Chapitre 5

Elle avait osé inviter Alex dans son lit.

Kate croisa très fort ses mains sur ses genoux et, tournant la tête vers la fenêtre de la voiture, fit semblant de regarder les rues de Londres plongées dans le noir.

Avait-elle été prise de démence ? C’était la seule explication possible. Elle ne s’était jamais montrée aussi audacieuse auparavant. Audacieuse ? Ah ! Ce qu’elle avait fait allait bien au-delà de l’audace, c’était…

C’était bien trop scandaleux pour qu’on y pense.

Pourtant, elle y avait pensé et l’avait même fait. Elle avait posé la question à Alex… et il avait répondu « oui ».

Grands dieux ! Elle appuya ses mains contre son ventre. Ce corset de malheur lui permettait à peine de respirer.

Dans une heure – voire moins – Alex serait dans son lit.

Elle se mordilla la lèvre. Au moins, dans toute cette histoire, elle avait manifesté une once de bon sens en évitant de se rendre au buffet. Si son estomac finissait par se rebeller, elle éviterait ainsi des conséquences humiliantes.

Qu’est-ce qui lui prenait ? Sa digestion était le cadet de ses soucis. Si Alex devait venir dans sa chambre – dans son lit – il s’attendrait à ce qu’elle fasse montre d’un peu d’expérience, de talent, de quelque chose qui justifie le déplacement. Elle ne pourrait pas se contenter de s’allonger et d’attendre comme elle le faisait avec Oxbury.

Elle essaya de retrouver son souffle. Il ne fallait pas qu’elle s’affole. Oxbury ne s’était jamais plaint. Il donnait même l’impression d’apprécier l’exercice puisqu’il l’avait pratiqué durant toutes ces années, même quand…

Bref, il l’avait pratiqué.

Les hommes avaient besoin de moments de détente, et peu leur importait sans doute avec quelle femme ils les partageaient. Dans le noir, toutes les femmes devaient se ressembler.

Pouvait-on en dire autant de tous les hommes ?

Non. Alex n’aurait sûrement rien à voir avec Oxbury.

Elle allait le découvrir dès ce soir. Après toutes ces années passées à se poser des questions et à se languir, elle saurait enfin. Peut-être lui faudrait-il reconnaître que ce qu’elle avait attendu n’était pas différent de ce qu’elle avait déjà connu.

Quoi qu’il en soit, elle pourrait enfin mettre de côté toutes les incertitudes qui l’assaillaient, et avancer, enfin débarrassée des « et si » ou autres « si seulement ».

L’expérience serait-elle vraiment différente avec Alex ? Ses baisers lui en avaient déjà offert un aperçu. Elle ferma les yeux de plaisir. À la seule pensée des lèvres d’Alex contre les siennes, de son corps solide et de la force de ses bras, elle sentit un frisson singulier dans son bas-ventre.

Elle rougit. Ce n’était pas tout à fait son bas-ventre…

— Ce fut plutôt, hum… distrayant.

Kate ouvrit brusquement les yeux, inquiète que Grace ait pu deviner la nature de ses pensées.

Celle-ci eut un hoquet et lui adressa un grand sourire indolent.

Bonté divine ! Kate scruta sa nièce dans la faible lumière. Grace avait le regard légèrement vitreux et, maintenant qu’elle y pensait, la jeune femme avait un peu trébuché au moment de monter dans la voiture.

— Combien de verres de champagne avez-vous bus, Grace ?

— Juste deux.

Grace renversa la tête contre le dossier de la banquette et observa le plafond comme pour y dénicher la bonne réponse puis déclara en gloussant :

— Ou trois. Je n’ai pas vraiment compté.

— Magnifique, lâcha Kate d’un ton exaspéré.

Il était clair qu’elle aurait dû prêter davantage attention à sa nièce et moins – beaucoup moins – à Mr Alex Wilton. D’un autre côté, comment aurait-elle pu s’imaginer que Grace profiterait de son premier bal à Londres pour s’enivrer ? Cette fille – cette femme – avait quand même vingt-cinq ans.

— J’imagine que vous aviez déjà bu du champagne auparavant ? ajouta-t-elle.

— Bien entendu ! répondit Grace.

