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Le départ pour le bloc est toujours très matinal. Le patient est gardé à jeun. Toutes sortes de médicaments lui ont été administrés dans les jours précédant l'intervention. Il faut le temps de la toilette, de la préparation, de l'endormissement. À tout cela, il n'est pas possible d'assister. Alors, comme on vous l'a demandé, vous restez chez vous, assis silencieusement auprès du téléphone. Vous êtes dans l'horreur de l'attente. Vous dévalez immobile des marches de nausée. Le corps est infiniment lourd. Une impression inutile d'inertie vous habite des pieds à la tête. Il n'y a plus de mots pour dire ce que vous éprouvez et si les mots manquent, alors se dérobent avec eux les sentiments ordinaires que, dans la vie des autres, ils servent à nommer. Une part de vous-même n'existe plus. Elle vous précède dans l'abîme lourd et froid de Ia catastrophe. Vous êtes livide. Seule la pâleur de votre face vous trahit. Il n'y a plus personne à qui vous puissiez parler. Il n'y a plus rien que vous puissiez dire. Vous essayez de voir en esprit ce qui, vous l'espérez, ne sera jamais. Vous pensez qu'imaginer les choses est une façon de les conjurer. Vous cherchez dans votre tête les mots avec lesquels vous expliquerez à l'enfant le bras manquant. Vous vous voyez cherchant des doigts la main que vous ne serrerez plus. Vous assistez, avec une précision si cruelle, au retrait du lourd pansement chirurgical, révélant, les dernières bandes ôtées, le flanc vide et le moignon couturé. Depuis quelques jours, quelqu'un, à l'intérieur de vous, observe tous vos gestes, vous épuise de remarques continuelles chaque fois que vous vous aidez de votre main gauche pour accomplir telle ou telle besogne insignifiante. Vous vous dites : demain, peut-être, cela ne lui sera plus possible. Les autres qui vous voient vous diraient calme et maître de vous. Mais dans votre tête tourne un disque blanc, une sorte de comptine folle et rudimentaire par laquelle vous espérez lasser le sort, le convaincre de renoncer à son gage sanglant de chair. Vous n'aurez pas la force. Vous ne saurez pas convaincre l'enfant de l'insignifiance de cette mutilation, et qu'il faut malgré tout poursuivre le traitement, considérer l'avenir, guérir pour pouvoir vivre une vie qui sera, en dépit de tout, une vie heureuse. Vous ne pourrez pas même contempler la plaie propre qu'auront laissée les chirurgiens, la forme nouvelle du buste, son impensable déséquilibre, son asymétrie d'horreur. Ou peut-être le pourrez-vous comme vous avez pu, après tout, endurer tout ce qui a précédé. Car vous ne savez rien de ce qui reste encore à venir, de l'obstination cruelle, de la vengeance impersonnelle de cette force sans nom qui s'est saisie au hasard de votre enfant pour que dans le temps resplendisse sa splendeur noire.

 

Mais vous vous raisonnez... Cela ne sera pas... Le téléphone va sonner tard dans la matinée et l'on vous dira que tout s'est déroulé comme prévu. Si le téléphone n'a pas sonné à onze heures, c'est que tout est gagné. À onze heures, le téléphone ne sonne pas. Mais vous pensez que cela ne prouve rien, après tout. Il faut attendre encore. Midi sera l'échéance véritable. Et à midi le téléphone ne sonne pas.

 

Plus l'opération dure, plus il est probable que l'amputation n'aura pas lieu. Car couper un bras, si cela s'avère nécessaire une fois la tumeur découverte de sa gaine de chair, est bien plus rapide que d'inciser précautionneusement os, muscles, nerfs... Bien entendu, les chirurgiens feront tout ce qui est humainement possible. Ils s'acharneront à sauver le membre malade. Et peut-être est-ce seulement au bout de douze heures d'efforts vains dépensés dans la clôture de plus en plus pesante du bloc qu'ils devront renoncer. Ils contempleront sur la table le carnage de chair, la fleur noire épanouie de la tumeur, ils verront les sillons sanglants qu'ils auront tracés à la lame autour d'elle. Ils suivront des yeux le réseau contrarié, défait des veines et des nerfs, reconsidéreront mentalement l'insoluble problème qui depuis le matin les tient en échec. Ils envisageront une dernière fois toutes les techniques qui permettent en pareil cas de ruser avec l'impossible. Mais ils constateront encore que tout cela est sans espoir. Alors le chirurgien en charge de l'intervention, après avoir consulté des yeux ses assistants, fera un pas en arrière et, épuisé, leur abandonnera la charge d'amputer le bras à hauteur de l'épaule.

 

Le temps qui passe ne signifie rien. Il faudrait téléphoner puisqu'on ne vous appelle pas. Mais peut-être est-il encore trop tôt. L'infirmier en chef qui vous a laissé son numéro direct pour que vous puissiez le joindre doit être encore en train de déjeuner. Il n'y a sûrement personne dans son bureau. Vous voulez vous réserver de le harceler plus tard dans la journée quand la probabilité d'une nouvelle remontant du bloc sera plus élevée. À deux heures et demie, vous téléphonerez. À deux neures dix, vous saisissez le combiné. L'homme vous répond d'une voix neutre. Il n'a encore été informé de rien. Rappelez de demi-heure en demi-heure. À seize heures, la voix a changé, elle vous fait part d'une « nouvelle sympathique » : le bras a pu être conservé, tout s'est passé comme prévu. Est-il possible de voir l'enfant ? Il faut attendre. Il reste encore à recoudre, à panser. Elle ne remontera pas du bloc avant plusieurs heures. Vous accourez à l'hôpital. Un soleil doux et chaud brille sur Paris et ses jardins. Vous apercevez au loin certains des chirurgiens assis à la terrasse d'un café, buvant une bière fraîche, ne parlant pas, les yeux dans le vague, épuisés sans doute par l'effort et la tension nerveuse. Ils ne vous ont pas vu. Vous hésitez à aller les saluer, les remercier. Mais vous vous dites qu'il y a des gratitudes telles qu'il n'est pas possible de les exprimer, qu'un simple « merci » n'aurait tout simplement pas de sens au regard de l'enjeu qu'ils connaissent autant que vous.

