Thèse d’un « monde chaotique »

Le système bipolaire de l’après-guerre était bien sûr injuste et angoissant (la destruction nucléaire mutuelle) mais il était stable et finalement cogéré (la « détente »). Chacune des deux superpuissances faisait régner sa loi dans son camp et se concurrençait dans le Tiers-monde. Après 1989/1991, la fin de la guerre froide n’a pas débouché sur la mise en place d’un « nouvel ordre mondial » même pas, contrairement aux espoirs de certains pays dont la France, « d’un monde multipolaire », ni d’un véritable système de « sécurité collective ». Mais sur un phénomène d’hyperpuissance américaine n’ayant duré qu’une décennie. D’où l’idée avancée par certains d’un monde dans lequel plus personne ne serait en mesure de contrôler la situation (Ch. Haas parle d’un monde a-polaire et L. Fabius d’un monde zéro-polaire).

Le monde disparait
comme un bateau ivre

Des causes multiples affaiblissent le pouvoir des principales puissances. La prolifération du nombre d’États : les derniers empires multinationaux soviétiques et yougoslaves ont été démantelés, les tendances sécessionnistes se sont affirmées et ont parfois donné naissance à des États fragiles (Sud-Soudan, Kosovo), des conflits se sont enkystés à la frontière de l’ex-URSS (Arménie- Azerbaïdjan, Crimée (Ukraine) Transnistrie).

Des dizaines de nouveaux États ont émergé, mais parallèlement une trentaine d’États sont considérés comme des États « faillis » qui n’ont même pas les moyens de contrôler leurs populations et territoires, ni de faire respecter leur souveraineté. Parallèlement, la puissance s’est diversifiée et émiettée, le nombre d’acteurs internationaux non étatiques s’étant multiplié, à commencer par les entreprises mondiales, mais aussi les ONG, les opinions publiques, les médias, les oligarques et milliardaires, les organisations variées, les églises, les individus connectés, les mafias. Le nombre de personnes/entités pouvant exercer une influence sur les relations internationales y compris les migrations s’est multiplié de façon exponentielle et rend de plus en plus difficile la prise de décision et la définition d’un « intérêt général » pour les démocraties. Des conflits du Proche-Orient à la lutte contre le réchauffement climatique, du développement du terrorisme islamiste à l’apparition et à la propagation rapide de nouveaux virus, de la lutte contre les paradis fiscaux à une introuvable gouvernance économique internationale, tout donne le sentiment qu’il est impossible de gérer le monde et que la « communauté » internationale est inexistante, ou au moins impuissante face à des acteurs innombrables qui ont leur stratégie propre.

Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication est révolutionnaire. Elle a des aspects positifs mais participe à la dilution du pouvoir et crée de nouvelles fragilités pour les sociétés hyper-connectées face aux virus et aux attaques informatiques.

Le monde apparaît comme imprévisible, incertain et chaotique, comme un bateau ivre que nul ne peut maîtriser, surtout aux yeux des Occidentaux qui ont cru que le monde était ordonné, par eux, ce qu’il a été, pour le meilleur et pour le pire pendant trois ou quatre siècles. C’est une des sources de l’inquiétude française et européenne.