En disant cela, elle redressa la tête pour regarder sa tante mais gâcha son effet en perdant l’équilibre et en glissant sur le côté. Elle se rattrapa de justesse à la banquette et reconnut :

— Mais pas autant.

— Vous allez avoir mal au crâne demain matin, prédit Kate.

— Et… et alors ? balbutia Grace en reprenant place. Je me sens merveilleusement bien, là. Je n’ai jamais été aussi heureuse.

— « Heureuse » ? répéta Kate. Oui, on peut dire ça comme ça. On peut aussi dire « pompette ».

— La barbe. Pourquoi êtes-vous aussi grognon ? Vous ne vous êtes pas amusée ? lui demanda Grace en fronçant les sourcils.

Sans se départir de son sérieux, Kate regarda par la vitre en plaçant ses mains contre ses tempes afin de bloquer la lumière provenant de la voiture. Elle se détendit en reconnaissant le quartier. Elles étaient presque arrivées à Oxbury House. Avec un peu de chance, elle parviendrait à faire monter Grace et à la mettre au lit avant que celle-ci ne s’écroule ou ne se trouve mal.

— Je ne suis pas allée chez le duc d’Alvord pour m’amuser, dit-elle. J’étais là pour vous chaperonner. Il me semble clair que je ne me suis pas parfaitement acquittée de ma tâche.

Grace contemplait de nouveau le plafond. Elle eut un petit rire puis porta son regard sur sa tante.

— Me chaperonner ? Était-ce cela que vous faisiez dans le jardin avec Mr Wilton ?

— Je vous cherchais, rétorqua Kate. (Ce n’était qu’un petit mensonge, mais comme Oxbury avait l’habitude de le dire : « La meilleure défense, c’est l’attaque. ») Puisque nous en parlons, expliquez-moi un peu ce qui vous a pris de sortir dans le parc toute seule, poursuivit lady Oxbury. Vous n’êtes pourtant pas l’une de ces débutantes idiotes et ingénues. (Elle marqua une pause.) Enfin, vous êtes bien une débutante mais pas une idiote ni une ingénue. Du moins, je l’espère.

— Je n’étais pas seule, ricana Grace.

Grands dieux ! Qu’est-ce que Grace avait bien pu faire ? Sans doute rien d’aussi scandaleux qu’elle. Non, on ne pouvait pas comparer leurs deux situations. Kate était une veuve alors que Grace était encore vierge.

Normalement…

Voilà que sa propre culpabilité faisait naître en Kate des idées complètement farfelues.

— C’est encore pire, lança-t-elle à Grace. Si quelqu’un vous avait vue, c’en serait fini de vous. Votre Saison serait terminée. Comprenez bien que la haute société londonienne se délecte des ragots susceptibles de mettre en pièces la réputation des toutes jeunes femmes, et même des moins jeunes.

— Je voulais juste m’entretenir avec le baron Dawson, glissa Grace d’un ton badin.

— Comment ? s’exclama lady Kate.

Standen l’étranglerait s’il apprenait que Grace avait adressé la parole au baron. Quant à déambuler dans le jardin en sa compagnie, c’était impensable.

— Vous vous êtes promenée dans le parc avec lord Dawson ? s’écria lady Kate. Je n’arrive pas à y croire. Je vous avais bien dit de ne pas vous approcher de lui. Vous savez que votre père a des griefs envers la famille de cet homme.

— Et alors ? Père n’est pas là, me semble-t-il, fit remarquer Grace avec un clin d’œil. Vous n’allez pas vendre la mèche, hein ? Parce que moi aussi, j’aurais des choses à raconter. Vous vous trouviez également dans le parc en compagnie d’un Wilton, ma chère tante.

— À la différence près que vous êtes une jeune femme à marier. Vous auriez dû rester bien sagement sur la terrasse, répliqua Kate d’un ton qu’elle trouva elle-même peu convaincu.

Cela n’avait aucune importance. Grace n’était plus en état de prêter attention à de telles nuances.

— Peut-être que je n’ai pas envie d’être sage. Peut-être que je veux m’amuser un peu avant de me retrouver enchaînée à Mr John P… Parker-Roth et à ses satanées roses.

— Grace…, commença lady Kate.

Mais Grace se redressa et se rattrapa au bord de la banquette juste avant de tomber la tête la première sur les genoux de sa tante.

