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Ayant dûment recopié dans son carnet de larges extraits de la vieille lettre de son ami, Adam revint s’étendre sur son lit pour se replonger dans sa correspondance d’autrefois, passant d’une enveloppe à l’autre. Il se délectait de cette lecture, il était tenté de s’y noyer en oubliant le temps. Mais, chez lui, la mauvaise conscience finissait toujours par prendre le dessus. Dès qu’il s’écartait un peu du travail qu’il était censé accomplir, il commençait à se sermonner.

Ce jour-là, il s’arracha bien vite, bien trop vite, à son délicieux engourdissement, pour revenir s’asseoir devant son écran et pour entamer l’autre lettre importante qu’il s’était promis d’écrire en cette journée de condoléances.

“Mon si cher Naïm,

Je t’écris pour t’annoncer une nouvelle bien triste : Mourad vient de mourir d’un cancer. Aujourd’hui ont lieu ses obsèques. […]

Je ne sais pas si tu avais gardé le contact avec lui. Pour ma part, je ne lui parlais plus depuis des années, comme j’ai déjà eu l’occasion de te le dire ; mais vendredi dernier, sa femme et lui m’ont appelé pour m’apprendre qu’il était mourant et qu’il souhaitait me voir. Je suis venu le soir même, mais il est décédé dans la nuit sans que nous ayons pu avoir une conversation.

Je pense que Tania serait heureuse de recevoir un mot de toi. Elle souhaiterait aussi que les amis d’autrefois se réunissent à cette occasion. Ce qui est, en soi, une excellente idée, indépendamment des circonstances. Qu’en penses-tu ? Et est-ce que tu aurais des propositions concernant le lieu et la date ? Ma préférence va à Paris, mais je reste ouvert à toutes les suggestions.

Bien à toi,

Adam”

 

Comme avec Albert, mes contacts avec Naïm s’étaient renoués un jour de manière fortuite ; pendant quelques années, nos échanges étaient demeurés épisodiques ; puis, grâce au courrier électronique, le flux est devenu continu.

Mais, dans son cas, c’est arrivé plus tardivement, il y a dix ans à peine ; à peu près de la même manière, sauf que ce n’est pas moi qui ai retrouvé sa trace, c’est lui qui a retrouvé la mienne.

Je venais de publier un article sur Attila dans un petit mensuel d’histoire qui avait consacré un numéro spécial aux “Invasions barbares”, et je ne m’attendais pas à être lu hors des limites de la France. J’avais donc été agréablement surpris lorsque l’éditeur de la revue m’avait fait suivre une lettre de lecteur portant un timbre brésilien. Le revers de l’enveloppe ne portait que les initiales de l’expéditeur, et l’entame de la lettre ne trahissait rien non plus.

 

“Monsieur le Professeur,

J’écris d’abord pour vous remercier de ce que votre article m’a appris sur le personnage d’Attila. On croit connaître une figure historique, on a deux ou trois idées reçues à son sujet, et on s’autorise même quelquefois à se servir de son exemple pour illustrer ses propres opinions. Et soudain, à la faveur d’une lecture, on découvre qu’on ne savait pas grand-chose du Hun ni de son époque. Pis encore, on apprend que le peu qu’on savait était tellement approximatif, tellement nébuleux, qu’il fallait bien le considérer comme tout simplement erroné.

N’avez-vous jamais envisagé, Monsieur le Professeur, d’écrire une biographie de ce personnage ? En tant que lecteur, je vous y incite fortement. Si mon humble suggestion avait l’heur de vous plaire et que vous consentiez à écrire ce livre, je vous serais reconnaissant de m’envoyer une copie dédicacée à l’adresse suivante :

Naïm E., […] Avenida Ipiranga, São Paulo, Brasil.

N.B. – Non, ce n’est pas simplement un homonyme.”

 

J’étais évidemment tenté de lui sauter au cou, pour lui dire ma joie de l’avoir retrouvé, et pour lui demander ce qu’il était devenu. Mais je m’étais retenu. Afin de respecter l’esprit de notre vieux cercle d’amis, je me devais de lui répondre sur le ton qu’il avait lui-même adopté. Quand l’un de nous s’engageait dans une mise en scène élaborée, il lui fallait garder son sérieux le plus longtemps possible, cultiver patiemment l’équivoque, laisser fleurir l’ambiguïté, et ne surtout pas éclater de rire au premier échange. Dans ce jeu, le gagnant était celui d’entre nous qui pouffait en dernier.

