Une heure après leur aventure impromptue, Sémiramis appela Adam pour lui suggérer qu’ils aillent de nouveau chez la veuve de Mourad. Il accepta avec d’autant plus d’empressement qu’il devait à présent informer Tania de l’avancement rapide de leurs plans.
Il n’y eut, de la part des amants, pas la moindre allusion à ce qui venait de se passer entre eux. Ni au téléphone, ni sur la route.
Cette fois, la veuve était seule. Il n’y avait avec elle qu’une autre femme en noir, sans doute une voisine, ou une parente, qui se retira à l’instant où les deux amis entraient.
Tania leur expliqua que la maison n’avait pas désempli, ce jour-là non plus, et qu’elle avait dû recourir à des ruses pour que les derniers visiteurs s’en aillent.
“J’ai mis du temps à le comprendre, mais les condoléances, chez nous, c’est une technique d’épuisement. Les personnes endeuillées sont tellement vannées qu’elles ne sont même plus capables de penser à leur malheur.”
“Si ça marche, tant mieux”, observa Adam.
“Oui, ça marche. Mes émotions sont anesthésiées. Je vois tout, j’entends tout, mais je ne sens plus rien.”
Peut-être était-elle épuisée, et “anesthésiée”, mais elle donnait plutôt l’impression d’être exaltée, et sous l’effet d’un puissant remontant. Ses gestes étaient un peu brusques, ses sourires se dessinaient puis s’effaçaient un peu plus vite que d’ordinaire.
Elle était assise dans le petit salon d’hiver où avait eu lieu, jadis, la “veillée d’adieu” en compagnie de Naïm, avant qu’il n’émigre avec les siens. Elle fit le geste de se lever à l’arrivée de ses amis, mais ils l’en empêchèrent, comme lors de leur précédente visite, et ils s’inclinèrent l’un après l’autre pour l’embrasser.
Puis Adam s’assit à côté d’elle. En un geste fraternel, il lui entoura les épaules de son bras. Elle laissa tomber la tête vers l’arrière, ferma les yeux et ne bougea plus. Sémiramis s’était assise sur un fauteuil à l’autre bout de la pièce, comme pour les laisser vivre pleinement ce moment de proximité et de réconciliation.
“Quand tu voudras te coucher, tu nous dis”, murmura Adam.
“Oui, tu nous dis, nous sommes de la famille”, renchérit Sémiramis.
“Je n’ai aucune envie de dormir”, répondit la veuve en ouvrant les yeux. “Je me sens bien en votre compagnie, je suis heureuse que vous soyez venus.”
Elle redressa la tête et les regarda l’un, puis l’autre.
“Vous avez l’air en forme, tous les deux.”
Sémiramis hocha la tête et son visage s’éclaira d’un sourire de béatitude.
Son ami sourit de la même manière pour dire :
“Oui, tout va bien. Je redécouvre le pays, les gens…”
“Tu n’as pas pu converser avec ton ami”, lui dit Tania, “mais tu ne regrettes pas d’être venu, n’est-ce pas ?”
“J’aurais dû venir depuis des années, mais je retardais constamment le moment. Grâce à ton coup de fil, j’ai franchi le pas.”
“Et tu ne le regrettes pas”, insista-t-elle.
Adam échangea un regard furtif avec Sémiramis avant de répondre :
“Non, je ne le regrette pas. Absolument pas.”
“Tant mieux !” fit la veuve.
Elle reposa de nouveau la tête vers l’arrière sur le bras du visiteur, puis, aussitôt, elle la redressa ; pour les dévisager, lui, puis elle, puis lui, puis de nouveau elle ; avant de décréter :
“Vous deux, mes enfants, vous dormez ensemble.”
“Qu’est-ce que tu racontes ?” protesta Sémiramis en s’efforçant de rire.
Mais Tania la regardait droit dans les yeux.
“Dis-moi que je me trompe, et je te croirai.”
Ce n’était pas une promesse, c’était un défi. La “châtelaine” ne savait pas trop comment réagir. Mais ses quelques moments d’hésitation n’étaient rien de moins qu’un aveu. Elle finit par répondre par une question :
“Et si tu ne trompais pas ?”
