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Si Papa s'endort ainsi devant les dessins animés du matin, c'est qu'il dort mal la nuit. Le whisky ne l'abrutit pas assez. Il plonge dans le sommeil assez vite. Puis au bout de quelques heures, quelque chose le rappelle avec insistance vers la surface. Il rêve et s'égare dans le noir entre songe et réalité. Il ne sait plus de quel côté se tiennent les cauchemars. Des pleurs de petite fille lui parviennent à l'oreille. Mais il les a peut-être inventés. Il faut se lever. Il nage dans la sueur bête de ses rêves qu'encombrent par dizaines des visages indifférents. Ceux qu'il croise ainsi intervertissent leurs noms et leurs faces. La machine inconsciente débite ses intrigues codées qui le ramènent dans des paysages d'enfance depuis longtemps oubliés. L'ancienne maison de campagne des bords de l'Yonne jouxte désormais la Sorbonne. Dans le jardin où se déroule une compétition d'escrime à laquelle il prend part, il rencontre d'anciens camarades de classe, s'entretient avec des personnages inexistants, se trouve confronté à des problèmes de travail, d'argent. On lui annonce qu'il doit passer à nouveau des examens obtenus il y a plus de dix ans. Il doit faire une conférence et réalise que ses notes sont rédigées dans une langue qu'il ne comprend pas. Il s'embrouille en public dans la savante exégèse d'un poème sumérien dont on semble trouver tout naturel qu'il en fournisse sur-le-champ la traduction. Puis il marche nu dans la rue et s'en trouve fort embarrassé. Il y a d'autres corps nus, d'hommes et de femmes, aux sexes bien visibles mais il ne sait plus lequel de ces corps est le sien. C'est trop bête d'avoir ainsi égaré sa peau ! Des cadavres sont pendus aux crocs d'une boucherie. On lui demande de les identifier. Un homme à la blouse blanche tachée de rouge le réprimande et lui demande si son corps à lui est bien consigné. On exige de lui qu'il produise un ticket, un reçu, une fiche de garantie où figurerait le numéro de fabrique. Il fouille ses poches inexistantes. Plus loin, on commence à débiter les viandes à la tronçonneuse. Cela fait un vaste amas grotesque de membres. Il a l'impression d'être un acteur interprétant un rôle dans le deux cent cinquante-septième épisode d'un invraisemblable feuilleton gore. On s'adresse à lui. Il doit donner la réplique, accomplir tel ou tel geste mais personne n'a pris la peine de lui expliquer l'histoire embrouillée où il doit intervenir. C'est toujours le même matériau stupide dont les songes sont faits. L'étoffe de nos vies ? Oui, la même rumination hallucinée de craintes médiocres, d'embarras dérisoires, d'atrocités rentrées... Le récit qu'il suit dans la nuit s'émiette, s'incurve, se ramifie, se disperse. Les péripéties se multiplient. Cela fait des dizaines d'histoires à la fois, sans queue ni tête, sans rime ni raison, sanglantes et niaises. L'étonnant est qu'il sait très bien où le mènent toutes ces aventures de désordre. Derrière le rêveur, un autre veille qui tient le compte des jours. Les paysages finissent toujours par s'effacer. Une eau froide l'entoure. Elle grimpe autour de ses jambes, entoure ses hanches. La mer monte. Il réalise qu'il tient dans ses bras le corps doux et inerte d'une petite fille. Avec elle, il ne parviendra pas à nager. Ses chevilles sont prises dans le gel de la vase. Il tente de l'abriter contre son épaule. Elle dort à poings fermés et pourtant elle pleure, elle gémit. Il se réveille en sursaut. Il faut se lever. Mais c'est la nuit. Et tout est noir et silencieux.

 

Papa se réveille donc quand tout le monde dort et allume doucement la télévision. Avec le câble, le flot des images ne tarit jamais. Les talk-shows l'amusent, surtout les plus sérieux. Depuis quelque temps, il a une prédilection pour les sujets de société, les émissions littéraires ou médicales. Il faut entendre tout cela... Les occasions de rire sont si peu nombreuses... Plus c'est mauvais, meilleur c'est... On n'en croit plus ni ses yeux ni ses oreilles...

