A dire vrai, Adam n’avait nulle envie de quitter le pays aussi vite.
Quand il avait dû prétexter ses engagements universitaires pour éviter de participer au concert d’éloges funèbres, il s’était senti piégé. Rien ne l’obligeait à reprendre l’avion dès le lendemain, ni les jours suivants. Il commençait tout juste à retrouver ses repères, et il n’éprouvait encore aucune lassitude.
En un sens, l’agressivité de Tania venait de le libérer. Si elle s’en était tenue à une attitude amicale, il aurait probablement eu des scrupules à rester au pays sans assister aux funérailles, et il serait parti. Malgré lui, certes, mais il n’aurait pu faire autrement.
A présent, il était déterminé à rester.
Un plan s’était formé dans son esprit, et il avait aussitôt téléphoné à Dolorès, sa compagne, pour la mettre dans la confidence. Il allait prolonger son séjour au pays, mais en brouillant ses traces.
Dès que sa décision fut arrêtée, il commença à s’activer. Il appela la réception pour demander qu’on lui prépare sa note, et s’enquit par la même occasion du temps qu’il faudrait pour arriver à l’aéroport. Il voulait être sûr que si quelqu’un cherchait à le joindre, on lui réponde qu’il avait déjà repris l’avion.
Pour la même raison, en sortant de l’hôtel, il évita de prendre l’un des nombreux taxis qui attendaient. Quand le premier de la file lui ouvrit sa portière, il prétendit qu’il avait besoin de faire quelques achats dans les magasins du quartier, et s’éloigna à pied, tirant sa valise derrière lui.
Il marcha quelques minutes, prit un tournant, puis un autre, avant d’arrêter un taxi qui rôdait. Il lui donna le nom d’un village, Bertayel, et celui d’un hôtel, l’Auberge Sémiramis.
C’est seulement quand la voiture finit par quitter les embouteillages urbains pour s’engager sur une route de montagne qu’Adam appela la propriétaire. Prénommée justement Sémiramis, elle avait fait partie de leur cercle d’amis du temps de l’université. Il l’avait perdue de vue dans la période qui avait suivi son départ pour la France. Mais ils avaient renoué le contact depuis ; dans les dernières années, elle s’était rendue par deux fois à Paris, elle avait dîné chez lui ; il lui avait présenté Dolorès, et “la belle Sémi” lui avait fait promettre de passer la voir le jour où il reviendrait au pays.
Il composa donc son numéro et lui dit, sans même se présenter :
“Je suis dans un taxi. Dans une demi-heure, je serai chez toi.”
“Adam !”
C’était presque un hurlement.
“Je ne savais même pas que tu étais au pays.”
“Je suis arrivé hier. Tu aurais une chambre pour moi ?”
“Sache que tu peux arriver chez moi à n’importe quel moment, même en plein été, il y aura toujours une chambre pour toi. Cela dit, pour être sincère, je ne te fais aucune faveur en t’accueillant aujourd’hui, l’hôtel est presque vide.”
“Tant mieux !”
“Tu trouves ? Mon comptable n’est pas du même avis.”
Elle rit, et Adam éprouva le besoin de s’excuser, en riant lui aussi.
“Je voulais juste dire que la tranquillité est exactement ce que je cherche. Je n’ai dit à personne que je venais, et je n’ai vu personne. Sauf Tania, mais elle me croit sur le point de reprendre l’avion. Je suppose que tu sais…”
“Pour Mourad ? Oui, je sais, bien sûr.”
“Tu l’avais vu, ces derniers temps ?”
“Quelquefois. Et toi ? Je sais que tu étais brouillé avec lui. Est-ce que vous vous êtes réconciliés ?”
“Oui et non… Je te raconterai. Tu penses aller aux funérailles ?”
“Oui, forcément. Pas toi ?”
“Je ne crois pas.”
“Tu as tort. On ne boude pas un enterrement.”
“J’ai mes raisons. Je t’expliquerai. Je préfère qu’on ne sache pas que je suis au pays. J’aimerais me cacher pendant quelques jours. J’en ai vraiment besoin. A part toi, je ne veux voir personne.”
“Tu ne verras personne, sois tranquille ! Et personne ne devinera que tu es à l’hôtel. Je t’enfermerai dans ta chambre et je garderai la clef.”
“N’allons pas jusque-là !”
Deux rires brefs. Un silence. Puis elle lui demanda, par simple courtoisie :
“Dolorès n’est pas avec toi ?”
“Elle n’a pas pu venir. La chose s’est décidée au dernier moment. Elle travaille. Tu me reçois quand même ?”
“J’ai hâte de te voir…”
Quand le taxi s’engagea dans le petit chemin arboré qui menait jusqu’à l’hôtel, Sémiramis attendait déjà près de la grille ouverte, flanquée de trois de ses employés, un vieux gardien, un réceptionniste en livrée et un tout jeune porteur qui, à l’instant même où la voiture s’immobilisait, souleva le couvercle du coffre pour s’emparer vigoureusement de la valise.
