CHAPITRE 1

SEBASTIAN

Aujourd’hui

Pour un jeudi soir, la salle à manger est pleine à craquer. Plusieurs personnes sont installées au comptoir du bar, attendant qu’une table se libère. Le cadran de ma montre affiche 20 h 38. La fin du service approche ; il me tarde de mettre la clé dans la serrure. L’ambiance, presque cacophonique, fait augmenter mon stress alors je me referme sur moi-même pour me transformer en patron tyrannique. Plus j’angoisse, plus je deviens ingérable avec la pression. Puisque ce restaurant est le mien, que je suis le chef cuisinier et le propriétaire tout à la fois, perdre le contrôle de la situation n’est pas une option. Je devrais me réjouir de l’achalandage, mais c’est tout le contraire. Ça me donne l’impression de tout faire à la hâte, que les assiettes que je sers ne représentent qu’un tiers de ce que je suis capable de livrer et qu’un seul imprévu peut tout faire foirer.

— Chef, on te demande à la table 4, crie Anne depuis le passe-plat.

— Pas le temps ; au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, c’est le rush, là !

Sans lever les yeux vers elle, je lui réponds avec toute l’angoisse qui m’habite. Ce qui veut dire de façon raide et autoritaire. Heureusement, Anne est l’une de mes serveuses depuis longtemps ; elle me connaît bien. Elle sait que ma mauvaise humeur n’est pas dirigée contre elle.

— Seb, tu n’as pas vraiment le choix.

Cette fois-ci, je trouve son regard bleu entêté. Fait chier !

— C’est bon, dis-lui que j’arrive.

En terminant d’arroser le pavé de saumon avec du beurre dans la poêle, je donne un coup de coude à Beryl, mon assistant, pour qu’il me remplace. J’essuie mes mains sur la serviette qui pend à ma taille avant d’ouvrir le tiroir de la table de préparation pour y saisir mon flingue que je coince à ma ceinture, sous ma chemise.

— Tu vas gérer ? m’interroge Beryl avant de prendre mon poste.

— Ouais, comme d’habitude.

Un simple contact avec ses iris aussi noirs que le charbon me confirme que cet homme assure mes arrières en tout temps. Lui et moi avons fait tellement de chemin ensemble qu’il me suivrait n’importe où si je le lui demandais.

Je quitte l’air chaud et humide de la petite cuisine en poussant la porte battante pour atterrir dans l’ambiance feutrée de la grande salle. En fait, je dis grande, mais j’exagère légèrement. L’endroit compte environ une vingtaine de tables, ainsi qu’un bar avec huit places assises. Il ressemble davantage à un pub qu’à un restaurant huppé. Mais la bouffe que j’y sers est responsable de cette popularité. Les clients ne viennent pas que pour la bière de micro-brasserie ou pour les cocktails colorés. Non ; ils sont présents pour mon porcelet laqué, pour l’assiette de foie gras sauce aux lardons, pour le saumon fumé aux bois d’érable ou encore mon filet mignon de chevreuil et truffes.

Le niveau de décibels de la place camoufle la musique d’ambiance. Les clients parlent fort, rient aux éclats et cognent leurs verres les uns contre les autres, signe que le vin coule à flots. Je repère mes trois serveuses, toutes occupées à faire leur boulot en serpentant entre les tables rapprochées. Anne, qui lève la tête dans ma direction pendant une brève seconde, me fait un léger sourire en coin avant de remplir la coupe d’un homme dos à moi. J’avance lentement vers la table 4, située près des larges fenêtres donnant sur le chemin principal. Dès que les gens aperçoivent ma présence parmi eux, ils cessent de discuter ou le font à voix très basse. J’entends qu’ils chuchotent mon nom et je sens tous les regards sur moi. Il faut dire que je sors très rarement de la cuisine. Mon frère me lâche souvent que si je pouvais réaliser mes plats culinaires depuis une grotte glauque, je le ferais. Il n’a pas toujours tort, le frangin.

— Aaaaah, Sebastian, te voilà !

L’homme en costard marine se lève de sa chaise pour m’accueillir les bras grands ouverts. Andreï Romanov me contemple avec ce sourire immaculé sous sa moustache grise finement entretenue, et s’approche pour me faire l’accolade qui me met aussitôt mal à l’aise. Franchement, je reste pantois face à la présence de ce chef de la mafia russe dans mon resto en ce jeudi soir. Il connaît les règles : personne ne devait se pointer aujourd’hui. Ça n’augure rien de bon…

— Ne fais pas cette tête, petit, je ne suis pas là pour affaires, mais bien par simple plaisir.

