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A l’instant où il ouvrit les yeux, Adam recommença à écrire.

Le serveur qui lui apporta son petit-déjeuner le trouva déjà à sa table, penché au-dessus de son carnet. Son lit était défait ; mais, à en juger par sa mine, il n’avait pas beaucoup dormi.

En toile de fond de son agitation nocturne, il y avait ce drame survenu vingt ans plus tôt, et qu’il avait entrepris de relater la veille.

Le reconstituer de manière fidèle et cohérente exigeait de lui un grand effort de mémoire, ainsi qu’une mise en perspective. Car si la disparition de son ami d’enfance était, à l’évidence, l’un des épisodes de la guerre où était plongé le pays, le sort d’Albert ne pouvait être complètement assimilé à celui de tous ces malheureux égorgés par des miliciens sanguinaires, déchiquetés par des bombardements aveugles, ou abattus à distance par les tireurs d’élite embusqués sur les toits des immeubles. Puisqu’il avait clairement exprimé son intention de mettre fin à ses jours, son geste revêtait un tout autre sens – celui d’une rébellion contre la folie meurtrière.

Nous, cependant, ses amis, nous nous préoccupions surtout de savoir ce qu’il était devenu, et s’il s’était réellement suicidé comme le suggérait l’étrange faire-part. Ceux d’entre nous qui étaient encore au pays, notamment Mourad et Tania, jouaient un rôle actif dans les recherches. Il faut dire qu’on ne pouvait plus du tout compter sur les pouvoirs publics, qui avaient perdu toute autorité sur le territoire ; ni, bien sûr, sur la famille du “disparu”, puisqu’il n’en avait aucune.

En dépit des efforts, on était chaque jour un peu plus dans le noir. Ne l’ayant pas retrouvé dans son appartement, ayant interrogé tous ses voisins sans obtenir le moindre renseignement utile, on était incapables de dire en quel lieu il avait pu commettre son acte désespéré, de quelle manière il avait procédé, et pour quelle raison on n’avait toujours pas la moindre trace de sa dépouille.

C’était la période des fêtes de fin d’année, et il y avait eu entre tous ceux qui connaissaient Albert, notamment ses camarades d’école et d’université, d’interminables consultations. Chacun avait sa propre interprétation de l’événement, qui reflétait en général ses propres préoccupations et ses propres angoisses plutôt que la réalité des choses. J’ai moi-même reçu de nombreux appels téléphoniques, ainsi qu’un courrier abondant, que j’ai dûment conservé. Dont cette lettre d’un de nos anciens professeurs d’histoire, le père François-Xavier, qui dirigeait alors un établissement scolaire à Mulhouse, en Alsace.

 

“Très cher Adam,

J’espère que ces quelques lignes vous trouveront en bonne santé, ainsi que tous les vôtres.

Les nouvelles en provenance de votre pays sont toujours aussi pénibles à entendre pour ceux qui, comme moi, l’ont connu et aimé. Et ce matin me parviennent les bruits d’un drame d’un autre ordre, la disparition de mon ancien élève Albert Kithar, dont on m’assure qu’elle n’a rien à voir, directement du moins, avec les violences politiques. […]

Albert était, du temps où j’enseignais au Collège, un garçon difficile mais attachant. Je ne crois pas qu’il ait beaucoup écouté ce que je m’efforçais d’expliquer à ses camarades. Je le revois encore, au fond de la classe, les yeux baissés, plongé dans un livre – généralement un roman d’anticipation, si mes souvenirs ne me trahissent pas. Pourtant, il était moins indifférent, moins absent qu’il n’en avait l’air. Lorsqu’il m’arrivait d’aborder un thème qui l’intéressait, je rentrais instantanément dans son champ de vision.