— J’aime bien Mr Park… John, dit-elle. J’aime bien aussi sa mère et son père et ses frères et ses sœurs. Je les aime bien tous ! (Elle agita un doigt sous le nez de lady Kate.) Mais j’aime bien aussi le baron Dawson. Je l’aime, euh… vraiment beaucoup. (Elle se rassit au fond de son siège, appuya la tête contre le dossier et croisa les bras.) Il me donne l’impression d’avoir des fourmis partout.

— Grands dieux ! s’exclama lady Kate.

Des fourmis partout ? Voilà qui était une très mauvaise nouvelle. Près d’un quart de siècle auparavant, lady Kate avait elle aussi ressenti ce genre de picotements et elle savait que cela menait immanquablement à l’idée du mariage. Or, elle avait appris à ses dépens que Standen danserait nu à Almack avant de laisser sa fille épouser un Wilton.

Pourquoi diable avait-il fallu qu’Alex et son neveu choisissent précisément cette Saison pour se rendre à Londres ?

Parce que le vieux baron était mort, bien sûr. Lord Dawson était donc venu à la capitale pour y trouver une épouse ou pour attirer quelques jeunes femmes – y compris la fille de son pire ennemi – sur la voie de la luxure.

Elle se raidit. Il ferait bien de se tenir à l’écart de Grace si ses intentions n’étaient pas tout à fait louables. S’il lui faisait du mal…

Avec un soupir, lady Kate s’affala contre les coussins. Même s’il envisageait le mariage, le baron allait devoir chercher ailleurs car Standen ne donnerait jamais son approbation. Quand Alex la rejoindrait, elle devrait s’entretenir sérieusement avec lui au sujet de son neveu.

Si toutefois il venait. Le bon sens et la prudence pourraient lui suggérer, après mûre réflexion, de rester chez lui. Il n’avait jamais été un homme inconsidéré. Grimper jusqu’à la fenêtre d’une dame – ou se glisser chez elle par l’entrée de service – n’était pas dans les habitudes d’Alex Wilton, elle en était sûre.

Quoique… Après tout, elle n’avait fréquenté Alex que quelques mois, et c’était si loin derrière elle. Peut-être était-il devenu expert dans l’art de s’introduire à pas de loup dans les chambres des dames avant d’en repartir tout aussi discrètement. En toute honnêteté, elle-même ne se serait jamais crue capable d’inviter un homme dans son lit et elle venait pourtant de le faire.

Toutefois, c’était surtout de Grace et de ses activités amoureuses – elle frissonna à cette idée – dont elle devait s’inquiéter dans l’immédiat.

— Grace…, commença-t-elle.

Mais sa nièce lui coupa la parole.

— Lord Dawson m’a raconté que son oncle vous avait demandée en mariage avant que vous épousiez Oxbury. (Grace avait l’air fâchée et nettement moins ivre.) Pourquoi ne m’aviez-vous pas confié ce détail, tante Kate ?

— C’était il y a longtemps, répondit Kate en se réjouissant d’être dissimulée dans l’ombre.

— Cela s’est passé la dernière fois que vous êtes venue à Londres, lui rappela Grace. C’est pour cela que vous y êtes revenue ? Pour revoir Wilton ? Comme vous êtes désormais libre, tout comme lui… (Elle soupira.) C’est si romantique !

— Cela n’a rien de romantique, répliqua lady Kate, bien décidée à ne pas laisser sa nièce interférer dans sa relation avec Alex, quelle qu’elle soit. Ne soyez pas ridicule.

Grace se pencha en avant, prenant encore une fois le risque de s’écrouler. Elle se redressa un peu.

— Vous savez… Cette fois-ci, père ne peut pas vous arrêter, lui souffla-t-elle.

En effet, Standen ne pouvait absolument plus rien contre elle. À l’idée de cette bravade, un léger frisson lui parcourut le dos. Elle n’avait plus dix-sept ans mais était devenue une femme… une veuve joyeuse. Jusque-là, elle avait mené son existence en prenant soin de satisfaire son frère et son époux. Désormais, elle pouvait enfin choisir de se faire plaisir.