Sa grande main toujours clouée sur mon épaule, il s’écarte pour planter son regard bleu océan dans le mien. Puis, sans le détacher, il glisse quelque chose dans la poche droite de ma chemise de travail. Un pot de vin… Encore.

— Monsieur Romanov, pardonnez-moi, mais du boulot m’attend, lui dis-je en reculant d’un pas pour montrer clairement mes intentions.

— Je peux comprendre, avec le monde qu’il y a. Ça fait contraste avec nos soirées et je ne veux pas t’ennuyer longtemps, t’inquiète. Avant que je te laisse retourner faire ta magie en cuisine, j’aimerais que tu rencontres mon nouvel associé.

Le Russe s’écarte de ma vue. Derrière lui se cache un homme asiatique d’une trentaine d’années tout au plus, avec un habit aussi noir que ses cheveux léchés sur le sommet de sa tête. Non, non, non… Ne me dites pas que…

— Sebastian Hunter, je te présente Shun Onishi, le nouveau dirigeant de la famille Onishi.

Et puis quoi encore ? Ce n’était pas assez de tuer son père à cette même table, il y a deux semaines, Romanov doit en plus préparer le terrain pour le fils ? La mafia japonaise était des clients acceptables, quoique le vieux passait presque tous les jours, à croire qu’il m’épiait… Ce ruskof de mes deux, ici présent, a abattu d’un plomb en pleine tête ce dirigeant pour la raison habituelle : le territoire. Enfin, c’est ce qu’il m’a dit. Ouais, bon, j’avoue qu’il m’a aussi donné un bonus plutôt convaincant en guise de compensation, mais ça reste que ses petits jeux qui prennent tous mes employés par surprise, j’essaie de les éviter.

Je fais un signe de tête au nouveau parrain, sans plus, et recule encore d’un pas.

— Shun sera des nôtres ce vendredi ; je tenais à t’en faire part pour éviter tout désagrément.

— Combien de personnes ? lui demandé-je en fixant mes yeux sévères dans ceux du mafieux âgé.

— De plus ?

En me voyant hocher la tête, il consulte son invité tout en se grattant le menton à la recherche d’une réponse.

— Huit, lance Shun sans jamais me regarder.

— Alors, huit de plus à ma place habituelle ; ça va pour toi ?

— Impossible ; bonne soirée, messieurs, répliqué-je en me retournant pour quitter cette conversation inutile.

Les questions de plannings, ce n’est pas moi qui gère ça, et je sais très bien pourquoi Romanov vient me voir moi à la place du répartiteur, alias Wesley Hunter, mon frère. Moi, je suis faible… Je finis toujours par flancher et dire oui.

Je reviens en chemin inverse entre les tables en entendant le chef de la mafia russe m’appeler derrière.

— Sebastian, attends ! Quel que soit ton prix, je le double !

Tout est toujours une question d’argent ici. Tout fonctionne à la minute où quelqu’un sort une liasse de billets bruns. Sous mon toit, il se passe un tas de trucs qui rapportent gros. Je stoppe net en arrivant devant la porte de la cuisine, avec Romanov sur les talons. Il me percute le dos avant de se confondre en excuses.

— J… je suis désolé, petit. Pardonne-moi, je suis déso…

— Pourquoi n’as-tu pas demandé à Wes ? le coupé-je froidement sans me retourner.

— Tu… tu connais ton frère. C’est interdit d’enfreindre l’horaire, même si c’est une question de vie ou de mort.

— Ouais, bon, avec toi, c’est plutôt une question de mort ou de mort.

— Pas cette fois-ci, crois-moi, c’est pour l’avenir de la ville, petit. Onishi père était vieux jeux, il craignait le changement, l’évolution. Ça me prenait du sang neuf, des nouveaux projets d’envergure, tu vois ce que je veux dire ?

— Je me fous de ce que tu fais de ta vie, Romanov. Tu respectes les règles, un point c’est tout. Certains soirs sont pour vos magouilles, et c’est Wes qui gère les réservations. On avait dit deux gangs à la fois, pour un maximum de douze personnes chacun.

