— Vous êtes sûre d’aller bien, tante Kate ?
— Ah. Oh. Euh…, balbutia lady Oxbury.
Non, elle n’allait pas bien du tout. Dieu merci, personne d’autre n’était présent dans les commodités. Perdre ainsi toute contenance était déjà bien assez gênant sans qu’elle doive en plus se donner en spectacle devant une poignée de curieux.
Il fallait qu’elle parvienne à se calmer avant de remettre les pieds dans la salle de bal.
Kate joignit les mains et essaya de ralentir sa respiration. Si seulement elle avait pu desserrer son corset. Elle regrettait d’avoir demandé à Marie, sa femme de chambre, de tirer autant sur les lacets. C’était stupide de sa part mais elle s’était imaginé qu’ainsi elle serait de nouveau jeune, mince et virginale, voire qu’elle retrouverait ses dix-sept ans. Voilà qui était tout bonnement impossible. Marie aurait beau tirer sur les cordons jusqu’à ce qu’ils rompent, lady Oxbury aurait toujours des rides au coin des yeux et des mèches grises disséminées dans sa chevelure…
Elle n’avait plus dix-sept ans. Alex avait dû être surpris, pour ne pas dire horrifié, en voyant à quel point elle avait vieilli.
Oh, Alex.
Kate gémit doucement. Elle s’obligea à inspirer par le nez puis à expirer par la bouche. Respire. Calme-toi.
— Tenez, respirez un peu vos sels, lui dit Grace en passant la petite boîte odorante sous le nez de sa tante.
— Non, je… Ah !
Kate redressa brutalement la tête en inhalant le parfum piquant.
— Vous vous sentez mieux ?
— Euh…
Non. À peine avait-elle davantage conscience de l’état lamentable dans lequel elle se trouvait. Serait-il envisageable qu’elle passe toute la soirée dans cette pièce ?
Il n’en était pas question. En tant que chaperonne de Grace, il était de son devoir de retourner dans la…
Respire.
Grace continuait d’agiter le flacon de sels sous son nez. Kate s’en empara et le referma.
Il y avait de fortes chances qu’Alex – Mr Wilton – n’ait même pas remarqué son entrée dans la salle. Il ne s’était certainement pas souvenu d’elle et des incidents déplorables qui avaient jalonné la Saison à laquelle elle avait été conviée. Il avait sûrement oublié la scène humiliante qui s’était déroulée dans le jardin de cette même propriété.
Elle gémit en se couvrant le visage de ses mains.
— Tante Kate, seriez-vous souffrante ?
— Non, je vais bien, répondit-elle en levant vers Grace la main qui tenait le flacon de sels.
Alex avait-il remarqué sa présence ? Elle avait été trop surprise pour apercevoir, et encore moins traduire, l’expression de son visage.
— Dites-moi ce qui ne va pas, exigea Grace. Y a-t-il un problème avec ces deux hommes ?
Deux ? Ils étaient deux ? Kate fit un effort pour surmonter son désarroi. Ah oui. Elle se souvint que l’autre était plus jeune et ressemblait beaucoup à Alex. Il devait s’agir de son neveu, le fruit de la première discorde entre les Wilton et les Belmont.
Bonté divine, pourquoi Alex est-il venu ? Il aurait mieux valu qu’il reste dans sa province. Quelle coïncidence infernale l’avait fait revenir à Londres au moment précis où elle avait décidé de s’y rendre ?
Les parents d’Alex étaient décédés à peu près en même temps qu’Oxbury. C’était peut-être ça. Quand elles sont confrontées à la mort, certaines personnes réfléchissent à la vie qu’elles ont menée. Le décès de son mari l’avait sans aucun doute poussée à se poser des questions sur sa propre existence.
— Tante Kate…, insista Grace.
Lady Oxbury rougit. Elle avait pensé, sans oser se l’admettre, qu’en accompagnant Grace dans sa recherche d’un mari, elle pourrait… jeter un coup d’œil, elle aussi, dans les salles de bal de Londres. Même si l’héritier d’Oxbury lui faisait mener une existence minable qui se cantonnait à la maison douairière, elle ne cherchait pas un nouvel époux mais plutôt…
Elle était veuve et les veuves étaient autorisées, voire encouragées, à prendre certaines… libertés. Elle avait donc pensé que…
Mais elle ne s’était pas imaginé qu’elle allait retrouver Alex.