C’était toutefois impossible. Elle n’était pas l’héroïne d’un conte de fées vivant par ses propres moyens dans un château. Elle ne pourrait pas épouser Alex même s’il le lui proposait – et cela avait peu de chances d’arriver. Non seulement Standen se mettrait dans une rage folle mais, en plus, tous les charognards de la bonne société déterreraient les scandales qui avaient émaillé les relations passées entre les Belmont et les Wilton. Cette idée lui était insupportable et elle refusait de l’envisager alors que sa nièce débutait à peine sa première Saison.

— Ce n’est pas aussi simple, Grace.

Avoir une relation amoureuse, pourquoi pas ? Cela pourrait être toléré, à condition qu’elle se montre discrète, très discrète. Si la plus petite allusion à la visite d’Alex – en imaginant qu’il vienne – parvenait aux oreilles de la haute société, les commères ne manqueraient pas d’exhumer les racontars qui avaient couru au sujet de son frère. Ni de rappeler le fiasco qu’avait été la première idylle entre Alex et elle.

— Pour quelle raison papa voudrait-il vous empêcher d’épouser Mr Wilton, tante Kate ? Il devrait quand même comprendre que vous mèneriez une existence bien plus épanouie auprès d’un époux qu’enfermée dans la maison douairière, à regarder le nouveau lord Oxbury laisser le domaine aller à vau-l’eau, dit Grace en lui souriant. Vous savez, papa considère cet homme comme un imbécile.

— Grace ! s’exclama lady Kate. Surveillez votre langage.

Standen ne s’était-il donc pas occupé de l’éducation de Grace ? Il aurait dû se remarier. Tout le monde s’était attendu à ce qu’il le fasse une fois passée l’année requise à porter le deuil de sa femme. Il lui aurait fallu un héritier. C’était toujours le cas mais il y avait peu de chance qu’il puisse en avoir un désormais, à cinquante-six ans.

— C’est ce qu’a dit papa quand votre époux est mort, se défendit Grace.

— Je n’en doute pas. Il n’a jamais porté l’héritier d’Oxbury dans son cœur, ce qui est le cas de beaucoup de gens. Cela ne signifie pas pour autant qu’il me laissera épouser Mr Wilton. Un autre homme… n’importe quel autre homme, sans doute, mais pas Mr Wilton. Si lord Dawson vous a raconté notre histoire, vous devez le savoir. (Lady Kate baissa les yeux et lissa sa jupe.) De toute façon, Mr Wilton n’a jamais parlé de mariage.

— Il le fera.

— Non, rétorqua lady Kate en relevant la tête pour regarder Grace.

— Ne dites pas n’importe quoi, tante Kate. Je vous ai vue valser avec lui. Il le fera, c’est certain.

— Dites-moi, Grace… Vous avez absorbé une certaine quantité de champagne depuis que vous avez fait cette observation, non ?

— Eh bien…

— Cela n’a aucune importance, décréta lady Kate. Si Mr Wilton devait me proposer le mariage, ce qu’il ne fera pas, je serais obligée de refuser.

Grace doit encore s’imaginer que l’amour peut triompher de tout, à moins que ce ne soit le champagne qui lui dicte ses paroles. Vivre heureux, jusqu’à la fin des temps, entourés d’une ribambelle d’enfants… Cela n’existait pas dans la réalité. Les gens devaient affronter tous les jours la censure imposée par la société ou leur famille. La passion était une chose merveilleuse mais, à défaut, l’amitié, le respect et la complicité feraient l’affaire. Plutôt qu’une vie faite d’amour et d’eau fraîche.

— Mais…, commença Grace.

La voiture s’arrêta et lady Kate n’eut pas à affronter d’autres arguments oiseux. Mr Sykes, qui remplissait à la fois la fonction de majordome et de valet de pied, ouvrit la portière et risqua un coup d’œil prudent à l’intérieur.

— Tout va bien, Mr Sykes. Lady Grace a réussi à rentrer sans évacuer quoi que ce soit.

— J’en suis fort aise, dit-il en tendant la main. Puis-je me permettre de vous aider à sortir, lady Grace ?

— Certainement.

Grace descendit rapidement de la voiture mais, à l’instant où son pied toucha le pavé, elle s’écroula contre Sykes.

— Grace ! s’écria sa tante.