“Dans ce cas, je vous dirais : profitez bien ! Les instants que vous laisserez filer, vous ne les reverrez plus. Nous, nous avons passé notre vie à nous dire : un jour, nous irons à Venise, un jour nous irons à Pékin visiter la Cité interdite. En fin de compte, nous ne sommes allés nulle part. Nous avons passé notre vie entière à nous dire : Plus tard ! Plus tard ! Quand telle affaire sera réglée ! Quand tel paiement sera arrivé ! Quand telle date sera passée ! Quand notre maison aura été évacuée… Puis il a chopé cette saleté de maladie, et nous n’avons plus connu un seul moment de joie.
“Alors je vous dis : Ne faites pas comme moi ! Profitez de chaque instant ! Ne vous laissez pas détourner du bonheur sous tel ou tel prétexte ! Profitez ! Tenez-vous par la main, et ne vous lâchez plus !”
“Sans vouloir te décevoir”, dit Sémiramis, “il n’est pas question qu’on se marie, Adam et moi.”
“Qui te parle de mariage ?” dit Tania.
Avant de se contredire, en ajoutant :
“Et pourquoi pas ? Qu’est-ce qui vous en empêche ?”
“Ce qui nous en empêche, c’est que je n’ai aucune envie de me marier, et lui non plus. Nous avons juste envie d’être ensemble et de nous tenir quelquefois par la main en nous rappelant le temps de l’université.”
“Que tu es forte, Sémi ! Je t’admire.”
“Ne m’admire pas, Tania ! Si j’avais été forte, j’aurais quitté ma famille, j’aurais suivi la carrière dont je rêvais. C’est à vingt ans que j’aurais dû bousculer les traditions, pas aujourd’hui !”
“Ne sois pas si sévère avec toi-même ! A vingt ans déjà, tu étais la plus courageuse de nous toutes. Ce que nous faisions en cachette, tu le faisais au grand jour.”
“Ça ne m’a pas réussi. Il est mort…”
“Ça, nous n’y pouvons rien, ni toi ni moi. Nous les aimons, ils meurent. Nous avons beau essayer de les retenir, ils nous glissent entre les doigts, ils s’en vont, ils meurent.”
Quelques minutes plus tard les trois amis passaient dans la salle à manger.
“Il n’y a que les restes du déjeuner”, s’excusa la maîtresse de maison.
Mais ses invités savaient qu’il y aurait encore bien trop de choses à table, et ils répondirent aux excuses d’usage par les protestations d’usage.
Dès qu’ils furent attablés, Adam annonça à Tania, non sans fierté, que la réunion qu’elle avait appelée de ses vœux allait effectivement se tenir, et bien plus tôt que prévu.
“Naïm et Albert sont déjà en route, et Ramez a promis de nous rejoindre avec sa femme dès que nous serons rassemblés. C’est-à-dire à la fin de la semaine prochaine, pas plus tard !”
Elle s’en montra ravie, et elle le remercia chaleureusement. Pour la première fois depuis des années, il eut le sentiment de retrouver dans sa voix comme dans son regard la Tania d’autrefois, l’amie, la “sœur aimante”. Mais ce moment de joie intense et de gratitude allait être passager. Très vite, le regard de la veuve s’assombrit.
“Tu crois qu’ils parleront en bien de leur ami ?” s’enquit-elle.
“Oui, Tania, rassure-toi ! Ils savent que c’est toi qui as souhaité cette rencontre, ils savent que c’est à l’occasion de sa disparition. S’ils ont décidé de venir, c’est parce qu’ils gardent la nostalgie de nos rencontres d’autrefois. Tu ne devrais pas être anxieuse.”
Mais elle l’était, manifestement. Elle ne pouvait s’empêcher de l’être.
“Je voudrais tellement que l’on soit juste envers lui ! S’il nous observe, s’il nous écoute, je voudrais qu’il sente que ses amis lui gardent leur affection. Il a tellement souffert ces dernières années !”
