Chapitre 10

Québec, le 26 mars 1884

Les honneurs qu’on nous réserve, comme les hommages qu’on nous rend, sont souvent accompagnés de propos débités sans égard à notre propre valeur dans le seul but de nous tromper sur nous-mêmes.

Les trois sœurs Sarrazin, Hermine, Cassandra et Catherine, venaient à peine de descendre du train qu’elles ergotaient déjà à savoir dans quel hôtel s’installer durant leur séjour dans la ville de Québec.

Catherine ne voyageait presque jamais. Cassandra gardait un bon souvenir d’une récente visite à l’hôtel du Lion d’Or. Quant à Hermine, elle tenta d’imposer à ses sœurs le Mountain Hill House, dans la côte de la Montagne:

— Nous venons souvent à Québec, David et moi, et chaque fois nous descendons au Mountain Hill House, un endroit sympathique et très confortable.

— Avoue que tu n’accompagnes plus ton mari à l’hôtel, dit Cassandra, depuis une certaine nuit, après le bal à la Citadelle de Québec. Je ne comprends pas ce qui te pousse à nous emmener dans un endroit qui devrait te rappeler de si pénibles souvenirs.

— Moi, dit Catherine, je suis prête à descendre dans n’importe quel hôtel, à condition que ça ne tarde pas. Je porte de nouvelles bottines qui me font mal aux pieds. J’ai hâte de mettre mes vieux escarpins.

— Je propose le Lion d’Or, dit Cassandra. Il y a de la vie. Les lits sont moelleux et la table est pleine de promesses.

— Le Lion d’Or? Quelle idée! Ça pue la pipe et le cigare, lança Hermine. C’est le repaire des aventuriers et des maraudeurs. Nous risquons d’être violées dans un endroit pareil.

— Tu ne dois pas craindre d’être violée… avec tes doubles crinolines et tes dessous en crépon.

— Nous devons absolument éviter ce lieu mal famé, ajouta Hermine sur un ton dédaigneux.

— Qu’en sais-tu? Tu n’y es jamais allée.

— Les gens que nous fréquentons à Québec nous ont déjà mis en garde contre la clientèle dévergondée de cet hôtel.

— Soit! Allons au Mountain Hill, dit Cassandra pour en finir avec cette chamaillerie inutile.

Les trois sœurs hélèrent un cocher de poste à la gare et roulèrent dans une magnifique calèche jusqu’à l’hôtel de la côte de la Montagne, où Catherine put enlever ses bottines inconfortables. Cassandra fit contre mauvaise fortune bon cœur et se félicita, après coup, d’avoir choisi un compromis qui accommodait tout le monde. Hermine, l’aînée du clan Sarrazin, bomba le torse. En imposant son choix de l’hôtel, elle venait d’exercer son droit de première née.

Pour Cassandra, cette indomptable libertaire, le choix de l’hôtel avait peu d’importance. Elle était à Québec pour vingt-quatre heures et n’avait pas de plan précis pour meubler de distractions captivantes l’unique nuit qui l’attendait dans cette ville qui se couchait trop tôt. Elle accompagnait ses sœurs sur l’invitation du président de l’Assemblée législative de Québec, qui avait fait parvenir à chacune d’elles un carton officiel.

Le président de l’Assemblée législative de Québec

L’honorable Saxton Campbell Würtele

invite madame Cassandra Sarrazin

à une visite guidée du nouvel hôtel du Parlement de Québec

le 26 avril l884.

Prière de vous présenter après deux heures de l’après-midi.

Vous êtes invitée à assister à l’ouverture de la huitième session de la sixième législature qui se tiendra immédiatement après la visite.

Les sœurs Sarrazin ne devaient aucunement à leur renommée, et encore moins à leur engagement politique, l’insigne honneur de recevoir une telle invitation. C’était plutôt l’œuvre du parrain de Catherine: le curé Labelle, cet infatigable lobbyiste abonné à tous les partis et inlassablement actif à Québec et Ottawa. À l’occasion de la première session parlementaire à se tenir dans l’hôtel du Parlement nouvellement construit, le président Campbell Würtele avait invité en toute solennité le curé de Saint-Jérôme et lui avait demandé de dresser la liste des personnes dont il aimerait se voir entouré en cette occasion. «Les petites filles Sarrazin» et sa «mouman» constituaient pour Labelle son unique famille, condamné qu’il était à une chasteté temporelle inviolable et ainsi privé, forcément, de toute descendance.

Le curé n’avait pas été du voyage à Québec avec le clan Sarrazin. Il y était déjà depuis trois jours, à l’Albion Hotel, édifice de style Tudor et au personnel d’une courtoisie toute écossaise. Labelle aimait bien cet endroit où il avait la permission de fumer la pipe à table, de même qu’au tea break. Il en avait aussi profité pour multiplier les rencontres avec les fonctionnaires et les ministres afin de s’assurer que ses projets étaient traités en priorité, notamment celui du chemin de fer des Cantons du Nord.

