley Hunter, digne fils de mon père, et que protéger mon petit frère est maintenant l’une de mes priorités. Attrapant son poignet de ma main libre, je l’attire vers moi pour le prendre dans mes bras. Son menton niché dans mon cou, je le laisse sangloter alors que mon cœur, qui souffre comme jamais auparavant, s’enferme à double tour. À mon âge, les larmes, c’est pour les faibles…
— Seb, écoute-moi ! Nous ne sommes que tous les deux maintenant. Je serai toujours là pour prendre soin de toi, mais tu dois faire exactement tout ce que je dis. D’accord ?
Il ne me répond pas, mais je sens le hochement de sa tête contre mon épaule. Un plan se forme dans mon esprit, l’un de ceux que jamais je n’aurais cru devoir mettre en place. Mais il en va de notre survie. Et il n’est pas question que j’échoue.
— Personne ne doit savoir que papa est mort, ajouté-je. C’est important. Nous avons encore le respect de tous… Maintenant, tu dois m’aider à transporter son corps dans la cour arrière. On va devoir l’enterrer…
Sebastian recule en sursaut, une frayeur sans nom dans les yeux. Je sais que ce n’est pas la meilleure des solutions, mais c’est la seule que j’ai à portée de main. Je ne fais confiance à personne. Celui à qui j’acceptais de confier ma vie est étendu sur le tapis du salon…
— Nous n’avons pas le choix, crois-moi ; sinon, au matin, tous les brigands seront au pas de la porte pour nous faire la peau.
— On pourrait demander à Bennet…
— Non ! le coupé-je. On n’en parle à personne. C’est nous deux, tout simplement.
— Tu promets qu’il ne nous arrivera rien si je t’aide ?
— Je te le promets, mon frère. T’es la personne que j’aime le plus au monde.
Quelques minutes plus tard, nous traînons ensemble le cadavre de notre père jusqu’à l’extérieur. Je passe les heures suivantes à creuser un trou suffisamment grand pour lui. Mes muscles souffrent le martyre, mais je ne m’arrête pas. Posant un baiser sur le front de l’homme qui m’a élevé, je lui fais un dernier adieu avant de le pousser dans son cercueil improvisé. Seb s’est endormi il y a un moment déjà, épuisé, sur la chaise de patio. Une larme glisse furtivement sur ma joue au moment où je balance la première pelletée de terre. Passant rageusement ma main sur mon visage, je me fais la promesse que ce sera la dernière fois que je me permets de pleurer. Sans m’arrêter, je remplis la tombe à la sueur de mon front. Puis, pour couvrir toutes les traces, je vais nettoyer le sang à l’intérieur.
C’est à ce moment que je vois, sous le canapé, ce bout de papier qui m’a échappé. L’attrapant du bout des doigts, je soulève cet origami en forme de dragon. Délicatement, je l’ouvre pour regarder l’inscription.
Maintenant, sa dette vous appartient.
Assurez-vous de la payer pour ne pas finir comme lui.
Je vous ferai parvenir les instructions.
F
Alors, il s’agissait bien d’un règlement de comptes. Mais qui est F ? Et de quelle dette on parle ici ? Maintenant, c’est à moi de trouver une solution pour qu’on s’en sorte. Penchant la tête sur le côté, je vois la silhouette de mon protégé, toujours dans les bras de Morphée. J’ignore qui a commis cet acte débile, mais à présent, je dois tout faire pour respecter ma promesse et le garder en sécurité. J’ai besoin d’un plan et, dans celui-ci, j’ajoute ma seconde priorité : venger mon père. Peu importe le temps que ça prendra, je jure solennellement que celui ou celle qui est adepte de ces stupides figures de papier paiera pour ce qu’il a fait. Et je serai aux premières loges pour y assister !