“La chambre huit”, lui ordonna sa patronne.
Adam avait sorti son portefeuille pour régler la course, mais le chauffeur refusa son argent pour prendre plutôt le billet que l’hôtelière lui tendait par la vitre ouverte.
“Tu es à l’étranger depuis trop longtemps, tu ne connais plus les habitudes d’ici”, lança-t-elle avec assurance, pour étouffer chez le visiteur toute velléité de protestation.
Est-ce vraiment ainsi que les choses devaient se passer dans son pays natal ? Adam n’en était pas sûr. Mais l’argument était paralysant. Tout émigrant redoute de commettre un impair, et il est facile pour ceux qui sont restés de susciter chez lui la peur du ridicule et la honte d’être devenu un vulgaire touriste. Il remit son argent dans sa poche.
Pour la même raison, lorsqu’il posa pied à terre, il hésita à prendre son amie dans ses bras, comme il l’aurait naturellement fait en France. Sous le regard du chauffeur et des employés de l’hôtel, ne devait-il pas plutôt lui serrer la main ? Et ce fut elle qui l’entoura de ses bras et qui le serra contre elle, brièvement, avant de l’emmener vers la porte d’entrée, qu’abritait un auvent en verreries colorées dans le style Belle Epoque.
Une heure plus tard, ils étaient attablés, Sémiramis et lui, au dernier étage de l’hôtel, sur une véranda encadrée de trois baies vitrées qui, dans la nuit, faisaient miroir, leur renvoyant leurs reflets et ceux des chandelles.
On leur apporta une dizaine de petits plats, puis dix autres, et encore dix ou quinze, mezzés chauds ou froids qui auraient aisément rassasié une horde de vacanciers.
“Tu es sûre que ça va nous suffire ?”
“C’est seulement pour toi ; moi j’ai déjà dîné”, dit-elle sans sourire.
“Je disais ça au second degré”, se dépêcha de préciser Adam, de peur que son observation n’ait été mal comprise.
“Et moi, je répondais au troisième degré”, dit son hôtesse avec un sourire de pirate. Avant d’ajouter : “Autrefois tu disais que j’avais de l’humour, souviens-toi. On se comprenait à demi-mot, toi et moi, et on échangeait des clins d’œil. Ne te sens pas obligé de m’indiquer à quel moment de l’anecdote je suis censée rire.”
“Il ne faut pas m’en vouloir, Sémi ! Ce n’est pas facile de revenir au pays après tant d’années. Je me dois d’être prudent, retenu, circonspect. Sans doute parce que je n’ai plus mes repères. J’ai constamment peur de heurter les susceptibilités de mes interlocuteurs. Même quand il s’agit d’amis de longue date. Je ne sais plus si je peux leur parler sur le même ton qu’autrefois. Les gens changent, tu sais.”
“Moi, je n’ai pas changé, Adam. Je suis moins jeune, un peu moins svelte, mais de l’intérieur, je n’ai pas changé. Je ne suis pas une quelconque dame, et pour moi tu ne seras jamais un quelconque monsieur. Dieu que je déteste le temps qui passe et qui nous change tous en pathétiques pingouins ! Moi qui dois jouer à la patronne d’hôtel, et toi qui dois jouer à l’éminent professeur !
“Mais pas ce soir”, dit-elle en levant sa coupe de champagne.
“Pas ce soir”, répéta Adam comme s’il s’agissait d’un serment.
Ils firent tinter leurs verres, qu’ils portèrent lentement à leurs lèvres. “La belle Sémi” avait effectivement peu changé – encore moins qu’elle ne le disait. Sa peau hâlée n’était trahie par aucune ride apparente et ses yeux émeraude avaient toujours la même profondeur marine ; peut-être n’était-elle pas svelte, comme elle le reconnaissait, mais dans le souvenir de son ami elle ne l’avait jamais vraiment été. Elle était plus grande que la plupart des femmes du pays, et plutôt “bien portante”, et même “bien en chair”, ce qui n’avait jamais rien ôté à son charme, ni par le passé, ni ce jour-là.
Le maître d’hôtel s’approcha de leur table sans bruit, une bouteille à la main, entourée d’une serviette. Il remplit les coupes, puis demanda à sa patronne :
“Un peu plus de lumière ?”
“Non, Francis, les chandelles suffisent.”
L’homme hocha la tête et regagna sa place.
“Cette époque-là me manque”, reprit Sémiramis. “Plus qu’à toi, sans doute. Tu me diras que c’est d’une grande banalité, une femme de quarante-huit ans qui regrette le temps où elle en avait dix-huit… Mais dans ce pays, dans cette région du monde, il y a autre chose. J’ai l’impression d’être sur une route, et chaque fois que j’avance d’un pas, l’endroit où se trouvait mon pied s’effrite. Quelquefois même, la route commence à s’effondrer sous mon pied, et je dois me dépêcher de bouger pour ne pas tomber avec l’éboulement.”