Les invitées du curé de Saint-Jérôme arrivèrent au rendez-vous un peu avant l’heure. Elles renvoyèrent le cocher de l’hôtel et restèrent un long moment à admirer le nouveau Parlement: un monumental édifice en pierre érigé sur une colline, à l’extérieur de la ville.

— Cet hôtel a bien mauvaise mine, isolé comme ça en pleine campagne, dit Catherine.

— Il ressemble plutôt à un hospice pour malades, ajouta Cassandra.

— Tu seras toujours aussi bête, ma pauvre sœur, conclut Hermine.

Coiffées de fleurs et de rubans, les trois sœurs empruntèrent une large allée en forme de croissant qui conduisait au Parlement. Elles étaient ravissantes dans leurs longs manteaux en serge noire qui cachaient des robes en mohair damassé de couleurs pastel. Un membre du service du protocole les accueillit:

— Bienvenue, mesdames. Mon nom est Emmanuel et je serai votre cicérone tout au cours de la journée.

Le guide monta sur la troisième marche de l’immense escalier qui s’échappait du hall d’entrée puis s’adressa aux visiteuses. Il raconta avec une prodigalité de détails toute l’histoire de la construction de l’édifice inauguré cinq mois plus tôt. Après quoi, il invita les visiteuses à le suivre le long des corridors qui faisaient le tour de l’immeuble. Une forte odeur de térébenthine, des parquets bétonnés, des carreaux éparpillés et d’autres scellés à la diable rappelaient que les travaux de finition n’étaient pas parachevés.

— Monsieur Cicérone, dit Catherine, est-ce que…

— Appelez-moi Emmanuel, dit le guide.

— Pardon! Je voudrais savoir combien il y a de chambres dans l’hôtel du Parlement?

— Personne ne dort ici… si on peut dire. Ce sont uniquement les bureaux des élus et des fonctionnaires.

— C’est dommage, dit Cassandra, je m’accommoderais très bien d’une belle chambre, côté jardin.

— Je ne sais pas où tu vois un jardin, dit Catherine en souriant. L’hôtel ressemble à une rallonge de bâtiments dans le pré de la Chouette-à-Colon.

— J’ajouterai, sans vouloir vous offusquer, précisa Emmanuel, que monsieur Taché, à qui on doit les plans de l’édifice, s’est largement inspiré de l’agrandissement du musée du Louvre, à Paris.

— Pauvre Catherine, t’es pas sortable! Après, tu te demanderas pourquoi tu passes pour une habitante.

Avec une componction toute protocolaire dans la voix et le geste, Emmanuel souligna aux trois sœurs la solennité de ce jour qui marquait l’ouverture de la huitième session de la sixième législature. Il ajouta diverses références historiques et réglementaires afin de préciser les concepts de «session» et de «législature». Catherine brûlait de poser des questions, mais elle se ravisa au dernier moment de crainte d’être traitée, encore une fois, d’habitante.

Le guide accompagna les trois sœurs dans la galerie de l’Assemblée législative, réservée au public. Au bénéfice des visiteuses, Emmanuel identifia les principaux membres du Parlement, puis il indiqua d’un large geste de la main les fauteuils du pouvoir et ceux de l’opposition.

Soudain, deux parlementaires, de chaque côté de la Chambre, se dirigèrent vers l’entrée principale.

— C’est le premier ministre, l’honorable Ross, et le chef de l’opposition, Honoré Mercier, qui vont ensemble accueillir un hôte d’honneur, expliqua Emmanuel au moment où les larges portes de l’Assemblée s’ouvraient pour laisser apparaître l’invité de marque.

— Mais… c’est mon parrain, le curé Labelle! s’écria Catherine, debout dans la galerie, les deux bras levés.

— Baisse le ton! l’enjoignit Hermine. Tout le monde te regarde.

Les deux politiciens accompagnèrent l’apôtre de la colonisation jusqu’à un somptueux fauteuil d’apparat installé à la droite du trône. C’était le jour de gloire du curé de Saint-Jérôme. De ce colosse aux traits rudes se dégageait une gravité enfantine. Il ne savait trop s’il devait se lever ou demeurer assis lorsque le très honorable Louis-François Masson, lieutenant-gouverneur du Québec, ferait son apparition en Chambre dans son costume de gala: tunique blanche et bleue passementée de cordons dorés, culotte blanche et bas blancs, souliers noirs à pompons. Qu’à cela ne tienne! Avec ses trois cents livres, ce brave curé de campagne demeurerait assis, peu importe le protocole.

