2

Parvenu à ce point de ses réminiscences, Adam éprouva le besoin d’appeler Sémiramis. Quand ils s’étaient quittés, la veille, il l’avait sentie fâchée.

“Non, j’étais seulement pensive”, lui assura-t-elle.

“Pardonne-moi ! J’ai manqué de tact.”

“En parlant de Bilal, tu veux dire ? Ne t’en fais pas, c’est de l’histoire ancienne.”

Ce n’était pas tout à fait le cas, puisque ses mots furent suivis d’un lourd silence. Elle ne tarda pas, d’ailleurs, à admettre :

“Non, ce n’est pas vrai, je mens, Bilal ne sera jamais de l’histoire ancienne, je ne serai jamais insensible, jamais indifférente, quand on prononcera son nom devant moi. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas en parler. Je ne veux pas que tu me ménages, je ne veux pas que tu colles sur moi l’étiquette ‘fragile’. La seule chose qui me blesserait, c’est justement de sentir qu’un ami comme toi s’estime obligé d’éviter les sujets qui risquent de m’affecter. Même si tu penses que je pourrais souffrir, je te demande de ne pas me traiter comme une éternelle convalescente. Promis ?”

Comme pour montrer qu’il en prenait acte, Adam lui dit :

“Une question me taraude depuis toujours. Est-ce que tu as jamais compris pourquoi Bilal avait pris les armes ? La politique n’était pas sa passion, il maudissait la guerre, et il n’avait pas beaucoup d’estime pour les différentes factions.”

Il y eut, à l’autre bout de la ligne, un long soupir, suivi d’un nouveau silence, au point qu’Adam se demanda s’il n’avait pas eu tort de prendre les assurances de son amie au pied de la lettre. Elle finit néanmoins par lui dire :

“Tu as eu raison de me poser cette question. Mais la réponse n’est pas simple…”

“Tu voudrais qu’on en parle à un autre moment ?”

“Non. Tu es dans ta chambre ? Ne bouge pas, j’arrive !”

 

Lorsqu’elle vint frapper à sa porte, quelques minutes plus tard, elle avait les yeux rouges, et Adam en éprouva du remords et de la honte.

“Pardonne-moi, Sémi ! Je ne voulais pas…”

Elle le fit taire d’un geste, et alla s’asseoir sur un fauteuil en rotin. Puis elle dit, sans le regarder :

“Nous nous aimions beaucoup, tu sais.”

“Oui, je sais, bien sûr.”

“De tous ceux qui sont tombés pendant la guerre, pas un seul n’est mort pour les mêmes raisons que Bilal. Lui, c’est la littérature qui l’a tué. Ses héros s’appelaient Orwell, Hemingway, Malraux, les écrivains combattants de la guerre d’Espagne. C’étaient eux ses références, ses modèles. Ils avaient pris les armes quelque temps, pour que leur cœur batte au même rythme que le cœur de leur siècle. Puis, le devoir accompli, ils étaient rentrés chez eux pour écrire. Hommage à la Catalogne, Pour qui sonne le glas, L’Espoir – nous les avions lus ensemble. Je suis sûre qu’en se tenant sur les barrages, sa mitraillette à l’épaule, Bilal ne songeait pas aux combats à venir, mais au livre qu’il allait écrire.

“Moi, j’avais peur. Depuis le début. Mais cela aussi fait partie de l’imagerie du héros. L’épouse, ou la mère, ou la fiancée, qui le supplie de ne pas y aller, et lui qui n’écoute que son devoir… Moi, l’amante moderne, je pensais être plus futée que d’autres. Je lisais les mêmes livres que lui, je m’associais à ses rêves, ce qui me permettait de lui dire : ‘Ici, ce n’est pas l’Espagne des années trente. Là-bas, les hommes se battaient pour des idéaux. Chez nous, ceux qui prennent les armes ne sont que les voyous du quartier. Ils se pavanent, ils rançonnent, ils pillent, ils trafiquent…’ Parfois, il me donnait raison, mais parfois il disait : ‘On est toujours méprisant envers sa propre époque, comme on idéalise les temps passés. Il m’est facile de m’imaginer républicain à Barcelone en 1937, ou maquisard en France en 1942, ou compagnon du Che. Mais c’est ici et maintenant que se passe ma propre vie, c’est ici et maintenant que je dois choisir : soit j’ose m’engager, soit je reste à l’écart.’

“Il avait peur de passer à côté de son époque, et de perdre ainsi le droit d’écrire. Il avait peur de ne pas vivre intensément, passionnément, et notre amour ne lui suffisait pas.”

Elle se tut, et avec son mouchoir froissé en boule elle se tamponna les yeux puis s’essuya les commissures des lèvres. Adam laissa passer quelques secondes avant de lui dire :

“Tu viens de répondre à une autre question que je me suis toujours posée : ce n’est donc pas à cause d’une dispute entre vous qu’il avait pris les armes.”

A la grande surprise de son interlocuteur, cette observation suscita chez Sémiramis un large sourire.

“Nos relations étaient orageuses, c’est vrai. Nous nous quittions, nous nous retrouvions, mais aucun de nous deux n’aurait voulu renoncer à l’autre.

“Ce n’était jamais de ma faute… Oui, je sais, c’est un peu facile pour moi de le dire, alors qu’il n’est plus là pour se défendre. Mais je crois qu’il l’aurait volontiers admis. C’était toujours lui qui causait les disputes, et lui qui effectuait les réconciliations. La faute, là encore, est à la littérature. Il y a ce mythe stupide selon lequel un écrivain doit connaître des amours orageuses pour pouvoir parler d’amour. Le bonheur paisible émousse les passions et engourdit l’imagination. Bullshit ! A peuple heureux pas d’histoire, et à couple heureux pas de littérature. N’importe quoi ! Finalement, il n’y aura eu pour nous deux ni couple heureux ni littérature.”