Vingt-trois ans plus tôt, elle avait soif d’aventure et d’inattendu. Ses rêves étaient peuplés d’hommes séduisants et de baisers volés, d’amour et de mariage, de « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. »
Elle avait gagné en sagesse avec le temps. Elle savait bien que la vie réserve des satisfactions si l’on y met du sien – et avec un minimum de chance. Mais vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants ? Voilà qui était réservé aux contes de fées.
Pourtant, Alex était bien là. Se pouvait-il… Était-il envisageable que… ?
— Ma tante ! Mais qu’avez-vous ? Êtes-vous malade ? Voulez-vous partir ?
Oui, oui. Il fallait qu’elle parte, loin de ce bal, loin de Londres. Elle voulait se retrouver dans un endroit où elle se sentirait en sécurité, où elle pourrait se cacher.
Mais un tel endroit n’existait pas. Le domaine d’Oxbury, avec son manoir bien propret et ses allées taillées au cordeau, n’était plus son foyer, et si Kate quittait la capitale, Grace devrait la suivre. Elle perdrait ses chances de faire ses débuts dans le monde et de se choisir un mari par elle-même.
Kate ne voulait pas que Grace soit forcée par les circonstances – ou par Standen – à faire la même erreur qu’elle.
— Tante Kate ! s’exclama Grace, désormais réduite à la secouer par l’épaule.
— Quoi ? s’écria Kate en cillant avant de la regarder.
— Dois-je demander à quelqu’un de faire avancer notre voiture ? demanda sa nièce d’un air très inquiet.
— Non. Non, bien sûr que non.
Kate prit le temps de s’humecter les lèvres et de lisser sa robe. Ses mains ne tremblaient presque plus.
— Je vais très bien, dit-elle.
Grace ouvrit alors la bouche mais Kate leva une main pour endiguer les protestations de sa nièce.
— Je vous assure que je vais très bien. J’ai eu une petite crise de nerfs, voilà tout, ajouta-t-elle dans un sourire forcé. Cela faisait des années que je n’avais pas mis les pieds dans une salle londonienne. J’ai été un peu submergée par mes émotions mais c’est passé. (Elle se leva et vérifia la position de sa jupe.) Allez, retournons au bal.
— Pas avant que vous m’ayez expliqué ce qui vient d’arriver, déclara Grace en croisant les bras de manière décidée.
En cet instant, Kate aurait souhaité que sa nièce soit d’une stature moins intimidante.
— Je viens de vous le dire, insista-t-elle. J’ai eu un petit vertige.
Grace afficha le même air sceptique que prenait parfois son père. Une expression détestable aux yeux de Kate. Malheureusement, depuis la mort de ses parents – elle n’était alors qu’une enfant –, elle l’avait vue bien trop souvent à son goût. C’était toutefois moins désagréable que l’air hautain et froid qu’il arborait quand il était en colère… comme la dernière fois qu’elle était venue à Londres, par exemple.
— Je ne suis peut-être pas rompue aux usages de la capitale, tante Kate, mais je ne suis pas une gourde non plus. Vous vous êtes montrée d’un calme olympien tout au long de ce voyage. J’imagine mal qu’une simple salle de bal, fût-elle pleine à craquer, puisse vous faire trembler de la sorte. J’ajouterai que votre crise de nerfs n’a commencé qu’au moment où vous avez posé les yeux sur le grand monsieur un peu âgé posté près des arbustes en pot. Qui est-il ? demanda Grace avant de sourire. Mais surtout, qui est le jeune homme qui l’accompagne ?
À son grand dam, Kate constata que les yeux de Grace étincelaient. Quelle malédiction ! De tous les hommes présents à Londres, de tous les hommes du monde, c’était justement celui que Grace ne pourrait jamais avoir.
— Je n’en suis pas sûre, répondit Kate.
Elle fit mine de partir mais Grace la retint par le bras.
— Qui pensez-vous qu’ils soient, alors ? lui demanda-t-elle.
Kate s’avoua vaincue. Il était clair que Grace ne cesserait de la harceler que lorsqu’elle aurait sa réponse.
— Cela fait des années que je n’ai pas vu le plus âgé des deux et je n’ai jamais rencontré le plus jeune. Toutefois… Eh bien, je pense…
— Oui ? dit Grace.