— Combien ? Combien veux-tu, petit ?

— Ce n’est pas une question de blé, putain ! Les mecs du clan des Bloody Bears ont réservé l’autre moitié de la salle vendredi. Je ne peux rien pour toi.

Je pousse lentement la porte pour me réfugier dans mon antre, le seul endroit où ces ordures n’ont pas le droit de mettre le pied, quand le Russe dépose sa main sur mon épaule pour me retenir.

— Dix mille.

Son haleine chaude de vieux cigare près de mon oreille me donne envie de gerber.

— Écarte-toi. Tout de suite.

— Quinze mille.

D’un geste rapide, je me retourne face à lui avec le flingue chargé fixé sur son abdomen surdimensionné. Je ne peux pas croire que c’est la même histoire chaque fois.

— Vingt. Dernière offre.

— Va pour vingt mille, mais tu disparais dès 21 h. Pas une minute de plus.

— Merci, petit. Toujours un plaisir de faire affaire avec toi.

Ce demi-sourire diabolique, cette main tendue, cette attitude de vainqueur, c’est la seule conclusion qui survient avec moi. Comme dirait Wes : « Tu n’as pas de colonne ; sois un homme et tiens-toi droit si tu ne veux pas te faire piétiner. » Mais c’est toujours ce qui se produit. Et ce ruskof de merde le sait très bien. Non seulement je ne peux pas tirer en la présence de civils, mais je n’ai également pas le courage de le faire. Aussi monstrueux qu’est le personnage devant moi, la force d’agir ne vient jamais, même pour sauver mon propre cul.

Je range l’arme dans ma ceinture avant de quitter cette scène dégradante. Wesley va me tuer, c’est clair.

— Hey, Sebastian ! me lance un homme tout près du comptoir-caisse.

— Monsieur Thomsen, le salué-je en soupirant. Vous venez pour votre habituelle assiette de lasagnes, je vous l’apporte. Donnez-moi deux minutes.

Pour éviter que le vieux me raconte une autre des anecdotes de son temps, je me réfugie à l’arrière. À l’instant où j’entre dans la cuisine, Beryl lâche la spatule sur le comptoir pour m’accueillir avec son sourire blanc parfait. Je sais déjà qu’il a compris ce qui se passe avec Romanov. À voir ma tête de désespéré, pas besoin de lui faire de dessin.

— Tais-toi ! lui dis-je en me dirigeant vers le robinet pour me laver les mains.

Je l’entends se marrer derrière.

— Roh, mais je n’ai encore rien dit !

— Pas la peine, je sais exactement ce que tu allais me balancer.

— Je voulais simplement te donner un conseil.

— Ah ouais ? Et lequel ?

Il cache sa bouche comme s’il était sur le point d’exploser de rire. Son regard se brouille de larmes à mesure qu’il tente de reprendre le dessus pour me cracher ce qui le fait pouffer à ce point.

— Envoie-lui Anne le prochain coup. Elle sait y faire plus que toi avec ce « mafiosaure », au nombre de fois où elle refuse ses avances. Elle sait lui dire non !

Beryl m’observe avec le sourire qui sautille à force de contenir sa crise d’hilarité. Mafiosaure… Il l’a cherchée loin, celle-là. Voyant que je ne réagis pas à son conseil de merde, il finit par céder. L’écho de son rire franc résonne sur le carrelage des murs de la cuisine. Il frappe ses cuisses avant d’entourer son ventre de ses deux bras pour retenir les soubresauts de sa folie.

— Tu ne vas donc jamais apprendre, Seb ! Ha ha ha…

— Cesse de rire et apporte le plat à monsieur Thomsen qui attend.

J’attrape ensuite mon paquet de cigarettes et mon iPhone sur la planche à découper, puis file sans plus attendre vers la sortie où je réceptionne la marchandise.

L’air toujours humide de cette soirée de juillet me surprend une fois dehors. Le quai de déchargement vide, je m’installe sur la pile de caisses de bois au bord de la rambarde puis m’allume une clope pour relâcher la pression.

