Les empires coloniaux ont longtemps réussi à contenir les aspirations nationales des peuples qu’ils dominaient en jouant sur les tensions ethniques. La dislocation des mêmes empires a fait réapparaître beaucoup de ces conflits, dont certains sont encore vivaces. Une généalogie des crises comme des mentalités nationales s’impose donc à qui veut comprendre les crises d’aujourd’hui.
La fin des empires a fait naître
de nouveaux États et renaître d’anciens conflits
Pour les Américains, ce sont les conditions mêmes de la création des États-Unis et de leur indépendance contre la couronne britannique qui expliquent une longue tradition d’isolationnisme, jusqu’en 1917, voire jusqu’en 1941.
Entre les États d’Amérique latine, des litiges sont nés dans la première moitié du XIXe siècle lorsque les colonies espagnoles menèrent, chacune, leurs guerres d’indépendance. Ces tensions marquent encore les sentiments nationaux aujourd’hui.
En Europe, la Première Guerre mondiale aboutit au démantèlement de l’empire allemand, de l’empire austro-hongrois et de l’empire ottoman.
Dans le cas allemand, le traité de Versailles (29 juin 1919) consacra la défaite et la dislocation impériales au point que l’humiliation des Allemands fut un des ressorts du nationalisme revanchard et belliqueux du Reich dans l’entre-deux-guerres. La défaite nazie, la seconde partition de l’Allemagne durant la guerre froide et enfin l’unification allemande grâce à l’affaiblissement de l’URSS (1991) ont constitué un cycle de déconstruction-reconstruction de l’identité allemande qui a duré 72 ans (1919-1991).
L’allié austro-hongrois de l’Allemagne en 1914 fut la seconde puissance à être démantelée, par les traités de Saint-Germain-en-Laye pour l’Autriche (10 septembre 1919) et de Trianon pour la Hongrie (4 juin 1920). La création de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie portait en germe des conflits inévitables, ces nouveaux États réunissant des minorités inconciliables. Ceci allait entretenir une instabilité qui allait favoriser les menées hitlériennes durant les années 1930. Sans doute, après guerre, ces problèmes nationaux furent-ils « gelés » par la guerre froide, et dans le cas yougoslave par la main de fer de Tito, mais ils ressurgirent avec la fin des régimes communistes en 1989-1990 – voir la question des minorités hongroises par exemple.
Dans la majorité des cas, la situation put être stabilisée : grâce à la reconnaissance par l’Allemagne de sa frontière orientale avec la Pologne sur la ligne des rivières Oder et Neisse ; grâce à la perspective d’un rapprochement puis d’une adhésion à l’Union européenne ; avec l’aide du « Pacte de stabilité » pour l’Europe centrale. La dynamique pacifique a ainsi conduit douze pays à entrer dans l’Union.
Dans le cas yougoslave par contre, la désintégration commença, dès le début des années 1980, avec la mort du maréchal Tito. Nul ne put la maîtriser : ni les Yougoslaves, ni les Européens, ni le Conseil de sécurité des Nations unies. Elle se fit donc violemment : guerre en Croatie et en Bosnie (1991-1992) ; guerre pour le Kosovo (1999). Seize ans plus tard, en 2015, la stabilité n’est toujours pas complètement assurée, ni en Bosnie, ni en Macédoine, ni au Kosovo.
Dans les Balkans, le chaudron yougoslave a subi les tensions nationales et religieuses que les Ottomans n’avaient fait que congeler. Au Proche-Orient, l’État kurde, plus ou moins promis, n’a jamais vu le jour ; l’Irak, né de la réunion arbitraire, sous mandat britannique, de trois provinces ottomanes, n’a connu qu’une histoire mouvementée ou tragique. Et la Syrie, le Liban, la Transjordanie (devenue Jordanie) et Israël, à partir de 1948, n’ont connu jusqu’à aujourd’hui ni la paix ni la stabilité : l’histoire du siècle écoulé continue d’alimenter peurs et ressentiments dans les populations.
Les décolonisations des années 1950-1960 en Afrique et en Asie ont fait naître des dizaines de nouveaux États. Mais le « retrait » des puissances tutélaires (Portugal, Espagne, Belgique, Pays-Bas, France, Royaume-Uni) a laissé subsister des « bombes à retardement » : partition du sous-continent indien, éclatement du Pakistan, conflits israélo-arabes, question du Timor, statut de Hong Kong… Et encore ! la « jeune Afrique » a eu la sagesse de s’accommoder des découpages coloniaux pour ne pas remettre en cause les frontières, aussi artificielles soient-elles. À l’Est de Suez, le retrait britannique a entraîné l’indépendance d’une dizaine d’émirats du golfe arabo-persique, dont Koweït que l’Irak allait revendiquer (guerre du Golfe, 1991).
Les relations des nouveaux États indépendants entre eux et avec
le reste du monde restent marquées par la période coloniale
Les relations de ces nouveaux États indépendants entre eux et avec le reste du monde restent marquées, d’une façon ambivalente, jusqu’à aujourd’hui par la période coloniale, et par l’ancienne puissance coloniale, par sa langue, même si la mondialisation donne à chaque pays plus de marge de manœuvre et des possibilités nouvelles.
De nombreux micro-États du Pacifique, qui étaient sous des tutelles diverses, sont devenus indépendants dans les années 1980-1990.
Le dernier « empire » à disparaître fut l’URSS, à la fin de 1991, avec les indépendances des trois pays baltes, de l’Ukraine (berceau de la Russie), de l’Arménie, de la Géorgie, de l’Azerbaïdjan et des pays d’Asie centrale, ce qui fit à nouveau ressurgir de graves problèmes de minorités, dans le Caucase notamment.
Il ne reste aujourd’hui dans le monde que quelques « confettis » coloniaux. Mais les problèmes les plus graves demeurent pour des minorités en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie. Certains analystes considèrent que ce gigantesque mouvement de reflux colonial, venant après plusieurs siècles d’expansion européenne et occidentale n’est pas terminé et que la Chine et la Russie, à nouveau, y seront confrontées dans l’avenir, avec toutes les réactions que cela peut entraîner.
La façon dont l’empire ottoman a été démembré par les vainqueurs, après qu’ils aient même songé à retirer l’Anatolie à la Turquie, au profit de ses minorités chrétiennes, a pesé sur tout le XXe siècle – états fragiles, foyer national juif – et au XXIe siècle, ce sont la Syrie et l’Irak qui sont menacés de désagrégation, (traité de Sèvres, 1920 ; traité de Lausanne, 1923).