J’ai le souvenir d’une leçon où je parlais de Benjamin Franklin. J’avais longuement évoqué ses idées, son rôle dans le combat pour l’indépendance des Etats-Unis, son séjour en France à la veille de la Révolution. Tout au long, Albert était manifestement ailleurs. Je le surveillais constamment du coin de l’œil, comme un berger est censé garder un œil sur les brebis fugueuses. A un moment, je commence à parler de la découverte de l’électricité. L’élève se redresse ; son regard, d’habitude fuyant, devient direct et intense. J’avais prévu de passer très rapidement sur cet aspect de l’activité de Benjamin Franklin. Mais, trop heureux d’avoir su, pour une fois, capter l’attention d’Albert, j’avais fini par consacrer plusieurs minutes à raconter dans le détail l’expérience de la foudre et l’invention du paratonnerre. Je crois même me souvenir d’avoir, dans mon enthousiasme, élaboré une théorie instantanée sur le lien entre les découvertes de Franklin dans le domaine de l’électricité et son adhésion à la philosophie des Lumières.

Je conserve, comme vous le voyez, un souvenir ému de cette époque déjà lointaine. Jamais plus je ne pourrai être indifférent au sort de votre pays, ni surtout au destin des jeunes gens prometteurs que j’y ai connus.

Je vous serais reconnaissant si vous pouviez me tenir informé des suites de cette affaire préoccupante qui, j’ose encore le croire, pourrait ne pas se terminer dans la douleur. […]

Fidèlement à vous,

François-Xavier W., s. j.

 

Une semaine plus tard, la vérité était enfin connue.

Les événements se seraient déroulés à peu près comme suit. Le mardi 11 décembre, dans l’après-midi, Albert se rend à pied chez un ancien camarade de classe qui partait pour la France le lendemain. Il lui confie trois enveloppes, contenant vraisemblablement les fameux “faire-part” – dont celui qui m’était adressé –, le priant de les poster dès son arrivée à Orly. Bien qu’invité à entrer, il reste à la porte et s’éclipse au bout d’une minute, affirmant qu’il doit rentrer chez lui avant qu’il ne commence à faire sombre. L’autre n’insiste pas. La situation dans la capitale était très tendue. Il y avait eu quelques accrochages la veille, et l’on entendait encore, de temps à autre, des coups de feu épars. Les rares personnes qui s’aventuraient dans les rues évitaient de s’y attarder.

Albert avait prévu de s’enfermer dans son appartement, d’y mettre un peu d’ordre, d’ajouter peut-être un post-scriptum à la lettre d’adieu qu’il avait écrite à l’intention des amis qui le retrouveraient, d’avaler une dose massive de barbituriques, puis de s’étendre sur son lit, en costume sombre, les bras le long du corps. Il se souciait peu de la sécurité des rues, il avait surtout hâte de mettre à exécution ce qu’il avait prévu et ne cessait de répéter mentalement les gestes qu’il comptait accomplir.

Quand, à l’angle de deux rues désertes, des jeunes gens en armes sautent brusquement d’une voiture qui vient de freiner, il ne les gratifie d’aucun regard, se contentant de s’écarter vers sa gauche pour marcher un peu plus près du mur. Absorbé dans ses pensées, il n’avait pas compris que c’était lui que ces miliciens voulaient. Non pas lui, Albert Kithar, en personne, mais le passant anonyme qu’il était. Ces hommes armés cherchaient à mettre la main sur un habitant du quartier, n’importe lequel, et il n’y avait, dans les rues, aucun autre piéton à capturer.

Ses ravisseurs l’empoignent donc par les bras pour l’entraîner vers leur voiture, qui redémarre en trombe. Croyant l’effrayer, ils l’avertissent que s’il crie, s’il se débat ou tente de s’échapper, ils lui logeront une balle dans la tempe.

Lorsqu’il répond à leurs menaces par un râlement rigolard, comme s’il venait d’entendre une bonne plaisanterie, ils se disent qu’ils sont tombés soit sur un simplet, soit sur l’homme le plus courageux du pays.

Parvenus à leur repaire, ils enferment leur proie dans un garage, les mains attachées derrière le dos et les yeux bandés. Albert continue à sourire comme un benêt. Un homme trapu vient s’asseoir face à lui, pour lui dire, sur un ton en apparence hargneux, mais qui sonne comme une excuse :

“Ils ont enlevé mon fils.”

Le captif arrête de sourire. Il dit simplement, d’une voix neutre :

“J’espère qu’il reviendra sain et sauf !”

“Tu as intérêt à l’espérer”, dit l’autre. “Si mon fils ne revient pas, je prendrai ta propre vie !”