— N’ayez crainte, milady, la rassura Sykes en soutenant Grace d’un bras. Si vous voulez bien avoir l’amabilité de me rejoindre et de vous placer de l’autre côté de lady Grace, je pense que nous devrions nous en sortir.

Sykes était parvenu à caler la masse considérable de Grace contre son propre corps afin d’aider lady Kate de sa main libre.

— Je vais bien, tante Kate. J’ai juste besoin d’une petite minute pour retrouver mon équilibre… Oh ! s’écria Grace avant de se plaquer une main sur la bouche.

— Milady, plus vite nous aurons ramené lady Grace à sa chambre, moins nous aurons de risque de devoir assumer un regrettable incident en pleine rue.

— Vous avez tout à fait raison, Mr Sykes, approuva Kate en se précipitant hors de la voiture. Allons vous mettre au lit, Grace.

Celle-ci approuva et fit un pas en avant, fermement tenue par Sykes.

— L’air de la nuit semble… Non, il me rend vraiment…, balbutia Grace. (Elle s’arrêta pour se couvrir de nouveau la bouche. Elle prenait une belle teinte verte.) Oh…

Kate jeta un coup d’œil à Sykes.

— En effet, milady. Je dirais qu’il était temps que vous arriviez, déclara celui-ci d’un air entendu.

Ils firent entrer Grace dans la maison puis l’aidèrent à monter l’escalier menant à sa chambre. Ils l’installèrent sur sa couche, le dos calé à la tête de lit.

Kate poussa un soupir de soulagement. Elle espérait de tout cœur que Grace ne serait pas trop mal en point. Elle se souvint que la seule fois où elle-même avait bu plus que de raison, c’était à l’issue du premier bal auquel elle avait assisté chez le duc d’Alvord. Elle avait volé une bouteille de cognac appartenant à Standen après qu’il lui eut énuméré et détaillé toutes les raisons faisant qu’elle ne pouvait pas – et qu’elle ne pourrait jamais – épouser Mr Alex Wilton. Elle ne s’était jamais sentie aussi malade – tout simplement parce qu’elle ne l’avait jamais été à ce point – surtout quand son frère l’avait bouclée dans la voiture dès l’aube. Il avait fallu qu’elle fasse le voyage jusqu’à Standen au gré des chaos de l’attelage.

Il valait mieux qu’elle demande à Sykes d’aller chercher sa femme de chambre. Elle saurait quoi faire pour soulager Grace.

— Mr Sykes, auriez-vous l’obligeance de…, commença-t-elle.

— Holà ! Pourquoi la pièce tourne-t-elle ? demanda Grace derrière elle.

— Quoi encore ? s’écria lady Kate en faisant demi-tour.

Sa nièce avait pris la très mauvaise décision d’essayer de s’allonger. Son visage était devenu blanc comme un linge.

— Je crois que je vais être…, geignit Grace en se tournant sur le côté et en tentant de se relever.

Kate s’empara d’une bassine posée sur la table de toilette.

— Allez chercher Marie, Sykes. Faites vite, ordonna-t-elle.

Alors qu’elle positionnait la bassine sous le menton de Grace, une idée la frappa.

Malédiction ! Elle n’avait pas déverrouillé l’entrée de service pour Alex.

 

— Je m’en vais, mais vous n’êtes pas obligé d’en faire de même, David, lança Alex.

Ce dernier suivit des yeux le duc d’Alvord qui valsait en compagnie de Miss Sarah Hamilton. Alvord regardait sa cavalière comme s’il n’y avait personne d’autre dans la salle. Miss Hamilton avait les joues empourprées et posait sur le duc un regard où se lisait l’adoration.

Les intentions d’Alvord envers son invitée américaine ne faisaient de doute pour personne – ni pour Alex ni pour le reste des convives masculins. Alex était animé des mêmes desseins à l’égard de Kate. Valser avec elle ce soir avait été un enchantement mais il espérait qu’il avait su dissimuler ses pensées plus habilement que le duc.

Diable ! Si la valse avait été en vogue vingt-trois ans plus tôt, il aurait à coup sûr trouvé un moyen pour emmener Kate jusqu’à Gretna Green, au mépris du scandale. Sinon, il serait devenu fou.

Et ce soir, il avait enfin réussi à…

— Pourquoi voudrais-je rester ? demanda David. Ma future épouse est partie.