Le représentant de la reine, suivi de son aide de camp, monta sur le trône, puis de son siège prononça le rituel discours officiel. Ses premiers mots furent un vibrant hommage à l’apôtre de la colonisation. Il rappela le courage et la générosité du curé Labelle pour mener à bien une œuvre exigeante et souvent ingrate.

Puis ce fut au tour du député de comté de Terrebonne, Guillaume-Alphonse Nantel, de souligner les principales étapes de la vie d’Antoine Labelle. Il évoqua les pressions du curé de Saint-Jérôme auprès des fonctionnaires et des ministres afin de faire adopter par les deux Chambres le droit d’utiliser la séduction des jeux du hasard et de créer un sweepstake à des fins charitables, connu dans toute la province sous l’étiquette de «Loterie nationale de monsieur le curé Antoine A. Labelle». Puis le député acheva son discours sur ces mots:

— Plutôt que de ruminer des connaissances qui ne font que des carrières, le curé Labelle a engagé des actions qui font des destins.

À ces mots, une ovation frénétique s’éleva de l’Assemblée législative, rattrapa la tribune des représentants de la presse et gagna les galeries du public.

La lettre de Mercier à Nantel avait décidément porté ses fruits.

Une heure plus tard, le gotha politique, social et culturel de Québec était réuni dans la salle du Conseil législatif en train de glorifier l’œuvre du curé Labelle dans les hauts chemins du Nord. Il y avait là le premier ministre, le chef de l’opposition et son entourage, le triumvirat des sœurs Sarrazin, les députés bleus et rouges, les conseillers législatifs, deux peintres, un pianiste inconnu et un poète incognito. Tout le monde se pressait autour du héros de l’heure pour sabler le champagne ou le jus de pomme. Les petits fours circulaient discrètement afin de contourner les pique-assiettes, mais Labelle les attrapait au passage et se créait des provisions au cas où la soirée serait longue. Il n’avait pas eu le temps de déjeuner à sa faim.

L’ego du curé de Saint-Jérôme était encore plus gros que son anatomie. L’hommage qu’il vivait en ce jour s’engloutissait en lui-même et l’homme des montagnes du Nord, à jamais comblé par tant d’honneurs, se délivrait de toutes les ingratitudes des colons dont aucun mot, aucun geste, ne pourrait effacer les délices infinies de cette journée mémorable.

Hermine bouscula les quelques personnes qui s’attroupaient avec trop d’insistance autour de Labelle et lança de sa voix coupante:

— Excusez-moi… Je vous en prie… Monsieur le curé, s’il vous arrive de passer une soirée à Montréal, nous aimerions vous inviter à l’un de nos salons littéraires. Vous viendrez nous entretenir de votre œuvre magnifique.

— N’y allez surtout pas, intervint Cassandra en se glissant auprès de Labelle. Vous seriez assommé de babillages littéraires caquetés par de vieilles filles friandes de romans à l’eau de rose. Ces salons sont d’un ennui mortel.

— Je vous en prie, ma sœur, ne vous mêlez pas de ça. Occupez-vous plutôt des fréquentations douteuses et des nuits indécentes de votre salon de thé oriental.

Ces derniers mots ne tombèrent pas dans l’oreille d’un sourd. Ernest Bigot, petit homme à l’allure ténébreuse, un peu voûté dans la démarche mais toujours élégant, l’œil malicieux et champion de la bagatelle, s’approcha tranquillement de Cassandra:

— Madame, quel heureux hasard! J’aime le thé oriental et les nuits gaillardes. Je me présente: Ernest Bigot, confident attentif et discret des hommes politiques, ami et grand argentier du chef de l’opposition, Honoré Mercier. Venez, je vous le présente.

— Holà! Monsieur, votre insolence m’intrigue, je l’avoue, mais votre audace me rebute.

— Allons, ce n’est pas sérieux. Ce n’est qu’un jeu sans intentions malveillantes, une simple entrée en scène. Vous êtes ravissante et vous avez le sens de la réplique. J’avais tout simplement envie que la pièce commence.

— Soit! Les trois coups sont frappés. Le rideau est levé. Poursuivez votre tirade.

— Mon entrée en scène manquait de retenue, je le confesse. Si je vous ai offensée, oubliez ce que j’ai dit.

— Pas du tout! Vous vous êtes présenté avec assurance. Une chose, pourtant, a éveillé ma curiosité: un grand argentier, comme vous avez dit, ça fait quoi?

— Ça brasse de l’argent! Dans la religion politique, l’argent prend la place de la prière, parce que des élections, ça ne se gagne pas avec des prières. Le grand argentier est une sorte de ministre des Finances. À ce titre, il se doit d’amasser de l’argent en sollicitant des dons volontaires et, si nécessaire, des contributions imposées. L’argent est versé dans les coffres du parti politique et ne doit servir qu’à prendre le pouvoir. C’est le rôle que j’exerce auprès de mon ami Mercier.

