Thèse du « monde multipolaire »

De 1945 à 1991, les États-Unis et l’URSS se sont affrontés dans une « guerre froide ». Après 1991, les États-Unis sont devenus la puissance dominante d’un monde unipolaire. Pour certains, ils le sont toujours. Mais pour d’autres, le monde est déjà, ou va devenir, ou devrait devenir « multipolaire ».

Verra-t-on se former un directoire des puissances régionales ?

Pour la France, notamment pendant la présidence de Jacques Chirac (1995-2007) qui coïncide avec la manifestation éclatante de la suprématie américaine, un monde multipolaire est souhaitable pour contrebalancer et équilibrer la puissance américaine. Pour ces mêmes raisons, les États-Unis jugent inamicale cette expression.

Dans les faits, l’émergence de nouveaux mastodontes économiques est une évidence : Chine, Inde, mais aussi Brésil, Afrique du Sud et retour en force de la Russie que l’on avait crue trop vite hors jeu dans les années 1990 même si elle le fait surtout sur un mode belliqueux. Au-delà des BRICS, (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) il y a une soixantaine de pays émergents, avec une forte croissance et une classe moyenne qui se développe. L’affirmation de ces pôles s’observe déjà au sein de l’OMC et ailleurs. Les pays émergents réclament une augmentation de leurs droits de vote au sein du FMI. Plusieurs pays sont candidats à devenir membres permanents du Conseil de sécurité. À l’automne 2008, sous l’effet de la crise et de l’action de la France, les membres du G7/G8 ont dû accepter de s’élargir en un G20 qui symbolise le monde multipolaire et sera le cadre des compétitions ou des coopérations à venir.

Mais l’émergence de nouvelles puissances ne fait pas pour autant un monde multipolaire stable. De nombreuses questions se posent. Les États-Unis resteront-ils clairement le pôle dominant ? Ou finiront-ils par être rejoints voire dépassés par la Chine – cas possible en ce qui concerne les résultats économiques avant le milieu du XXIe siècle, peu probable en ce qui concerne le soft power ? Quels rapports s’établiront entre États-Unis, Chine, Japon, Inde, Russie, Brésil et Europe ? Verra-t-on des alliances de pôles contre d’autres, voire des conflits ? « L’organisation de Shanghai » est, par exemple, le cadre d’une coopération sino-russe. Quels seront les rapports de ce « système multipolaire », s’il y en a un, ou des divers pôles, avec les quelque 180 autres États membres du système multilatéral – 161 pays à l’OMC, 193 à l’ONU ?

Les pôles de demain seront-ils chacun les leaders d’un groupe, ou d’une région – Brésil pour l’Amérique latine, Afrique du Sud et Nigeria pour l’Afrique par exemple – ? Verra-t-on se former une sorte de directoire des nouveaux pôles, comme on a pu parler, d’ailleurs abusivement, de directoire pour le G7 et, depuis 2008, pour le G20 ? Aucune hypothèse ne peut être, à ce stade, exclue. Certains, dont Charles Haas et Laurent Fabius, parlent de monde « zéro-polaire » ou « apolaire », sans pôle dominant.

L’Europe sera-t-elle un pôle ?

L’Europe pose un problème particulier. En dépit de l’habitude installée de parler de « l’Europe » comme d’une entité singulière déjà constituée, malgré les références françaises régulières à la nécessité d’une « Europe puissance », il n’est pas assuré à ce stade que l’Europe s’affirme comme un pôle du monde multipolaire de demain. Elle en a par addition statistique le potentiel : 508 millions d’habitants, un PIB cumulé de 17 960 (16 770 pour les États-Unis) milliards de dollars. Sa politique commerciale extérieure commune pèse lourd. Avec 6 % de la population mondiale, l’Union européenne pèse 22 % du PIB mondial et réalise 50 % des dépenses sociales mondiales. Mais l’Europe ne sera pas « les États-Unis d’Europe ». Ses États membres représentent des identités anciennes et fortes, sans comparaison avec les treize colonies américaines du début qui ne représentaient pas treize peuples différents. L’intégration européenne déjà forte ne se poursuivra pas beaucoup au-delà du Traité de Lisbonne, sauf économiquement dans la zone euro. Plus important, les Européens, dans leur majorité, s’en sont remis après 1945 aux États-Unis pour leur sécurité, leur défense et leur diplomatie. Beaucoup ont voulu tourner la page des politiques de puissance, en tout cas en ce qui concerne l’Europe, et répugnent à y revenir même si, quand les Français parlent d’« Europe puissance », il s’agit de défendre les intérêts légitimes des Européens et d’exercer une influence régulatrice dans un monde en proie à une globalisation enrichissante, mais aussi sauvage et déstabilisatrice. Si les Européens ne se décident pas à faire de l’Europe une puissance, celle-ci ne sera pas demain un pôle ni le partenaire d’une nouvelle alliance euro-américaine. Elle ne sera qu’une région de l’ensemble occidental sous le leadership du pôle dominant américain, bon ou mauvais.