Albert répond que, de sa propre vie, il n’a que faire. Pour le dire, il emploie une expression familière signifiant “Je m’en tape !”

“Comment ça, tu t’en tapes ? De ta propre vie ? Arrête donc de crâner ! Arrête de sourire aux oiseaux comme un demeuré ! Tu ferais mieux de prier pour que mon fils revienne, si tu tiens à sauver ta peau !”

“Je ne tiens pas à sauver ma peau !” insiste l’otage.

Il demande alors à son geôlier de glisser la main dans la poche intérieure de sa veste, où se trouvent sa carte d’identité, un faire-part identique à celui qu’il m’avait envoyé, ainsi que le dernier brouillon de sa lettre d’adieu, qui contient des phrases explicites : “Quand vous découvrirez ce message, j’aurai déjà fait ce que j’ai décidé de faire… Que personne d’entre vous ne se sente responsable de ma mort, que personne ne s’imagine qu’en intervenant un peu plus tôt il aurait pu l’empêcher. Ma décision ne date pas d’hier. Il est trop tard depuis longtemps…”

L’homme prend le temps de lire, de relire, en remuant parfois les lèvres. Avant de constater, incrédule :

“Tu rentrais chez toi pour… pour te tuer, c’est ça ?”

Albert confirme de la tête.

“Et nous sommes venus t’en empêcher ?”

Albert confirme encore.

Un bref silence. Puis l’homme est pris d’un fou rire interminable, et l’otage, après quelques secondes, en dépit des cordes qui l’attachent et du bandeau sur ses yeux, se met à rire à son tour, la tête renversée en arrière.

C’est le geôlier qui reprendra son sérieux en premier, pour demander, sur un ton inquisiteur, mais dénué d’hostilité :

“Pourquoi ?”

Lui qui, une minute plus tôt, menaçait l’otage de l’abattre sans sourciller, semblait à présent secoué par l’idée que cet homme jeune, convenablement habillé, apparemment sain d’esprit, s’apprêtait à se donner la mort.

“Pourquoi ?”

Albert n’était pas porté sur les confidences. Surtout à l’oreille d’un parfait inconnu. Mais ce jour-là, peut-être parce que, à l’heure où on l’a enlevé, il était en train de repasser dans sa tête les phrases de sa lettre d’adieu ; peut-être parce que, après avoir tout préparé, tout mis en scène, tout réglé en un mécanisme infaillible, il avait soudain perdu le contrôle de son destin, et qu’il s’en trouvait déstabilisé ; peut-être parce qu’il avait pour interlocuteur ultime un geôlier malheureux, et que c’était là un épilogue conforme à l’absurdité des choses d’ici-bas – il s’était mis à parler.

Oh, ce ne fut pas un flot verbal, ni une confession. Albert était d’ailleurs incapable d’éclairer par les mots les ondes opaques qui l’avaient conduit au seuil du suicide ; il ne dit à l’improbable confesseur que les choses trop prévisibles que l’on dit en ces circonstances-là, à savoir que la vie avait perdu sa saveur, qu’il se sentait exilé en ce monde, que la guerre ambiante l’étouffait… Mais l’homme ne le lâchait pas. Adoptant un ton ferme, posant les deux mains sur les épaules de son prisonnier – sans toutefois songer à défaire ses liens ni à lui libérer les yeux –, il entreprit de le sermonner avec les phrases toutes faites des pères éplorés.

“Pense à tes parents, qui t’ont nourri, qui t’ont regardé grandir, qui ont rêvé de te voir diplômé, qui ont rêvé de te voir marié ! Maintenant que tu es devenu un beau jeune homme, au lieu de te trouver une jolie fiancée, tu ne penses qu’à te démolir ? Quelle honte ! Quel gâchis ! Quelle abomination ! Alors que tu as encore toute la vie devant toi !”

“Toute la vie devant moi, hein ?”

Le ton d’Albert était à peine ironique, mais il l’accompagna d’un gigotement burlesque de tous ses membres sanglés et de sa tête bandée, ce qui suffit à les faire retomber, d’abord son ravisseur puis lui-même, dans leur fou rire d’avant.