Elle semblait fulminer et serrait les dents. Si elle avait été son père, elle aurait très certainement commencé à hurler.
— Qui sont-ils, ma tante ? répéta-t-elle.
— Je pense que le plus âgé est Mr Alexander Wilton et que le plus jeune est son neveu, le baron Dawson.
— Oh, dit Grace.
Kate se sentit soulagée. Sa nièce semblait avoir conscience du problème. Il allait donc être facile de la mettre en garde et de l’enjoindre à éviter ces messieurs.
— J’imagine que votre père a déjà mentionné ce nom devant vous.
— Cela lui est arrivé, reconnut Grace.
Elle se mordilla la lèvre. En effet, elle avait entendu son père parler du précédent baron, le grand-père de celui-ci. En général, cela commençait invariablement par « ce satané Dawson » pour déboucher sur une condamnation sans appel de l’homme et de sa famille, passée, présente et à venir. Un jour, elle avait commis l’erreur de demander à son père pourquoi il détestait autant lord Dawson. Elle n’avait pas obtenu de réponse claire mais un chapelet de jurons suivi d’un silence de plomb.
Le vieux baron était mort un an plus tôt, peu de temps après lord Oxbury. C’était également à cette époque que son père avait décidé qu’elle devait épouser John. Sur le moment, elle s’était imaginé que cette lubie avait été déclenchée par le décès de lord Oxbury. Mais elle n’en était plus si sûre.
— Tante Kate, pourquoi père déteste-t-il autant les Dawson ? Ce n’est pas comme si nous étions voisins. Pour autant que je sache, il n’a jamais rencontré les deux hommes présents au bal de ce soir. Ou déteste-t-il le vieux baron en particulier ? Je lui ai déjà posé cette question mais il ne m’a pas répondu.
Bien sûr qu’il a refusé de répondre, pensa Kate. Surtout à sa fille. Mais il n’appartenait pas à lady Oxbury de révéler les secrets de Standen, surtout qu’elle ne tenait pas à exposer ses propres écarts de conduite.
— Tout ce que vous devez savoir, c’est qu’il vous faut éviter ces hommes, déclara-t-elle.
Grace, les sourcils froncés, affichait un air obstiné, une autre expression qu’elle avait héritée de son père.
— Tout cela est ridicule, dit-elle. Si vous ne pouvez pas ou ne voulez pas me dire de quoi il retourne, je vais de ce pas le demander à lord Dawson. J’imagine qu’il le sait, lui.
Kate gémit. Grace aurait-elle l’audace de mettre sa menace à exécution ?
— J’ignore totalement ce que lord Dawson sait ou ne sait pas, finit-elle par dire. Mais cela n’a aucune importance. Ce n’est pas le genre de conversation que l’on doit tenir dans une salle de bal pleine de commères.
— Dans ce cas, je trouverai un endroit plus discret où poser mes questions, annonça Grace avec désinvolture. Le jardin, par exemple.
— Non ! s’exclama Kate.
La dernière fois qu’un Wilton avait emmené une Belmont dans le jardin du duc d’Alvord… Kate posa la main sur sa poitrine. Était-ce la honte qui faisait ainsi battre son cœur ou bien… ?
Oui, c’était forcément la honte. Cela tombait sous le sens. Il n’y avait pas à en douter. Elle ne voulait pas se remémorer cette soirée si pénible.
Pourtant, la situation n’était devenue vraiment désagréable que plus tard, quand Standen lui avait demandé de le rejoindre dans son bureau. Les instants passés avec Alex dans le jardin avaient été exceptionnels. Elle chérissait ce souvenir, le gardait précieusement au plus profond de son cœur.
Mais il n’était pas question que Grace se fabrique des souvenirs avec l’actuel baron.
— Vous savez bien qu’il serait inconvenant que vous vous retrouviez dans ce jardin avec un homme, lui dit-elle.
Grace haussa les épaules. Sa tante crut voir une pointe de défi dans son regard.
— N’ayez crainte, ma tante. Je ne ferai rien qui puisse déboucher sur un scandale, la rassura-t-elle. De plus, John n’est pas homme à écouter les ragots qui se colportent à Londres.
— Mr Parker-Roth n’attache peut-être aucune importance aux qu’en-dira-t-on mais ce n’est pas le cas de la haute société. Voulez-vous que votre Saison prenne fin avant même d’avoir commencé ?