 

Un ex-romancier rassemble sur son plateau toutes les vedettes de la pensée. Une salope notoire à mise en plis bouffonne plastronne et fait son piètre numéro de clown. Ce grand intellectuel n'a jamais su mettre une idée à la suite de l'autre. Depuis vingt ans, grassement rémunéré par tous les pouvoirs, il sert sa clientèle en clichés réactionnaires. Il déclare avec assurance : C'est l'évidence : Marx n'a jamais été qu 'un exécrable philosophe ! Tout à fait minable, je vous assure... Il faut en finir avec toutes ces fausses gloires de la pensée que l'idéologie nous a imposées. Venu promouvoir son catéchisme laïc, un philosophe moustachu émet une vague protestation et devient imprévisiblement sympathique : Il y a malgré tout... Mais autour de lui, on sourit avec complaisance. Oh ! oh ! nous sommes sur la bonne voie ! À quand Bigard corrigeant Heidegger, Timsit retouchant Parménide ?...

 

Mais depuis que sa fille est tombée malade, Papa se lasse vite de la littérature, de la politique, de la philosophie. Il ne peut se soustraire, par contre, à la fascination des émissions médicales. Il a fini pourtant par en avoir assez du cirque-SIDA, de ses clowns, de ses jongleurs, de ses acrobates, de la branlette caoutchoutée des vedettes qui, en prime time, essuient une larme et, entre deux campagnes de promotion, distribuent sans risque leurs baisers aux lépreux. Il zappe.

 

En faisant le tour des chaînes à une heure assez tardive, il est toujours possible de tomber sur une émission qui soit consacrée à la douleur, à la maladie. Le cancer ? Bien souvent. Un journaliste rassemble sur son plateau malades et médecins. Les témoignages alternent avec les explications scientifiques. Un homme explique comment il n'a jamais baissé les bras, comment, avec l'aide des médecins, il a lutté contre la maladie et comment, encore, après trois semaines héroïques de cure chimiothérapique, il a appris que sa volonté, son envie de vivre avaient été récompensées et que la tumeur avait fondu comme neige au soleil. On interroge son médecin qui renchérit, explique comment le savoir-faire moderne dont disposent des services de pointe comme le sien a permis d'obtenir des résultats hier encore impensables. C'est une belle leçon de vie et d'espoir.

 

Le problème avec ce genre d'émission – quelles qu'en soient parfois les bonnes intentions –, c'est qu'on n'y interroge jamais que les survivants. Toutes les histoires racontées sont des success-stories qui permettent à l'animateur d'amener calmement sa morale conviviale et d'envoyer, rassurés, les téléspectateurs au lit. Et la déontologie ? Et le souci d'objectivité qui oblige à équilibrer le pour et le contre sur les plateaux de la balance d'images ? J'ai mon idée là-dessus. Il faudrait donner à tout le monde la parole : interroger les morts et introduire à la télévision « les tables rondes tournantes ». Je fais breveter le concept. Pradel et Dumas se l'arrachent. Je deviens richissime. Seuls quelques petits détails techniques restent encore à régler : – Nous sommes en duplex avec l'au-delà... Vous nous recevez ? – ... – Monsieur, je lis sur ma fiche que vous êtes décédé des suites d'une longue et douloureuse maladie. Est-ce que vous pourriez nous préciser un peu les conditions dans lesquelles tout cela s'est passé ?... – ... – Je crois que nous avons un petit problème technique. La liaison va être rétablie d'un moment à l'autre... – ... – Peut-être un message d'espoir adressé de là où vous êtes à nos téléspectateurs ?... – ... – On me signale en régie qu'il va être malheureusement impossible de vous faire entendre ce témoignage... Nous vous prions de nous excuser... Ce sont les aléas du direct dans une émission telle que la nôtre... Nous allons rendre la parole à Monsieur le Professeur, sommité que le monde nous envie... Monsieur Le Professeur ? – En conclusion, je dirais que nous sommes indiscutablement sur la bonne voie... J'ai été particulièrement ému par les témoignages bouleversants que vous nous avez proposés... C'est un formidable exemple de courage et d'humanité que les malades nous donnent chaque jour... Les efforts en faveur de la recherche doivent encore s'intensifier... Mais je tenais à dire que vous pouvez compter sur nous et que les médecins, les soignants, les savants ne connaîtront pas de repos tant que la maladie n'aura pas été vaincue ! L'animateur enchaîne. C'est bon, lancez le générique !