Parlait-elle de sa souffrance morale, causée par la réprobation des amis – à commencer par celle d’Adam ? Ou bien de sa souffrance physique, due au mal qui le rongeait ? Ce n’était pas clair dans ses propos, et ce n’était probablement pas clair dans son esprit non plus. Les deux souffrances se rejoignaient, et s’attisaient l’une l’autre.
“Tu n’as rien à craindre, ils viennent tous en amis”, insista le visiteur. “Chacun de nous a ses propres remords, et personne ne jettera la pierre à l’autre.”
“Ou alors les pierres voleront dans toutes les directions à la fois”, prédit Sémiramis.
Elle paraissait plus amusée que troublée par cette perspective.
Sur le chemin du retour, les deux amis roulèrent quelques minutes en silence, avant qu’Adam ne dise, avec un soupir trop longtemps retenu :
“Tania était un peu insistante, ce soir encore, tu ne trouves pas ?”
Sémiramis approuva de la tête, sans rien dire. Adam reprit :
“Toi qui connais mieux que moi les règles de la bienséance, combien de temps encore sommes-nous censés tolérer ses humeurs pour cause de deuil ?”
Son amie se contenta de sourire avec un geste d’impuissance. Et ce fut lui qui finit par répondre à sa propre question.
“A mon avis, elle vient d’épuiser tout son crédit. La prochaine fois qu’elle nous parlera comme elle l’a fait ce soir, je ne la ménagerai pas, je lui dirai exactement tout ce que je pense, et d’elle et de son mari.”
“Dieu ait son âme !”
“Dieu ait son âme, d’accord ! Mais c’est sa voix à lui que j’ai eu l’impression d’entendre ce soir. Tania était autrefois subtile, discrète, mesurée. C’est son mari qui avait l’habitude de sortir de telles goujateries.”
“Au bout de trente ans, il a eu tout le temps de déteindre sur elle.”
“Cela dit, Mourad avait une certaine manière de dire les choses, même les pires… Tu ne pouvais pas trop lui en vouloir. Avec elle, c’est différent. Ce qu’elle a dit à notre propos était si déplacé, si lourd ! J’avais envie de la gifler.”
“Bof ! Laisse courir ! Qu’elle nous accuse de coucher ensemble ; tant qu’elle ne le fait pas sur la place publique, je m’en moque ! A mon âge, et après tout ce que j’ai vécu, je te jure que ça ne m’affecte plus. Je ris, comme si j’entendais des ragots sur une inconnue. Une fois, une amie m’a appelée pour me dire qu’Unetelle avait dit de moi, dans un salon, que j’avais quantité d’amants. Je lui ai répondu : mieux vaut une réputation d’abondance qu’une réputation de pénurie.”
“Tu as probablement raison de prendre les choses comme cela. N’empêche, la transformation de Tania est l’une de mes grandes déceptions depuis que je suis revenu au pays. Je pensais que j’allais retrouver l’amie d’autrefois, que nous allions oublier les rancœurs héritées de la guerre, pour redevenir comme frère et sœur. Surtout que je suis revenu à sa demande !”
Ils roulèrent quelques dizaines de secondes dans un silence complice, jusqu’à ce que Sémiramis dise, en manière d’explication.
“Pendant toutes ces années, Mourad devait être absorbé par ses combats politiques, par ses affaires, et il ne devait pas souvent penser aux amis d’autrefois. Alors que sa femme, elle, ne faisait que ressasser vos disputes…”
“Et puis”, enchaîna Adam, comme s’il s’associait à la même réflexion, “Mourad savait pertinemment qu’il avait commis une transgression, et que j’avais raison de lui en vouloir. Alors que Tania devait être persuadée que j’étais injuste envers lui. Elle devait m’en vouloir encore plus que lui.”
Il se tut un moment, avant de reprendre.
“J’avais un sentiment étrange, le matin où ils m’ont appelé pour me demander de venir. C’était confus et, sur le moment, je ne m’en rendais pas vraiment compte. J’avais l’impression que Mourad s’estimait en faute, et qu’il éprouvait le besoin de se justifier à mes yeux avant de s’en aller – sinon, pourquoi aurait-il employé son dernier souffle pour me parler ; alors que sa femme cherchait surtout à me culpabiliser.”