— Je veux juste découvrir quel est ce secret que père et vous me cachez.
— Grace, je…
Deux femmes firent alors irruption dans la pièce.
— … et avez-vous vu le regard furieux que lady Charlotte a lancé à cette Américaine ? demanda la plus boulotte des deux. Jamais je n’aurais… Oh ! (Elle s’immobilisa, dévisagea Kate et écarquilla les yeux.) Seriez-vous…, balbutia-t-elle. Est-ce possible ? Lady Kate Belmont ? Pardon, lady Oxbury ?
— Effectivement, je suis lady Oxbury. Et vous êtes ?
— Vous ne me reconnaissez pas, Kate ? s’esclaffa la femme. Je sais que j’ai pris du poids avec toutes mes grossesses mais je ne pensais pas avoir changé à ce point. Nous avons fait nos débuts la même année. Nous nous cachions dans les ficus lors du bal des Wainwright, trop effrayées pour adresser la parole à qui que ce soit. J’ai été vraiment triste quand vous avez quitté la capitale si brusquement.
— Prudence ? Prudence Cartland ? demanda lady Kate avec un regard interrogateur.
— Elle-même, si ce n’est que je suis devenue lady Delton. Je vous présente mon amie, Mrs Neddingham.
— Je suis ravie de faire votre connaissance, Mrs Neddingham. Permettez-moi de vous présenter ma nièce, lady Grace.
Durant toute la conversation qui suivit avec ces deux femmes, Kate ne put s’empêcher de sourire. Même si, à bien y réfléchir, c’était une évidence, elle n’aurait jamais imaginé qu’elle avait encore des relations à Londres. Elle se souvenait bien de la petite Prudence, toute timide. À présent qu’elle savait de qui il s’agissait, elle retrouvait dans les formes généreuses de cette matrone la jeune fille aux côtés de laquelle elle avait fait ses premiers pas dans le beau monde. Allait-elle croiser d’autres anciennes connaissances durant ce bal ? Mis à part Alex, bien entendu…
Alex ! Avec son neveu ! Il fallait absolument qu’elle veille à ce que Grace ne s’en approche pas. Cette gamine avait déjà manifesté bien trop d’intérêt pour les Dawson. Si elle était vraiment attirée par le baron… Non, le destin ne se montrerait pas aussi cruel.
— J’ai été ravie de vous revoir, Prudence, ainsi que de faire votre connaissance, Mrs Neddingham, mais Grace et moi devons…
Kate regarda alors à sa droite. Grace, qui s’y trouvait un instant plus tôt, avait disparu. Pire, elle ne se trouvait même plus dans la petite pièce.
— Vous cherchez votre nièce, Kate ? lui demanda Prudence en riant. Je crains qu’elle se soit lassée d’écouter les vieilles femmes que nous sommes échanger leurs souvenirs. Elle s’est éclipsée il y a bien dix minutes.
C’était la providence qui avait envoyé Mrs Neddingham et lady Delton, se dit Grace en quittant la pièce réservée aux dames. Désormais, elle pouvait se mettre en quête de lord Dawson sans avoir à en débattre au préalable avec sa tante. Elle était déterminée à découvrir pourquoi son père ressentait une telle aversion envers la famille du baron… mais aussi pourquoi tante Kate s’était enfuie dès qu’elle avait aperçu Mr Wilton.
Si sa famille avait quelques cadavres dans le placard, elle était prête à les rencontrer, surtout si ceux-ci la poussaient vers l’autel pour épouser Mr Parker-Roth.
La salle de bal était encore plus bondée qu’à son arrivée. Au centre, des couples alignaient les pas de danse tandis que des groupes de chaperonnes enturbannées partageaient les derniers potins et que des demoiselles riant sous cape jetaient de discrets coups d’œil vers les jeunes gens adossés aux murs.
Le brouhaha de toutes ces voix couvrait presque la musique jouée par l’orchestre. Les senteurs mêlées des parfums, des baumes et des corps agressaient les sens de Grace à présent qu’elle se trouvait au beau milieu de la foule.
Où donc était passé lord Dawson ? Étant l’un des hommes les plus grands de cette assistance, il aurait dû être facile à repérer. Son oncle se trouvait toujours à côté des palmiers en pot, mais où était le baron ? Elle finit par l’apercevoir, debout près d’un ficus, à côté des portes menant au jardin.