— Est-ce que ça représente beaucoup d’argent?

— Énormément!

— Allez, présentez-moi à votre ami!

Le curé Labelle aperçut Arthur Buies parmi les invités. Son imagination se ranima au souvenir, pas très lointain, du temps où le fougueux journaliste et écrivain était son secrétaire. La plume acérée du pamphlétaire soulevait, parfois, de virulentes querelles, mais elle servait toujours une noble cause. Ces dernières années, Buies s’était consacré à parcourir les régions du Québec et à écrire des monographies sociales et économiques. Labelle se fraya un chemin jusqu’à lui et le prit par le bras:

— Dis donc, Arthur! As-tu déjà pensé à revenir à Saint-Jérôme? J’aurais grandement besoin de quelqu’un comme toi pour faire la propagande, comme autrefois, de la colonisation des Cantons du Nord.

— Pas en ce moment! Je suis en train de découvrir le Québec pour mieux le décrire. Quand j’ai quitté Saint-Jérôme, nous avons discuté de toutes ces questions-là. Depuis, mon destin a pris le large. Il va bientôt s’échouer sur les battures du mariage avec la meilleure des femmes, Marie-Mila. Il ne serait pas convenable que le secrétaire du curé Labelle habite au presbytère avec une femme, même si c’est son épouse. Ça ferait jaser dans les cantons.

— Emparcas! Viens me voir à Saint-Jérôme, un de ces jours. On peut, pour un temps, se passer d’un secrétaire, mais jamais d’un complice avec qui on a scellé une longue amitié.

— Pour moi, c’est une amitié enrichie des honneurs que le Parlement vous a réservés aujourd’hui.

— Bah! Il est plus facile de décrocher des honneurs que de les mériter.

Les deux hommes se séparèrent et Labelle retourna à la réception, plus par politesse que par plaisir. Ses trois cents livres lui pesaient aux jambes et il était las de répéter la même chose à chaque invité. Honoré Mercier et ses acolytes avaient déjà quitté les lieux depuis un bon moment, et le clan Sarrazin se demandait où était passée Cassandra.

Labelle prit congé des invités qui traînaient dans la salle du Conseil législatif et recommanda à Hermine et Catherine de rentrer à leur hôtel pendant que les cochers à la porte du Parlement étaient encore là.

— Nous ne pouvons pas partir avant d’avoir retrouvé notre sœur, dit Hermine.

— C’est inutile, dit Catherine, je l’ai vue s’en aller, il y a plus d’une heure, au bras d’un petit homme bossu.

— Un bossu! Quelle idée!

— Votre sœur doit déjà être rentrée, ajouta le curé de Saint-Jérôme en voulant se montrer rassurant. Je vous souhaite le bonsoir. Il se fait tard et j’ai les pieds qui commencent à gémir sous mon poids.

À mi-hauteur de l’escalier qui menait à la sortie, Labelle arriva face à face avec une grosse femme enveloppée dans de larges jupes qui dépoussiéraient toutes les marches sur son passage. Elle portait un chapeau vert en forme de casserole posé sur des cheveux graisseux relevés en chignon.

— Vous, ici? Qu’est-ce que vous me voulez encore? dit Labelle d’un ton courroucé.

— Vous le savez très bien, dit la femme au chapeau vert. Cessez de faire l’innocent. Il y a longtemps que je vous demande de passer à l’action. Tant que vous n’aurez pas promis d’agir, vous me trouverez sur votre chemin.

— Je vous ai répété cent fois que vous perdez votre temps.

— Et vous, vous risquez de perdre votre réputation si vous ne faites pas ce que je vous demande. Voici un message qui vous rappellera ce que vous devez faire, dit la femme en tendant au curé une petite enveloppe blanche.

— Voilà ce que j’en fais de votre message! dit Labelle en déchirant l’enveloppe sans l’ouvrir.

— Un autre entêtement inutile! Je vous ai déjà expédié le même message, par la poste, à Saint-Jérôme.

— Foutez-moi le camp! Et que je ne vous revoie plus!

Ces éclats de voix parvinrent jusqu’à Hermine et Catherine, qui arrivaient subrepticement derrière le curé Labelle.

— Que se passe-t-il? demanda Hermine.

— Rien, rien du tout! répliqua le curé. Venez, nous avons juste le temps d’attraper les derniers cochers.

Le lendemain matin, au Mountain Hill House, Cassandra n’était pas au rendez-vous du petit-déjeuner. Hermine s’informa à la réception de l’hôtel: la clef de la chambre 65 était toujours à son clou.