Mon restaurant se situe dans un immeuble aménagé à même le canal principal de la ville. Les habitants de la place aiment appeler l’endroit « la petite Italie » puisque, soyons honnêtes, les constructeurs des années 1920 ont clairement volé l’idée de ce pays. Quel manque d’originalité ! Un mur de bâtiments anciens longe le cours d’eau de chaque côté et tous les quais donnent accès au canal. Moi, j’y reçois mes commandes de nourriture, mais également toutes les livraisons des trafiquants du coin ainsi que la dope des dealers. Par chance, je ne touche jamais à leurs marchandises. Ils doivent réceptionner eux-mêmes, sinon je laisse couler. Et payer des plongeurs pour récupérer le stock, c’est cher pour ces radins de vieux de riches. Parce que c’est bien la clause sur laquelle nous nous sommes clairement fait comprendre au tout début de cette aventure périlleuse. Tu ne touches jamais à rien, t’as compris ? Pas même l’ombre de ton petit doigt, Seb, tu m’entends ? Puisque je suis considéré comme le « distributeur », mon frère, quant à lui, est le « répartiteur ».

Je tire une longue et interminable bouffée de nicotine pour étourdir le plus possible mes sens. Il y a de ça quelque temps, je ne fumais qu’en cas de grands stress. Maintenant ? J’ai l’impression d’en avoir besoin pour survivre. Mon cellulaire vibre dans ma poche. J’éteins la clope sous la semelle de ma botte avant d’attraper l’appareil. Mes doigts trouvent l’énorme liasse toujours tapie au creux de ma chemise de chef… Quelque chose me dit que Wesley est déjà au courant que j’ai flanché, encore une fois.

Être l’épicentre de la corruption, du meurtre organisé, des trafiquants en tous genres, ça fait que ma vie n’a jamais pu être facile. Et ce, depuis aussi longtemps que je me souvienne. Même avant la mort de notre père, tout a toujours été ainsi.

Le numéro de Wes s’affiche sur l’écran. Saloperie, ça va encore chauffer, je le sens.

— Ouais ?

— Dis-moi que ce n’est pas vrai ; dis-moi que c’est une putain de blague et que cet enculé d’Andreï n’a pas eu le dessus sur toi encore !?

— Je…

— Mais c’est quoi ton problème ? me coupe-t-il sans ménagement. Qu’est-ce que tu ne comprends pas quand je te dis « max deux associations à la fois, douze personnes » ; je dois te le dire en quelle langue ? Tu sais ce que je risque, moi ?

J’éloigne le téléphone de mon oreille pour le déposer plus loin sur une caisse de poissons vide. Ouais, parce que, le refrain, je le connais par cœur. Tout le monde me prend pour un faible. Même mon frère. Le mec pour qui j’ai le plus de respect sur cette terre me pense débile, exactement comme tous les autres. Le pauvre petit Sebastian Hunter, toujours plus frêle que son grand frère, plus peureux aussi, et certainement plus timide… Je défie qui que ce soit de voir son paternel se faire assassiner sous ses yeux et de garder pour lui seul le secret de ce qu’il a vu pour le restant de ses jours. Je ne suis que l’ombre de moi-même depuis puisqu’une partie de mon âme est décédée ce jour-là avec mon père.

La voix de Wes semble s’apaiser ; je reprends l’appareil comme si de rien n’était.

— … alors pour ton manque grave des affaires, Seb, tu as mon tour d’ouverture demain matin.

— Ah non, pas question ! J’ai une soirée de merde et je vais probablement me coucher au petit matin à cause de ça.

— T’avais qu’à tenir tête jusqu’au bout !

— Tu vas en profiter pour ramener une femme dans ton lit et fêter toute la nuit pendant que, moi, je dois me farcir la fermeture en plus de l’ouverture ?

— C’est le plan, me répond-il toujours avec ce timbre arrogant dans la voix.

Le maudire parce qu’il joue constamment au père avec moi va finir par me rendre plus dingue que je le suis. Dans notre jargon, faire l’ouverture du restaurant consiste à recevoir une cargaison illégale par bateau. Ce qui veut dire me lever avant le soleil, accueillir et donner accès à celui qui doit récupérer la marchandise, et veiller à ce que tout se passe conformément à nos règles. Tout ça est à refaire chaque week-end, en plus des extras qui arrivent régulièrement…

Déjà que je ne suis pas un mec matinal, je plains celui qui sera jumelé avec moi demain parce que, comme je ne dors pas sans somnifère, mon état comateux n’aura rien de professionnel. Désolé pour tes affaires, Wesley Hunter.