Elle ressentit la même joie à le contempler qu’au moment où elle se trouvait sur le palier en haut de l’escalier. Pourtant, cette fois-ci, il ne lui accordait même pas un regard. Qu’y avait-il chez cet homme qui donnait à Grace l’impression d’avoir des papillons dans le ventre ? Quant au reste de son corps… elle éprouvait comme une excitation au niveau de sa poitrine, mais aussi dans des zones inavouables dont la seule pensée la fit rougir.
Toutes les femmes présentes dans cette immense salle présentaient-elles ces mêmes symptômes ? Elle en était persuadée, même si personne d’autre ne semblait observer lord Dawson avec autant d’intérêt.
Comment pouvait-on ne pas le regarder ? Si un artiste avait dû faire un tableau de cette salle, lord Dawson en aurait été le sujet principal. Tout le reste n’était qu’accessoire, un simple décor destiné uniquement à le mettre en valeur, lui.
Il était là, calme, attentif et solitaire. Allait-il regarder dans sa direction ? Elle retint son souffle, tout son être tendu vers cet espoir.
C’était idiot. Elle n’allait pas rester là à ne rien faire en espérant qu’il la remarque. Elle avait besoin de lui parler et n’allait pas s’en remettre au seul hasard pour y parvenir. Elle commença donc à se déplacer mais ne fut pas assez rapide. Elle le vit sortir.
Aucune importance, elle allait le suivre. Malgré les mises en garde de sa tante, ce n’étaient pas quelques vulgaires plantes ou un ciel nocturne qui la décourageraient. Lady Oxbury était sa chaperonne, il était donc normal qu’elle s’inquiète. Mais Grace se considérait assez grande pour prendre des décisions toute seule.
Elle contourna une dame d’âge mûr qui s’appuyait sur une canne et dont la toilette foisonnait de plumes, puis esquiva le regard d’un gentleman corpulent, pour finalement atteindre la porte.
Lady Oxbury et sa nièce avaient-elles quitté le bal ? Cela faisait bien dix minutes qu’il les cherchait sans déceler le moindre signe de leur présence.
David résista à l’envie de consulter une fois encore sa montre gousset. Il avait déjà surpris bien trop de regards curieux de la part des invités du duc d’Alvord, en particulier de la gent féminine. Il ne souhaitait pas que tout le monde se demande pourquoi il sortait sans arrêt sa montre de sa poche. Il valait donc mieux faire preuve de patience. Si les deux femmes étaient encore présentes, ce qu’il souhaitait de tout cœur, elles finiraient par revenir tôt ou tard dans cette salle.
Il contourna un ficus pour se soustraire au regard insistant d’une mère accompagnée de sa très jeune fille.
Il s’en voulait de les éviter ainsi. Il aurait dû leur adresser la parole ainsi qu’à toutes les dames venues à ce bal, au lieu de se concentrer uniquement sur la fille de Standen. Alex avait raison : la vie serait bien plus simple s’il pouvait trouver une femme charmante dont le passé n’était pas lié à son satané père.
Mais voilà : il appréciait beaucoup le physique de la nièce de lady Oxbury. Bel euphémisme ! Rien que d’y repenser, son enthousiasme prenait des proportions indécentes. Toutefois, il ne l’avait pas encore rencontrée. Peut-être parlait-elle avec la gouaille d’une poissonnière, peut-être sentait-elle l’ail…
Il se força à parcourir la salle de bal du regard. Elle fourmillait de candidates au mariage. Chacune d’entre elles avait deux yeux, un nez, une bouche et des cheveux correctement apprêtés. Pourtant, aucune n’enflammait son… son cœur de la sorte.
Aussi excité qu’un chien de chasse ayant repéré l’odeur d’un renard, il était incapable de penser à autre chose qu’à la nièce de lady Oxbury.
Si seulement elle n’était pas la fille du comte de Standen. Ou si seulement ce dernier était un homme raisonnable. Pouvait-il vraiment reprocher à David la mort de lady Harriet ? C’était tout bonnement impensable. De nombreuses femmes mouraient en couches. N’était-ce d’ailleurs pas en tentant de donner le jour à son héritier mort-né que l’épouse de Standen était décédée ?