Ce garçon avait la détermination d’un chien de chasse qui a flairé sa proie.

— Je vous l’ai déjà dit : Standen ne vous donnera jamais son consentement, lui rappela son oncle.

— Et je vous le répète : peu m’importe. Grace est majeure. Je n’ai pas besoin de la permission du comte.

— Vous prenez pour acquis que lady Grace sera d’accord.

— Je suis persuadé de pouvoir la convaincre, répliqua David avec un sourire arrogant.

— Eh bien je vous souhaite bonne chance, grommela Alex. Les raisonnements des femmes dépassent mon pauvre entendement.

En disant cela, il pensait à Kate. Qu’est-ce qui lui avait pris de l’inviter à venir la rejoindre ? Certes, elle était veuve, mais c’était toujours Kate, celle qu’il avait connue timide, calme, réservée et modeste.

Avait-elle changé à ce point ? En vingt-trois ans, elle en aurait eu le temps. Au bout du compte, l’avait-il si bien connue que ça ?

David avala ses dernières gouttes de champagne.

— Je suis prêt. Allons-y, déclara-t-il.

— Très bien, dit Alex.

Il aurait pourtant préféré que son neveu s’attarde au bal. Ainsi, il aurait pu s’éclipser plus aisément jusqu’à Oxbury House. Il était impératif que personne – y compris David – ne sache où il allait cette nuit.

D’ailleurs, s’y rendrait-il ?

Sa tête le lui déconseillait. La Kate qu’il avait connue – tout du moins la femme dont il avait vénéré le souvenir durant toutes ces années – n’aurait jamais proposé à un homme de coucher avec elle sans la mener d’abord devant l’autel. Si cet écart de conduite venait à être connu, son frère serait fou de rage ; quant aux commères de la ville… elles en feraient leur festin.

Son cœur – entre autres – insistait énergiquement pour qu’il y aille, en revanche. Kate l’avait obsédé durant toutes ces années et son visage avait toujours été présent dans son esprit, même quand il se trouvait dans le lit d’une autre femme. Elle lui avait dérobé une partie de son cœur et il voulait la récupérer.

De plus, Kate était veuve. Pour autant qu’il le sache, elle avait couché avec d’autres hommes avant même que le corps d’Oxbury soit complètement froid. S’était-elle seulement montrée parfaitement fidèle à son époux de son vivant ? Oxbury approchait des soixante-dix ans au moment où il avait rendu l’âme. Cela faisait sans doute des années qu’il ne s’acquittait plus de son devoir conjugal.

Toutefois, il s’agissait de Kate.

Il pouvait se fier à autre chose qu’à son intuition. Le cousin de la belle-sœur du majordome d’Alex travaillait dans une auberge située près du domaine de campagne d’Oxbury. Si Kate avait eu des amants, il en aurait entendu parler.

Alex récupéra son chapeau et sa canne auprès d’un valet avant de sortir dans le vacarme des chevaux, des voitures et des cochers.

— D’après moi, Alvord va faire de cette Américaine une duchesse, dit David. Qu’en pensez-vous ?

Le jeune baron avait pris la direction de leur maison de ville en longeant la file des attelages attendant leurs élégants propriétaires. Alex lui emboîta le pas mais ne répondit rien. Il avait l’esprit ailleurs.

En fait, David se désintéressait totalement de savoir qui le duc d’Alvord allait épouser mais il fallait qu’il dise quelque chose. Il débordait d’une énergie refoulée et ne tenait plus en place. Le spectacle du duc valsant avec Miss Hamilton avait été pour lui une torture, un peu comme si on l’avait obligé à regarder un couple faire l’amour. Certes, certains hommes appréciaient être spectateurs de ce genre d’activités mais lord Dawson préférait grandement en être acteur et il n’aurait pas répugné à s’y livrer avec lady Grace dans un grand lit douillet.

Valser avec elle avait eu un goût de paradis mais pas autant que leur trop courte entrevue dans le parc. Elle était aussi merveilleuse à enlacer et à embrasser qu’il l’avait imaginé.

Donc, s’il ne faisait pas diversion en entamant la conversation, il se mettrait à imaginer avec pléthore de détails frustrants à quoi pourrait ressembler une nuit avec elle. Les images, les caresses, les parfums… Or, il préférait nettement avoir rejoint l’intimité toute relative de Dawson House avant de laisser libre cours à ses fantasmes. Sinon, marcher dans des hauts-de-chausses aussi ajustés allait vite devenir très inconfortable.