Ma réponse fut donc rédigée ainsi :

“Ami lecteur,

Votre message m’a fait grand plaisir. Attila est probablement l’une des figures historiques les plus méconnues. Et lorsqu’il m’arrive de dire, dans un séminaire – un peu par provocation, je l’avoue –, qu’il est le grand-père de l’Europe moderne, certains de mes auditeurs s’imaginent que le Levantin que je suis cherche à les offenser.

Etrange que vous ayez suggéré que j’écrive sa biographie ! Je venais d’en parler à un éditeur parisien, une semaine avant de recevoir votre lettre, et il m’avait donné son accord. J’ai déjà toute la documentation, mon plan est prêt, et je devrais pouvoir rédiger le livre en quelques mois. Je me ferai un devoir de vous adresser un exemplaire dès qu’il sera paru.

Une autre solution serait que vous veniez vous-même le retirer chez moi, à l’adresse suivante :

Adam W., […] rue du Cherche-Midi, Paris VIe.

N.B. – A l’occasion de votre visite, et même si le livre n’est pas encore publié, un repas vous sera offert, suivi d’un café turc.”

 

En choisissant de renouer le contact sur ce mode après seize ans d’éloignement, nous avions d’emblée rétabli notre complicité au niveau où elle se trouvait du temps de l’université, avant les quatre ou cinq dernières guerres locales, avant notre maudite dispersion.

Par la suite, nous nous sommes très peu écrit sur papier. En échangeant nos adresses, nous avions également laissé nos numéros de téléphone, et nous nous sommes parlé quelquefois. Le téléphone est insidieux, et trompeur. Il installe entre les interlocuteurs une fausse proximité ; il favorise l’immédiateté et la superficialité ; et, ce qui est plus grave pour l’historien que je suis, il ne laisse aucune trace.

Fort heureusement, au cours des trois dernières années, nous nous sommes mis, Naïm et moi, au courrier électronique. Depuis, comme avec Albert, nous nous écrivons assez régulièrement.

Une ou deux fois, il m’a demandé où en était ma biographie d’Attila. J’ai dû répondre qu’elle en était toujours au même point – en chantier, ce qui veut dire en panne.

Etait-ce, dès l’origine, une mauvaise idée ? Je ne le crois pas. Lorsque j’avais écrit l’article auquel Naïm avait fait référence, j’avais réellement le sentiment d’avoir le livre au bout des doigts. Je me sentais capable de raconter la vie d’Attila de sa naissance à sa mort sans même consulter mes notes. Je connaissais le prénom de ses épouses et la trajectoire de ses différents conseillers. Je ne devrais d’ailleurs pas en parler au passé, je n’ai rien oublié de tout cela. Mais le passage du texte court au texte long s’est révélé compliqué.

Pour un article, il suffit d’avoir quelques idées fortes ; pour une biographie, il faut se montrer exhaustif, et ne pas prêter le flanc aux critiques des spécialistes. Lorsque je dis, par exemple, que le principal adversaire d’Attila, le commandant des troupes romaines, Flavius Aetius, n’était pas un inconnu pour lui, mais un ami d’enfance, et cela pour la bonne raison que le “fléau de Dieu” avait passé son adolescence en Italie même, à la cour impériale, et non dans les steppes d’Asie centrale ; ou lorsque je prétends que son hésitation à attaquer Rome était due au fait que son rêve n’était pas de détruire la Ville ni de la mettre à sac, c’était d’y être couronné empereur, comme allait l’être, quatre cents ans plus tard, un autre chef issu des invasions barbares : Charlemagne – tout cela peut avoir un effet bœuf dans un article, ou dans une conférence. Mais pour écrire une biographie digne de ce nom, il faudrait étayer chacune de ces affirmations par des documents, par une argumentation convaincante, par des témoignages contemporains, ce qui n’est pas facile un millénaire et demi après les faits.

Cela dit, je ne renonce pas à cette biographie, j’ai toujours l’intention de l’écrire !