Celui-ci ne pouvait certainement pas tenir David responsable des actions de son père. Si tous s’accordaient à reconnaître sa ressemblance avec Luke Wilton, personne n’avait jamais insinué qu’il fût la cause de la fugue amoureuse de ses parents.
Certes, il n’écartait pas l’hypothèse selon laquelle sa mère était déjà enceinte à ce moment-là mais on lui avait toujours laissé entendre qu’il n’avait pas encore été conçu quand le jeune couple avait décidé d’aller se marier en Écosse… même s’ils n’avaient certainement pas perdu de temps pour se mettre à l’ouvrage ensuite.
Se pouvait-il que Standen voie le baron comme de la mauvaise graine, uniquement à cause de son géniteur ?
La colère le prit aux tripes. Le vieil imbécile ! se dit-il. Si quelqu’un avait le droit d’éprouver des griefs, c’était bien David. Pourtant, il ne nourrissait pas de rancune envers Standen au sujet de la mort de son père. Il n’en voulait d’ailleurs à personne. Pourtant, s’il avait fallu distribuer les blâmes, lord Wordham, son grand-père maternel, en aurait eu son lot. Si cet homme n’avait pas tenté de forcer sa fille à épouser Standen, toute cette suite d’événements tragiques ne se serait pas mise en branle.
David desserra les dents. Lord Wordham était mort. Toute colère envers lui était donc vaine.
Tout ce qu’il avait à faire, c’était de persuader Standen qu’il serait le mari idéal pour sa fille. Comme il avait passé sa vie entière à prouver à la face du monde qu’il n’avait rien de commun avec Luke Wilton, il devrait y parvenir.
Il s’accorda un nouveau coup d’œil à sa montre. Où donc étaient passées ces deux dames ? Toujours aucun signe d’elles. Bien, il accepterait la défaite pour ce soir, mais ne manquerait pas de les trouver lors du prochain événement mondain. Il avait hâte d’y être et pouvait se réjouir de cette impatience : en effet, rien n’avait su éveiller son attention depuis la mort de ses grands-parents dans ce maudit accident.
Il ferma les yeux un court instant. Il allait bien mieux, c’était évident. Il avait enfin accepté la disparition de son grand-père et de sa grand-mère, tout comme il avait accepté le titre de baron et les responsabilités qui l’accompagnaient.
Il sourit. Ce soir, il avait fait un autre pas en avant. Il n’était plus question de se faire une raison et de trouver une épouse uniquement dans le but d’assurer sa descendance. Désormais, il avait à cœur de séduire une femme afin qu’elle lui donne un héritier.
Une autre débutante et sa mère prête à tout pour la marier avançaient dans sa direction. Il fallait qu’il échange quelques phrases avec elles, qu’il invite la fille à danser…
Impossible. Il sortit par la porte donnant sur le jardin.
Où était Grace ? Kate scruta la salle de bal. La musique la submergea et, même si la disparition de sa nièce la préoccupait, Kate sentit son cœur s’envoler. Plus jeune, elle adorait danser. Elle observa les couples qui tournoyaient sur la piste au rythme d’une valse. Il était scandaleux de voir des hommes et des femmes se toucher ainsi. Oui, absolument scandaleux.
Et si la valse avait existé du temps de son premier bal ? Que se serait-il passé si, jadis, elle en avait dansé une avec Alex ?
Le regret assombrit son cœur comme la suie le faisait des murs de Londres. Elle le vit, toujours debout près des palmiers en pot. Il la regardait…
Elle détourna les yeux. Il fallait qu’elle retrouve Grace. Ce n’était pas le moment de penser à Alex et au passé.
Elle était pourtant incapable de penser à quoi que ce soit d’autre.
Elle était encore très belle.
Alex avala une autre gorgée de champagne. La décoration choisie par Alvord, qui faisait la part belle à la verdure, lui plaisait beaucoup. Ce vase de fleurs, par exemple, était idéalement disposé au milieu des palmiers. Les hauts-de-chausses d’Alex, ajustés comme une seconde peau, ne laissaient aucune place à l’imagination, rendant douloureusement évidente aux yeux du premier venu la nature des pensées qui occupaient son esprit.
Douloureusement évidente, oui… car la douleur était bien là. Il fallait qu’il pense à autre chose qu’à Kate. Il y avait peu d’espoir qu’il puisse soulager sa peine ce soir.