— À votre avis, dans combien de temps lirons-nous la nouvelle des fiançailles du duc dans le Morning Post ?

— Quoi ? demanda Alex en le regardant d’un air absent.

Pauvre oncle Alex. De toute évidence, son imagination l’avait entraîné sur les chemins qu’il s’efforçait pour sa part d’éviter. Toutefois, Alex semblait capable de penser à lady Oxbury et de marcher en même temps. Ce soir-là, soupçonnait David, la tension sexuelle serait à son comble dans la bibliothèque de Dawson House, au point de dépasser celle d’un dortoir de collégiens. Fort heureusement, il disposait d’une réserve de cognac bien suffisante pour noyer leurs désirs les plus fous.

— Le duc d’Alvord et Miss Hamilton, dans combien de temps vont-ils se marier, d’après vous ?

— Ah oui… Cette valse impudique, répondit Alex. (Il toussota.) Dans les plus brefs délais.

Combien il aurait aimé ajouter que Kate et lui allaient se marier très bientôt eux aussi.

Allaient-ils vraiment coucher ensemble dès ce soir ?

— Voilà qui pourrait semer une belle zizanie. La fille de Rothingham n’avait vraiment pas l’air ravie qu’une gamine débarquant des colonies lui chipe Alvord. Je serais étonné qu’elle laisse cette noble proie lui échapper aussi facilement. Quant au cousin d’Alvord, Richard Runyon, il semble aussi malfaisant que la rumeur le laisse entendre.

Alex faisait de son mieux pour dissimuler son ennui. Pour quelle raison David palabrait-il ainsi au sujet du duc et de ses invités ? D’habitude, il n’était pas aussi bavard.

— Il ne me semble pas avoir vu Mr Runyon, lâcha Alex.

— Peut-être a-t-il fait son apparition alors que vous étiez dans le jardin avec lady Oxbury ?

Alex trébucha sur un pavé.

— Prenez garde, mon oncle. Il ne faudrait pas que vous tombiez et que vous vous cassiez quelque chose. Vous ne pourriez plus faire la cour à lady Kate.

— Lui faire la cour ? répéta Alex en dévisageant son neveu. Vous êtes ridicule.

— Alors, qu’est-ce qui vous a retenu dans ce jardin ? demanda David. Vous examiniez les plantes ? Vous devisiez sur les écrits de Platon ? Vous y êtes resté assez longtemps pour… pour faire tout un tas de choses, en fait.

Devait-il vraiment taquiner Alex de la sorte ? Si son oncle se sentait un tant soit peu aussi frustré que lui, il n’était pas impossible qu’il sorte de ses gonds. Toutefois, Grace attendait sans doute de lui qu’il encourage Alex à poursuivre sa tante de ses assiduités. Se moquer de son oncle n’était sans doute pas la méthode qu’elle préconiserait mais parler à cœur ouvert n’était ni le style de David ni celui d’Alex. Et de toute évidence, les encouragements étaient superflus.

— Assez, David, lui intima Alex. Ce que je fais ne vous regarde pas.

David éclata d’un rire si sonore qu’un chien errant de l’autre côté de la rue jappa de surprise avant de s’enfuir par une ruelle.

— Vous ne voulez pas faire un peu moins de bruit, pour l’amour de Dieu ? reprit son oncle.

— Pourquoi donc ? demanda le baron. Auriez-vous peur que nous dérangions les bâtards du quartier et les coupe-jarrets qui nous attendent, tapis dans l’ombre ?

— Oui, j’aimerais mieux éviter ça.

— Vous ne me semblez guère prêt à vous battre ce soir, mon oncle.

— Effectivement.

Alex ne manquait pourtant pas d’énergie, mais préférait s’économiser. Kate n’apprécierait certainement pas qu’il apparaisse à sa porte ou à sa fenêtre en sang et couvert de bleus. Si tant est qu’il y fasse son apparition, bien entendu…

— Je reconnais que je n’en ai pas envie non plus, dit David dans un rire teinté de regret. Je souffre déjà bien assez, si vous voyez ce que je veux dire.