 

Sitôt sortie du bloc, l'enfant a ouvert les yeux. Elle a passé à peine une demi-heure en salle de réveil. Elle remonte en brancard par le lourd ascenseur qui, depuis le sous-sol, gravit un à un les étages de la tour hospitalière. Elle est dans l'empâtement de la demi-conscience. Des images vagues tournent devant ses yeux. Des souvenirs lourds et insensés peinent à traverser l'écran de sa mémoire. Il y a des figures qui lui viennent dont elle ne sait si elles sont de rêve ou de réalité. Des hommes blancs et bleus se penchent sur elle. Ils sont masqués et leur face est éclairée à l'envers par un grand soleil livide et puissant, pendu au plafond d'une chambre dallée de blanc. On étend sur elle un drap. Elle entend des phrases qu'elle ne comprend pas. Elle croit reconnaître certaines voix. Elle voudrait demander s'il y a derrière l'un des masques quelqu un qu'elle connaît. Ses parents ne peuvent pas être loin. Ils sont toujours auprès d'elle. Pourquoi s'être déguisés ainsi ? Ça n'est pas très drôle. Elle voudrait parler. Mais elle ne peut pas. Elle est immobile. À l'intérieur d'elle, il y a quelqu'un qui respire à sa place. Elle sent résonner le battement de son cœur. Elle est comme à l'intérieur d'un rêve. Mais ce rêve ne ressemble à aucun autre. Car les rêves d'habitude sont faits avec les morceaux mélangés de ce que l'on a vécu. Ici, tout est différent. Les hommes masqués sont peut-être des anges, des clowns blancs, de grands oiseaux immobiles et concentrés qui veillent sur elle et s'affairent avec leurs griffes et leurs becs sur un morceau de chair dont elle ne sait pas très bien ce qu'il est Tout change si vite. Les images basculent, se renversent, elles se creusent, se divisent par le milieu ; elles sont comme les pages feuilletées très vite d'un livre qu'il n'aurait pas fallu ouvrir, un livre de grands tiré de la bibliothèque où des illustrations compliquées se commentent avec des mots inconnus. Les oiseaux blancs se sont envolés dans un bruissement d'ailes paisible et satisfait. C'est la nuit puisque le grand soleil surplombant s'est éteint et que tout brille désormais d'une clarté de veilleuse. Au-dessus d'elle, un visage nu et renfrogné est fixé à l'envers. Des mains sont posées de chaque côté de sa tête. Elle est couchée sur une planche étroite dans l'appareillage ordinaire de tubes et de poches. Les murs blancs ont viré au brun. La maison tout entière semble sauter lourdement à pieds joints. Cela fait une rumeur régulière de vibrations. Lorsque le tremblement cesse, une fissure verticale de lumière s'ouvre dans la façade. Elle s'élargit et se transforme en large rectangle de clarté par lequel passe le brancard où elle est étendue. La conscience revient. Maman l'attend là. Pauline soupire et ses gémissements veulent dire : – Alors, Maman, est-ce qu'on a enlevé un petit ou un gros bout du bras ? – Un petit, ma chérie, un petit seulement. Tout va bien. Je suis là. Repose-toi... Endors-toi...

 

Le pansement est lourd, énorme, s'enroule autour du thorax tout entier passant sur l 'épaule et le ventre pour garantir l'immobilité absolue du bras. Les doigts dépassent du bandage et l'on peut vérifier qu'ils fonctionnent normalement. Ce nouvel habit de laine est chaud par ces premières journées d'été et doit être entièrement refait tous les deux jours. Lorsque tout le tissu a été ôté et que la petite momie a retrouvé le confort de la nudité, on peut observer le bras opéré. Dans sa partie supérieure, le bras s'est légèrement aminci, rétracté. La perte du volume musculaire est visible. Une longue cicatrice suit le tracé vertical de l'humérus et s'enroule sur l'épaule absente. Tout cela compte si peu maintenant que l'essentiel a été préservé. Dans la plaie sont fixés deux drains qui aspirent sang, sécrétions ou impuretés, les évacuant le long de deux tubes en plastique guidant à deux bouteilles nommées redons. Le rétablissement de l'enfant est rapide. Elle marche bientôt, se nourrit. La fièvre est tombée, les douleurs s'évanouissent. Les semaines de convalescence semblent longues tant la vie a vite repris le dessus et l'on voudrait pouvoir oublier, partir. On se distrait de visites, de promenades dans les petits jardins de l'hôpital. Tenant de sa main valide les flacons transparents qui pendent de son flanc, Pauline peut aller jusqu'à la cafétéria prendre un jus d'orange, acheter au kiosque un livre, un journal, un petit jouet, s'asseoir au soleil sur l'un des bancs de pierre de la cour carrée. Au centre de cette minuscule géométrie d'arbres et de plates-bandes est creusé le disque peu profond d'un bassin où tournent quelques poissons. Pauline escalade les marches et les margelles. Elle contemple le travail d'un jardinier tondant les pelouses, taillant les haies, arrosant les fleurs. Comme nous, elle respire à pleins poumons la fraîche odeur d'enfance que l'herbe coupée fait au soleil.