“Si j’en juge par ce que je sais de l’un et de l’autre, je suis persuadée que ton impression est juste. Dans notre pays, souvent les femmes prennent à cœur les querelles du clan, bien plus que leurs maris.”
“Ou que leurs fils. Mourad m’a dit un jour que lorsqu’il se fâchait avec quelqu’un, il évitait de le dire à sa mère, parce qu’elle se déchaînait tellement contre cette personne que toute réconciliation devenait impossible. J’imagine que Tania a dû se comporter envers moi à la façon de sa belle-mère.”
“Tante Aïda…”
“Tante Aïda, oui… Elle m’était plutôt sympathique. Je suppose qu’elle n’est plus de ce monde…”
Pour toute réponse, Sémiramis pouffa de rire. Son ami la contempla avec méfiance, avec reproche. Elle mit une bonne minute avant de retrouver son sérieux.
“Excuse-moi ! Je n’ai pas pu m’en empêcher. Pourtant, l’histoire n’est pas du tout amusante, elle est horrible.”
“Raconte toujours !” lui dit Adam, en fronçant les sourcils.
A l’évidence, il brûlait de curiosité.
“La tante Aïda est morte il y a sept ou huit ans. Elle n’était pas âgée, mais elle souffrait de sénilité précoce. Les derniers mois, elle ne reconnaissait plus personne, et pour la famille, c’était extrêmement éprouvant. On m’a dit qu’elle passait ses journées dans un fauteuil à bascule, à se balancer. Physiquement, elle allait plutôt bien, mais sa tête ne fonctionnait plus du tout. A un moment, elle a été prise d’une lubie. Elle disait : ‘Je veux aller à la montagne.’ Mourad et Tania l’emmenaient là-bas, et le lendemain, elle leur disait : ‘Je veux aller en ville.’ Et ils la transportaient à nouveau dans l’autre sens… Au début, ils acceptaient la chose comme on se plie aux dernières volontés d’un mourant. Mais la chose s’est répétée une dizaine de fois, et ils étaient tous sur les genoux, alors le médecin leur a dit : ‘Dans son état, elle ne sait absolument plus où elle se trouve, et elle est totalement incapable de faire la différence entre un lieu et un autre. La prochaine fois qu’elle demandera à déménager, vous tournez le fauteuil deux trois fois sur lui-même, puis vous lui dites : Nous sommes arrivés.’ Et c’est exactement ce qui s’est passé. Dès qu’elle demandait à être déplacée, on la faisait pivoter, puis on lui disait : ‘Nous sommes en ville’ ou ‘Nous sommes à la montagne’. Et elle s’en satisfaisait.
“Au bout de quelques mois, la malheureuse est morte. Je suis allée présenter mes condoléances. Je me suis assise au salon, près de Tania, et pour entamer une conversation de circonstance, je lui ai demandé à l’oreille : ‘Est-ce que ta belle-mère est morte en ville ou à la montagne ?’ Tania a explosé de rire, et c’était une honte. Mourad lui en a voulu, et tous les deux m’en ont voulu. Pourtant, je te jure que je ne connaissais pas l’histoire du fauteuil, et que je ne savais même pas de quoi Aïda souffrait. Je ne les voyais presque jamais, je n’avais plus de rapports avec eux, j’avais seulement lu le faire-part dans un journal, et j’étais allée présenter mes condoléances. Mais Mourad est resté persuadé jusqu’à la fin de sa vie que j’avais fait une plaisanterie de très mauvais goût aux funérailles de sa mère. Je crois qu’il ne m’a jamais pardonné.”
Elle se tourna vers son passager. Il arborait une moue dubitative.
“Tu ne me crois pas, hein ? Tu crois que je l’ai fait exprès. Tu me crois capable d’une telle goujaterie ? Tu voudrais que je te jure, une fois encore, sur la tombe de mon père ?”
“Non, ce ne sera pas nécessaire”, rétorqua énigmatiquement Adam. “Je t’accorde le bénéfice du doute.”