Mais, s’il y parvenait…
Il avait donc beaucoup de chance de se trouver derrière un magnifique et luxuriant arrangement floral.
Il ferma les yeux un instant, sans toutefois faire disparaître les souvenirs. Vingt-trois ans plus tôt, lors d’un bal organisé par le précédent duc d’Alvord, il avait demandé à Kate de l’épouser. Il savait bien qui elle était. Pourtant, il n’avait pu s’empêcher d’en tomber amoureux. Il fit une grimace. Quel idiot il avait pu être !
Et quel idiot il faisait ce soir !
Il regarda Kate une fois de plus. Elle se trouvait seule près des fenêtres donnant sur la terrasse et s’éventait. La fille de Standen avait disparu.
Allons, Kate. Vous devriez vous montrer plus prudente. Vous savez bien ce qui peut se passer dans les jardins du duc.
Quelle folie ! Il avait entraîné Kate dans cet endroit des années auparavant et c’était là qu’il lui avait demandé de devenir sa femme, le seul acte spontané et téméraire de toute sa vie. Et elle avait accepté, même si, comme il devait l’apprendre plus tard, elle était déjà fiancée à Oxbury.
Juste après sa demande, il lui avait donné un baiser – très chaste car elle était encore vierge et lui, à peine davantage.
Il ne put réprimer un sourire discret en pensant à quel point ce baiser l’avait hanté : un baiser maladroit, bref, tout juste un effleurement, mais riche de mille attentes, mille espoirs. C’était la promesse d’une passion naissante, une passion qui, hélas, resterait insatisfaite. Le lendemain matin, Alex avait rendu visite à Standen pour lui demander la main de sa sœur ; celui-ci lui avait fait une réponse sans appel : il faudrait qu’il gèle en enfer pour qu’un Wilton épouse un jour une Belmont. D’ailleurs, il avait déjà envoyé Kate en province.
Alex ne l’avait plus jamais revue… jusqu’à ce soir.
Désormais, elle était veuve. Peut-être la compagnie d’un homme lui manquait-elle ?
Il prit une autre gorgée de champagne, puisant un peu de courage dans le vin pétillant.
Il aurait juré que rien n’avait changé chez elle. Elle avait toujours cette apparence fragile, cette même allure de sylphide qu’à ses débuts.
Accepterait-elle de le suivre dans le jardin ? Se laisserait-elle embrasser de nouveau ? Cette fois, le baiser qu’il lui donnerait n’aurait rien de sage. Il serait torride, brûlant, charnel.
Il vida sa coupe d’un trait, la jeta dans la verdure puis quitta l’abri que lui offraient les palmiers. Il était temps de mettre ses espoirs à l’épreuve.
Kate regardait la fenêtre. Les bougies et les danseurs s’y reflétaient parfaitement. En revanche, tout ce qui se passait sur la terrasse lui demeurait invisible, à moins qu’elle ne colle son nez contre la vitre et ne dispose ses mains en œillères.
Elle allait devoir sortir pour retrouver Grace. La jeune femme se trouvait forcément sur la terrasse, puisqu’elle n’était plus dans la grande salle.
Comment sa nièce avait-elle pu faire fi de ses mises en garde insistantes ? Ne comprenait-elle pas le danger ? D’accord, elle était plus âgée que la plupart des débutantes. Pour autant, il ne s’agissait que de sa première Saison à Londres. Elle finirait bien par commettre un faux pas, d’autant plus qu’elle semblait s’imaginer que son âge et sa physionomie la dispensaient de suivre les règles de la bonne société.
Et Kate ne savait que trop bien ce qui pouvait arriver dans les jardins du duc d’Alvord.
Seigneur. La simple évocation de cet endroit faisait resurgir tant de souvenirs, tant de sensations.
Elle agita son éventail avec vigueur. Il était temps qu’elle cesse de se raconter des histoires. Si elle n’était pas encore sortie pour tenter de retrouver Grace, c’était dans l’espoir qu’en restant dans la salle de bal, elle inciterait Alex à venir la voir. Elle s’était montrée aussi irresponsable que lamentable.
Son corset était bien trop serré. Dorénavant, elle écouterait les conseils de Marie et ne céderait plus à l’envie de paraître plus jeune. Elle tenta d’inspirer avec calme.