Elle reprit son souffle avant d’ajouter :

“Notre relation était comme cette danse endiablée où l’on s’écarte violemment l’un de l’autre, puis l’on revient tout aussi violemment s’écraser l’un contre l’autre, avant de s’écarter à nouveau. Mais à aucun moment on ne se lâche la main.”

Une pause encore, un sourire venu des années révolues. Puis elle poursuivit son récit :

“Il m’avait montré l’arme qu’il venait d’acheter, il en était fier comme un gamin, et il me l’avait tendue pour que je la tienne, pensant peut-être que j’allais être impressionnée. Le métal froid et l’odeur graisseuse m’avaient instantanément dégoûtée, j’avais jeté la chose sur un canapé ; elle avait rebondi et failli tomber à terre ; il l’avait rattrapée à temps, et m’avait lancé un regard de rage et de mépris. Je lui avais dit, sur un ton de défi : ‘Je croyais que tu allais commencer à écrire !’ Il avait répondu : ‘D’abord, je dois me battre, ensuite j’écrirai !’ Je ne l’ai plus revu. Nous ne nous sommes plus parlé. Il est mort quatre jours plus tard. Sans avoir écrit, et sans s’être vraiment battu. Le premier obus venu de l’autre quartier a explosé à quelques pas de lui. Il paraît qu’il était adossé à un mur, en train de rêvasser. Je suis persuadée que son arme, il ne s’en est jamais servi.”

“Du moins, il aura gardé les mains propres. Il n’a tué personne.”

“Non, personne. A part lui et moi, il n’a tué personne.”

Sémi était manifestement bouleversée par ces réminiscences, nota Adam dès que son amie eut quitté la chambre. Mais, à la réflexion, je ne regrette pas de lui avoir parlé de cet épisode de son passé, – de notre passé commun, devrais-je dire, même si, pour moi comme pour les autres amis, le traumatisme a été infiniment moins dévastateur que pour elle. Il était important que je lui donne l’occasion de me dire, avec des mots limpides et fiers, qu’elle avait tout fait pour empêcher Bilal d’aller au-devant de la mort.

Tout cela, je le sais, n’abolira pas chez elle la tristesse, ni l’inévitable sentiment de culpabilité qui s’attache à la disparition de ceux qu’on a aimés. Mais il me semble qu’en faisant de lui, en quelque sorte, un martyr de la littérature plutôt que la victime d’une escarmouche vulgaire, elle a ennobli sa mort et l’a rendue un peu moins absurde.

 

Ce qu’elle m’a dit de la fascination de Bilal pour la guerre d’Espagne m’a intrigué. Il est vrai que nous en parlions souvent, lui et moi. Mais pas plus que du Vietnam, du Chili, ou de la Longue Marche. Je ne savais pas que cet événement l’obsédait à ce point, ni qu’il rêvait d’être un autre Hemingway. Ensemble, lui et moi, lors de nos promenades, nous évoquions plutôt, s’agissant de la guerre d’Espagne, le souvenir de García Lorca, qui en avait été, certes, l’une des premières victimes, mais sans avoir jamais pris les armes.

Cela dit, la discussion ultime entre Sémi et son bien-aimé n’était pas sans rapport avec certains débats que nous avions en ce temps-là au sein de notre groupe d’amis, autour du même thème. A savoir : les conflits qui agitaient notre pays étaient-ils simplement des affrontements entre tribus, entre clans, pour ne pas dire entre différentes bandes de voyous, ou bien avaient-ils réellement une dimension plus ample, une teneur morale ? En d’autres termes : valait-il la peine de s’y engager, et de prendre le risque d’y laisser sa peau ?

Pour nous, à cette étape de notre vie, il était entendu que la guerre d’Espagne, en dépit des exactions qui y avaient été commises, était l’exemple même du conflit qui avait une vraie cause, une vraie dimension éthique, et qui méritait donc qu’on se sacrifie. Aujourd’hui, avec mon regard d’historien bientôt quinquagénaire, j’ai quelques doutes à ce sujet. A l’époque, je n’en avais pas, et mes amis non plus. Le seul autre combat qui, à nos yeux, méritait qu’on s’y sacrifie était la résistance au nazisme. Qu’elle soit française, italienne, soviétique ou allemande ; à tue-tête nous chantions “Bella ciao” et “l’Affiche rouge” d’Aragon, nous voulions tous être Stauffenberg ou, mieux encore, Missak Manouchian, menuisier arménien de Jounieh devenu le chef d’un réseau de résistants en France.

Notre tristesse, notre tragédie, c’est qu’il nous apparaissait que les combats que nous pourrions mener à notre époque et dans notre pays n’avaient pas la même pureté ni la même noblesse.

Je ne pense pas que nous aurions tous été prêts à mourir pour une bonne cause, même à dix-huit ans. Mais ce dilemme n’était jamais absent de nos pensées, ni de nos discussions. Allions-nous passer notre vie entière, et en tout cas notre jeunesse, sans avoir eu l’occasion de nous engager à corps perdu dans un combat qui en vaille la peine ? Y avait-il autour de nous une cause juste, défendue par des hommes purs, ou tout au moins dignes de confiance ? Pour ma part, j’en doutais.

Bilal avait, j’en suis persuadé, les mêmes doutes que moi. Même si un jour, par extrême impatience, il a décidé de les faire taire. Il a eu tort, mais je respecte sa décision, et je ne cesserai jamais de dire, chaque fois que je penserai à lui : “C’était un être pur !”