2

C’est seulement après avoir rassuré sa compagne inquiète qu’il prit la peine d’ouvrir l’autre message qu’il avait reçu dans la nuit, et qui portait la signature d’Albert.

Il était en anglais, contrairement à tous leurs échanges précédents, ce qui ne manqua pas de l’intriguer. Bien entendu, il était normal que son ami, après plus de vingt ans passés aux Etats-Unis, se sente désormais plus à l’aise dans la langue du pays. N’empêche ! Il y avait là quelque chose d’inaccoutumé, de déroutant, même.

Pourquoi avoir signé de son nom entier, et pas seulement de son prénom, ou de son initiale, comme à l’accoutumée ? Et qui était donc cette “mère adoptive” dont Adam n’avait jamais entendu parler, lui qui connaissait pourtant Albert depuis l’enfance ? Il est vrai que celui-ci n’avait jamais été loquace concernant sa famille, mais tout de même !

Il relut le texte une deuxième, puis une troisième fois. Et il finit par comprendre. Si l’ami d’Amérique avait employé cette langue et ce ton, c’est manifestement parce que sa prose allait être lue par des tiers. C’était, en quelque sorte, un courrier à deux faces, porteur d’une version officielle et d’un message codé. Ce qu’Albert cherchait à lui faire comprendre, c’est qu’il avait décidé de venir, et qu’il avait trouvé un bon prétexte pour contourner l’interdiction gouvernementale.

Pourquoi recourir à un tel subterfuge dans un pays de liberté comme les Etats-Unis ? Adam n’en savait rien. Mais il allait pouvoir le demander de vive voix à son ami, puisque celui-ci avait manifestement décidé de venir. Et à une date forcément très proche, vu que la fantomatique “mère adoptive” n’était sûrement pas en mesure de l’attendre longtemps. Voilà la réjouissante nouvelle que contenait le courrier ! Le reste n’était que maquillage…

Adam se devait, en tout cas, de répondre dans la même langue, et avec les mêmes équivoques.

Il appuya sur la touche d’envoi en souriant de satisfaction. Il n’imaginait pas une réunion de leur cercle d’amis sans Albert, l’esprit le plus subtil de tous, le plus caustique, le plus étincelant. Le plus chagrin aussi, même si cela avait rarement transparu dans ses lettres depuis qu’il s’était établi aux Etats-Unis.

A présent, les conditions étaient réunies pour des retrouvailles mémorables. Adam s’étira comme un chat repu, avant d’aller s’étendre sur son lit, prêt à s’assoupir.

Sa troisième nuit avec Sémiramis avait été tout aussi délectable que les deux premières, mais il n’avait dormi que par bribes. Entre deux conversations, une étreinte ; entre deux étreintes, un brin de conversation. Jusqu’au petit matin.

Il fit cependant l’effort de se redresser, et de tendre la main vers la commode pour saisir son carnet, auquel il éprouvait le besoin de confier ses interrogations.

Ayant pris acte de ses dilemmes sans trop savoir comment les résoudre, Adam referma son carnet, posa son stylo, et s’assoupit pour de bon.

 

A son réveil, un autre message l’attendait sur son ordinateur. Cette fois en provenance du Brésil.

“Bien cher Adam,

J’aurais bien des choses à te dire sur ce conflit levantin dont nous avons tous subi les contrecoups, et qui n’est manifestement pas sur le point de s’éteindre. Si nos analyses se rejoignent sur l’essentiel, nous avons aussi quelques divergences. Mais ces divergences, paradoxalement, nous rapprochent l’un de l’autre.

Toi, tu déplores que les tiens se retrouvent ‘déconnectés’ de la conscience du monde, ou tout au moins de celle de l’Occident. Moi je déplore surtout que les miens soient aujourd’hui déconnectés de ce qui a été, au cours des siècles, leur rôle historique le plus significatif, le plus emblématique, le plus irremplaçable : celui de ferment humaniste global. C’est cela notre mission universelle, la mission qui nous a valu d’être détestés par les fanatiques, les chauvins, et tous les êtres obtus. Je comprends que l’on veuille devenir ‘une nation comme les autres’, avec sa propre logique nationaliste. Mais, dans cette mutation, quelque chose d’essentiel est en train de se perdre. On ne peut pas être à la fois farouchement nationaliste et résolument universaliste.

Nous aurons, je suppose, l’occasion de reparler plus longuement de tout cela, et de manière plus approfondie. Pour l’heure, cependant – chez moi, il est très exactement cinq heures vingt, et je n’ai pas encore pris mon premier café de la journée – je ne me sens pas capable d’argumenter de manière cohérente. Si je t’écris dès l’aube, c’est pour réagir à ta suggestion concernant la date des retrouvailles que nous envisageons. A ce propos, j’ai un problème… mais peut-être aussi une solution.

Je dois me rendre à Milan le 8 mai pour une semaine, et l’idéal aurait été que j’effectue mon ‘pèlerinage’ dans la foulée, vers le milieu du mois. Ce qui aurait pu coïncider avec la période que tu proposes. Malheureusement, la chose est exclue, car juste après Milan, je dois aller à Mexico pour une importante conférence.

La seule possibilité que je vois, ce serait que je fasse un crochet par notre vieux pays avant d’aller en Italie. C’est-à-dire, en fait, dans les jours qui viennent. Seras-tu encore là ? Et crois-tu que d’autres amis pourraient s’y trouver aussi, pour que nous fassions une petite rencontre ?

Je sais que tout cela est très précipité, et je comprendrais parfaitement si toi et les autres aviez d’autres projets dans l’immédiat. Mais, en ce qui me concerne, si je ne venais pas tout de suite, je devrais retarder ma visite de plusieurs mois. J’ai même le sentiment que si je ne saisis pas cette opportunité, aucune autre ne se présentera avant très longtemps…

Voilà donc ce qui m’amène de si bon matin… Réfléchis, interroge les amis, et réponds-moi dès que tu le pourras.

Je t’embrasse,

Naïm”

Adam se dépêcha de répondre, sans beaucoup réfléchir, ni consulter qui que ce soit :

Par acquit de conscience, il appela aussitôt Sémiramis sur son téléphone de poche.

“Naïm vient de me confirmer qu’il viendra très bientôt, dès la semaine prochaine. Et je lui ai suggéré de réserver une chambre ici.”

“Tu as bien fait, c’est une excellente adresse.”

“Je lui ai même promis qu’il aurait une chambre contiguë à la mienne.”

“Aucun problème, nous sommes encore en basse saison. Ce n’est qu’en juin que les habitués arrivent. D’ici là, ce sera quasiment vide, comme tu vois. Et ne me dis pas que tu en es ravi !”

“Non, j’ai appris la leçon, ton comptable s’arrache les cheveux, et caetera.”

“Et il me prévient qu’il faudra bientôt déposer le bilan. Mais pas cette année, pas encore.”

“Par ailleurs, Albert m’annonce, à mots couverts, qu’il a trouvé un moyen de contourner les directives de son gouvernement. Mais chut, il vaut mieux n’en rien dire avant qu’il soit parmi nous.”

“Rien que des bonnes nouvelles !”

Puis, baissant le ton, elle ajouta :

“La nuit dernière nous a porté bonheur, apparemment.”

“Nous avons fait ce qu’il fallait pour que la fortune nous sourie.”

 

Rapportant cette conversation un peu plus tard dans les pages de son carnet, Adam commentera :