Elle aurait voulu échapper à la foule et à cette atmosphère étouffante. Elle aurait aimé se rendre dans le jardin avec Alex…
Non ! Non, pas avec lui… En aucun cas.
Cette soirée de malheur ne finirait-elle jamais ? Kate avait si chaud, se sentait si mal… Et tous les convives qui ne faisaient que parler d’elle. Bien sûr, Prudence s’était montrée très amicale mais elle avait perçu comme une lueur de pitié dans les yeux de son ancienne amie. Quoi de plus normal ? Prudence avait une maison remplie d’enfants alors que Kate n’avait rien.
Elle scruta de nouveau la salle et aperçut Alex.
Elle détourna les yeux et fit semblant de regarder par la fenêtre. Allait-il lui proposer de danser ou, pire, de faire quelques pas dans le jardin ?
Elle s’éventa de plus belle.
Il avait dû multiplier les conquêtes durant les vingt-trois ans qu’elle avait passés à être une épouse modèle – ou tout du moins une épouse – auprès de son mari, tellement plus âgé qu’elle…
Grands dieux, voilà qu’il venait dans sa direction.
Il fallait qu’elle rejoigne les autres chaperonnes. On est toujours plus en sécurité au sein d’un groupe. Elle jeta un coup d’œil vers le troupeau de dames âgées qui les surveillaient, Alex et elle, tout en s’échangeant des messes basses derrière leurs éventails.
Non, elle n’irait pas grossir les rangs des chaperonnes.
Elle vit dans la vitre le reflet d’Alex qui approchait…
Elle se passa la langue sur les lèvres. Son cœur battait la chamade et… Elle rougit et agita son éventail avec une énergie redoublée. Des mèches de cheveux virevoltaient autour de son visage.
Même l’endroit secret entre ses cuisses – où Oxbury s’était si souvent glissé au début de leur mariage lorsqu’on pouvait espérer qu’elle lui donne un héritier – puis de plus en plus rarement à mesure que la maladie le gagnait, même cet endroit réagissait.
C’était comme si elle venait de s’éveiller après un long sommeil.
— Lady Oxbury ? demanda Alex.
Il se tenait juste derrière elle. Avec lenteur, elle se retourna pour lui faire face et planta son regard dans le blanc immaculé de son gilet. La bouche aussi sèche que le sable du désert, elle était incapable de parler.
— Lady Oxbury, vous sentez-vous bien ? demanda-t-il.
Elle essaya de retrouver son souffle mais ce satané corset était vraiment trop serré.
— Je…, commença-t-elle en parvenant à lever les yeux jusqu’à ses lèvres.
Sa bouche était ferme, assurée, ses lèvres fines…
Kate se souvenait-elle de la sensation qu’elles lui avaient procurée ? Elle aurait été prête à jurer que oui. Leur contact léger et éphémère avait déclenché un incendie qui couvait déjà depuis vingt-trois ans.
Leurs yeux se croisèrent…
Diantre, une telle chaleur se dégageait de ces profondeurs azurées. Son regard était si intense.
Elle passa de nouveau la pointe de sa langue sur ses lèvres.
Les braises du feu passé semblaient vouloir donner naissance à des flammes. L’incendie pourrait la consumer tout entière si elle n’y prenait pas garde.
Avait-elle envie d’être prudente ?
Était-elle un papillon de nuit, attirée par la flamme qui allait la détruire, ou un phénix auquel ce brasier allait redonner la vie ?
— Kate, accompagnez-moi dans le jardin, proposa-t-il.
Sa voix grave et pleine de promesses fit fondre tous les remparts que sa conscience avait pu ériger.
Dans un même élan, elle eut envie de se livrer à ses caresses, à son étreinte.
Des gouttes perlèrent à son front. Elle avait été fidèle à Oxbury au cours des longues années de leur mariage puis de l’année interminable qui avait suivi son décès. Le fait d’envisager aussi rapidement d’aller se promener dans le jardin avec cet homme faisait-il d’elle une gourgandine ?
Non, car il ne s’agissait pas de n’importe quel homme. C’était Alex.
Papillon ou phénix, suicide ou renaissance, tout cela lui importait peu. Elle allait se rendre dans le jardin avec Alex, dût-elle le traîner elle-même dans les buissons.