Il fit un clin d’œil à Alex qui grommela en prétendant n’avoir rien vu. Au lieu de cela, il se concentra sur la rue devant lui. Il sentait presque le regard pensif que David posait sur lui. C’en était trop.

Il détestait Londres. Il aurait voulu se retrouver chez lui. S’il était à Clifton House à cet instant précis, il serait confortablement installé dans son bureau avec un verre de cognac à portée de main, un livre ouvert devant lui et un feu crépitant dans la cheminée. Il serait calme, tranquille, détendu, pas en train de marcher dans une rue sale de la capitale à se demander s’il devait coucher avec lady Oxbury, s’il devait enfin concrétiser le rêve qui l’avait hanté nuit après nuit pendant tant d’années.

Un bon feu et un bon livre… Voilà qui semblait particulièrement soporifique.

— Si vous faites la cour à lady Oxbury, cela pourrait servir ma cause, dit David. Vous pourriez distraire le dragon pendant que je m’enfuis avec la princesse.

— Lady Oxbury n’a rien d’un dragon, et la seule chose qui pourrait servir votre cause, ce serait que Standen change radicalement d’opinion à l’égard de notre famille. Même le plus joueur de tous les hommes ne miserait jamais le moindre sou sur un tel miracle.

Alex mourait d’envie de faire la cour à Kate. Mais comment serait-ce possible à réaliser au grand jour ? Les vieilles commères ressusciteraient les scandales. Bon sang, ce serait épouvantable. Non, la suite de sa relation avec Kate devait se dérouler dans l’intimité, loin des regards indiscrets.

Et quel endroit pouvait être plus intime que la chambre de Kate ?

Elle l’attendait. C’était une femme à présent, jouissant d’une certaine expérience…

— Alex, m’accordez-vous ne serait-ce qu’un peu d’attention ?

Mais ce n’était pas une femme légère. Il ferait mieux de l’épouser avant de partager son lit. Toutefois, c’était elle qui l’avait invité. Il aurait été particulièrement impoli de ne pas se rendre à…

— Alex !

— Quoi ? s’écria-t-il en s’arrêtant net.

David se tenait dans l’allée, presque dix pas derrière lui.

— Mais que faites-vous là ? lui demanda Alex.

— Je me demandais combien de temps il vous faudrait avant de constater que vous étiez seul, lui répondit le baron en souriant. Vous deviez être plongé dans des pensées pour le moins… accaparantes.

Ce neveu de malheur lui servit une moue entendue.

Alex haussa les épaules et se remit à marcher. David ne bougea pas.

— Quoi encore ? s’exclama Alex en se retournant. Voulez-vous que je vous laisse, planté là comme un réverbère ? Venez.

— Alex, regardez autour de vous.

— Pourquoi donc ? (Il jeta un coup d’œil alentour et ne vit qu’une rue ordinaire de Londres.) Que suis-je censé voir ?

— Que nous sommes arrivés. C’est Dawson House.

— Oh.

Effectivement, il s’était peut-être perdu dans ses pensées. Il observa David qui sortait sa clé pour déverrouiller la porte.

Alex aurait dû le suivre à l’intérieur mais il ne parvenait pas à mettre un pied devant l’autre. Entrer était la dernière chose qu’il souhaitait faire, en tout cas entrer dans la maison de David. Il fallait qu’il mette de l’ordre dans ses idées, qu’il se débarrasse de cette énergie qui parcourait ses veines.

— Je pense que je vais faire quelques pas. Ne m’attendez pas.

David le regarda longuement puis haussa les épaules et referma la porte derrière lui.

Une fois seul, Alex hésita. Il lui était encore possible de changer d’avis. Il pouvait – il devait – se montrer raisonnable et responsable. Il valait mieux qu’il monte dans sa chambre et qu’il aille se coucher. Seul.

Mais il voulait se conduire mal, faire fi des convenances, totalement. Mr Alex Wilton, gentleman bien propret, avait décidé de se comporter comme une fripouille, un débauché, un vaurien.

Bon, peut-être pas. Mais à son âge avancé, il pouvait briser – ou tout du moins tordre – certaines règles, pour une fois. Il ne comptait pas s’en priver.

Il se remit en route, cette fois vers Oxbury House.